Chapitre 3
Bonneau vint réveiller Aila le lendemain matin.
— Prête ?
Elle hocha la tête, tandis qu’il tirait de son pourpoint quatre lettres qu’il lui tendit.
— Tu as raison et je te soutiendrai jusqu’au bout.
— Merci, dit-elle simplement.
Habillée, elle sortit dans la cour où son oncle l’attendait. Ils partirent ensemble, sans échanger le moindre mot. Juste sur le point de parvenir au champ d’entraînement, il rompit le silence :
— Tu ne disposeras que d’une seule arme personnelle. J’ai préparé ton kenda et je te le donnerai le moment venu.
Elle hocha la tête, puis ils se mêlèrent à la foule impatiente, avant de rejoindre les autres concurrents. Arrivée parmi les élèves de Barou, Aila sentit leurs yeux sur elle, mais elle perçut moins d’hostilité que ce qu’elle escomptait. Elle soutint tous les regards qu’elle croisa, se gardant d’afficher la moindre lueur de défi. Elle attendait juste la suite des événements.
Le son d’un cor retentit et le silence s’installa dans l’assemblée. Elieu prit la parole :
— Les joutes se poursuivent aujourd’hui entre les onze meilleurs combattants sélectionnés par Barou. Je vous rappelle les noms des gagnants de la course d’hier : Émelin Gingon, Arist…
Aila intervint :
— Monseigneur !
Elieu s’arrêta, tandis que tous les regards se focalisaient sur elle.
— Je sollicite la faveur d’être réintégrée à la première place qui était la mienne.
Le châtelain, gêné, se tourna vers le maître d’armes qui ne bougea pas.
— J’entends votre demande, Aila, mais je ne puis y répondre favorablement, n’ayant pas obtenu l’assentiment de votre père.
Aila affronta Barou, lui adressant directement la parole :
— Barou, que vous le vouliez ou non, je participerai à cette joute. Je vous offre la liberté de me laisser concourir en me donnant votre permission ou celle de souffrir parce que vous ne me l’accorderez pas. Que choisissez-vous ?
L’intransigeant maître d’armes conserva la même fixité.
— Très bien, vous empruntez la route la plus douloureuse. Que tous ici soient témoins du fait que j’ai cherché à vous épargner ! Par les fées, je fais appel à une loi ancienne et encore en vigueur, le « Patrico Determago », je désire changer de père !
Autour d’elle, l’assistance s’anima. Rares étaient les gens qui avaient entendu parler de cette loi, mais Barou, oui. Pour la première fois de sa vie, il tourna son visage incrédule vers la jeune fille et croisa brièvement son regard avant de s’en détourner. Le mage du roi, l’homme à la barbe blanche, intervint, tandis que les murmures de la foule se calmaient.
— Je suis le mage Orian. Je connais cette loi et je détiens le pouvoir de la faire appliquer. Sais-tu les documents que tu dois me fournir ?
Serrant les dents pour ne pas trembler, Aila répondit :
— Oui, mage royal. J’ai besoin de quatre témoignages de proches qui allèguent que celui qui m’a donné la vie ne m’a pas aimée, ne m’a pas protégée et qu’il n’a jamais participé en aucune façon, pas même financière, à mon éducation.
— Je vois que tu connais la loi, Aila Grand. Ta mère est décédée aujourd’hui, et tu n’ignores pas que, parmi les quatre déclarations, il me faut la sienne qui dénonce le comportement de ton père actuel ?
Aila se maîtrisa davantage tant elle sentait la tension lui étouffer la poitrine, mais elle tint bon.
— Je le sais, mage royal. Elle était au courant et avait écrit ses dernières volontés, avant sa mort, en présence de témoins qui pourront tous confirmer sa validité.
— Elle ment ! hurla Barou.
Subitement, il perdit le contrôle de la situation et explosa :
— Elle ment ! Jamais ma femme ne m’aurait trahi de la sorte ! Jamais !
Le regard sévère d’Orian l’invita à se reprendre, ce qu’il réussit au prix d’un effort considérable.
— Apporte-moi les documents, jeune Aila.
Portée difficilement par ses jambes, elle s’avança vers lui, saisit les lettres dans son gilet, puis les tendit au mage.
— Sais-tu également qu’en changeant de père, tu renonces définitivement toute prétention sur l’héritage auquel tu aurais pu légitimement prétendre ?
— Non, je l’ignorais, mais ma détermination n’est en rien modifiée.
— Et que ton frère deviendra ton cousin ? poursuivit Orian.
Elle ne l’avait pas réalisé non plus.
— Qu’importe, frère ou cousin, ce qui compte est ce que nous partagerons.
Étrangement, perdre son unique frère constitua ce qui lui coûtait le plus…
— Que les autres témoins avancent vers moi !
Hamelin et Mélinda se regardèrent avant de se rapprocher du mage royal, tandis que Bonneau fendait la foule vers Aila. Tous jetèrent un coup d’œil plus ou moins rapide vers Barou dont la colère s’amplifiait visiblement.
— Présentez-vous, je vous écoute.
Bonneau prit la parole :
— Je m’appelle Bonneau Grand, le frère de son père. J’assistais sa mère lors de la rédaction de sa lettre. Je soutiens la requête d’Aila. Je certifie que son père n’a jamais aimé, protégé sa fille ou subvenu à ses besoins. Je suis le premier témoin.
Mélinda lui succéda :
— Et je suis le second. J’appuie la demande d’Aila. En tant que châtelaine du comté d’Antan, je me tenais aux côtés de mon amie quand elle a rédigé cette lettre. Je confirme que son père n’a jamais aimé, protégé sa fille ou subvenu à ses besoins.
Barou se décomposait au fur et à mesure que sa colère tombait, muée en incompréhension totale. Hamelin termina :
— Je suis le troisième témoin. Comme mage de ce château, je fus présent lors de la rédaction de la lettre par sa mère. Je supporte Aila dans sa requête. J’atteste que son père n’a jamais aimé, protégé sa fille ou subvenu à ses besoins.
Le mage royal hocha la tête gravement.
— J’ai entendu vos témoignages. Je n’ai plus qu’à vous donner lecture de la lettre de la défunte :
Moi, Efée Grand, mère d’Aila Grand et épouse de Barou Grand, soutient la requête de ma fille Aila contre son père. J’affirme que son père n’a jamais aimé, protégé sa fille ou subvenu à ses besoins.
Barou secouait la tête, les épaules affaissées. Le mage royal se tourna vers lui.
— Barou Grand.
Le frère de Bonneau leva vers lui des yeux dévorés de chagrin.
— Vous êtes un grand homme dont le courage et la valeur sont reconnus de tous et vous avez su gagner l’estime de chacun par votre bonté. Même le meilleur d’entre nous peut commettre une erreur et il apparaît indubitablement que vous en avez accompli une envers votre enfant. Sa demande soutenue par celles de quatre témoins, dont sa mère, votre femme, me paraît légitime et j’accède à sa requête.
Il se tourna vers la jeune fille.
— Damoiselle Aila, je vous libère de la tutelle de Barou Grand. N’étant pas majeure, je me dois de vous trouver un autre père. Avez-vous choisi une personne ou dois-je me substituer à vous ?
Elle pivota vers Bonneau et reprit, la voix tremblante :
— Mage royal, ma mère m’a confiée à mon oncle qui, depuis, m’a apporté tout ce qu’un père doit donner à ses enfants : l’amour, l’attention, le partage. Il a subvenu seul à mon éducation et tout ce que je possède aujourd’hui, ce sont ses mains et son cœur qui me l’ont offert. S’il y consent, je le voudrais comme père, car c’est la meilleure personne que je connaisse.
Elle se rapprocha de Bonneau qui lui sourit, avant de se tourner vers Orian.
— Mage royal, je me suis occupé de cette jeune enfant depuis sa naissance et je l’ai élevée depuis la mort de sa mère. La vie ne m’a jamais offert de plus beau cadeau, j’accepte avec joie de devenir ce que j’ai toujours été pour elle : son père.
Orian les regarda.
— Alors, qu’il en soit ainsi ! De par les fées, je déclare solennellement qu’Aila Grand, fille de Barou Grand n’est plus. Aujourd’hui, elle devient Aila Grand, fille de Bonneau Grand. Cette décision sera consignée dans les registres du château et validée par les signatures et cachets d’Hubert et d’Avelin d’Avotour, fils du roi Sérain d’Avotour, ici présents.
Bonneau prit sa fille dans ses bras, tandis qu’un tonnerre d’applaudissements retentissait tout autour d’eux. Les combattants de Barou se sentaient mal à l’aise. Fidèles à leur maître d’armes, ils avaient compris, pour la plupart, le message du mage : même le meilleur des hommes pouvait se tromper… C’était l’erreur de Barou, sûrement la seule et l’unique, mais de taille et il devait l’assumer.
— Reprenez, sire Elieu. Nous ne devons plus accumuler de retard, intervint Hubert.
— Bonneau, acceptez-vous que votre fille participe aux joutes ?
Le nouveau père d’Aila éclata de rire :
— Il ne manquerait plus que je dise non ! Je la forme à cela depuis son plus jeune âge ! Alors oui ! Mille fois oui !
Une salve d’encouragements ponctua ses propos. D’une façon bizarre, la journée la plus difficile de la vie d’Aila devenait celle de sa consécration. La tension était retombée, elle se sentait toute à la fois vidée et apaisée. Elle appréciait l’engouement de la foule à son égard, toute à sa joie que Bonneau fût enfin son père et surtout que tout fût terminé. Une ombre passa sur son cœur quand elle pensa à Aubin. Pourvu qu’elle ne le perdît pas… Elle leva la tête, le cherchant des yeux sans l’apercevoir. Barou avait également disparu. Mélinda et Hamelin se rapprochèrent d’elle et de Bonneau pour les féliciter, leurs expressions mélangeant résignation, tristesse et gaîté…
Elieu se racla la gorge pour reprendre contenance :
— Voici donc, dans l’ordre, les cinq cavaliers vainqueurs de la course d’hier : Aila Grand, Émelin Gingon, Aristide Héran, Aubin Grand, Aimé Faller. Ils vont rejoindre leur équipe, celle des meilleurs combattants qu’Avotour n’ait jamais formés et prouver leurs valeurs. Les joutes seront réparties sur les épreuves suivantes : tir à l’arc sur cibles fixe et mouvante, duels à l’épée, puis au corps à corps et, enfin, avec un instrument de combat de votre choix. Nous avons imparti un temps limité à certaines d’entre elles. Vous devrez démontrer votre résistance, votre maîtrise des armes, votre aptitude à vous défendre et à attaquer. Commençons par la première avec le tir sur cible fixe. Que les meilleurs gagnent !
Le groupe d’adversaires partit vers le pas de tir. Ils se placèrent par ordre d’arrivée, tandis qu’Aila, traînant en arrière, cherchait Aubin des yeux sans le trouver. Son cœur frémit. Par sa faute, il allait rater le début de la joute…
— Qui manque à l’appel ? questionna Hubert après un rapide décompte des présents.
— Aubin Grand, le fils de Barou, répondit Elieu.
— Alors, nous débuterons sans lui, reprit le prince.
— Non ! S’il vous plaît ! Sa situation mérite attention… Donnez-lui une chance d’arriver ! Peut-être pourrions-nous envoyer une personne le chercher, supplia Aila.
Le regard froid du prince se posa sur elle quand une voix leur parvint, détournant Hubert des mots qu’il allait prononcer.
— Inutile, me voici. Me permettez-vous de participer malgré mon retard, Prince Hubert ?
— Installez-vous. Que le tournoi commence !
Aila ressentit un immense soulagement en entendant Aubin, mais un coup d’œil lui suffit pour comprendre que plus rien ne serait comme avant : il lui tournait ostensiblement le dos. Sa vie avait vraiment basculé en ce jour. À quelles autres conséquences, ignorées aujourd’hui, allait-elle devoir encore faire face demain ? Elle chassa ses préoccupations pour se concentrer. Elle excellait au tir à l’arc et rien ne devait la distraire. Parmi les concurrents, qui donc jugeait-elle susceptible de lui poser des problèmes ? Aubin, naturellement, l’un des meilleurs dans cette discipline, elle n’oubliait pas qu’il lui avait appris à tirer et offert son premier arc. Figuraient aussi Aristide Héran et Aimé Faller dans les gagnants de la course, mais la proportion d’archers de valeur baissait chez les nouveaux exceptés Adam Meille, Tristan Karest et Pardon Juste peut-être. Les autres n’accompliraient pas de miracles, elle le tenait désormais pour acquis. Son tour approchant, Aila fixa son attention sur la cible, occultant toute distraction. Les résultats des concurrents précédents étaient tout à fait ceux escomptés, excepté la découverte d’un adversaire de taille inattendu : Pardon Juste avait plus que brillé… Il serait un rival intéressant sur des cibles mobiles.
Enfin, son tour arriva pour le premier test : cinq cibles de plus en plus éloignées et une flèche pour chacune d’entre elles. Dans cette épreuve non minutée, Aila prit son temps. Elle encocha sa première flèche, inspira et expira longuement, banda son arc et lâcha la corde. Elle suivit du regard la trajectoire de son trait et sourit quand il se planta au milieu du cercle. Les quatre suivantes réussirent leur parcours vers le cœur des cibles, sans l’ombre d’un écart. Deuxième test : cinq carrés de la largeur d’une main, placés à des hauteurs différentes et toujours cinq essais. Là encore, l’épreuve ne lui posa aucun problème. Cependant, son ultime flèche légèrement décentrée la mécontenta. Elle se promit d’accroître sa vigilance, ce genre de détail pouvait coûter une victoire… Aubin, le dernier à passer, réussit avec une facilité déconcertante, prouvant une fois de plus son excellence au tir à l’arc.
Pour la joute suivante, les concurrents se partagèrent en deux groupes, tirant une pièce de bois coloré dans un chaudron. Deux personnes de jetons de même couleur se retrouvaient à combattre ensemble. Pour son plus grand désespoir, Aila tomba sur Hector Plantu, un jeune homme gigantesque : pas loin de deux mètres de haut, des muscles en acier et une tête d’idiot du village qui ne lui rendait pas justice. Elle l’avait souvent observé et connaissait son unique défaut : il n’en présentait aucun. Néanmoins, le fait qu’elle évitait le combat contre Aubin la soulagea sincèrement, c’était déjà ça. Elle profita du temps qui lui restait avant la rencontre avec Plantu pour analyser tous ceux qui combattaient et ainsi parfaire ses connaissances sur chacun d’eux. Elle repérera la fragilité d’Aimé Faller dans la protection de son flanc droit, les enchaînements bien rodés d’Adam Meille qui alternait attaques et parades, rehaussées par une inventivité débridée, lui permettant de s’en sortir facilement. Elle engrangea tous ces petits détails avec minutie, prête à les utiliser, le cas échéant…
Quand vint son tour contre Hector Plantu, Aila pensa que limiter les dégâts représentait la meilleure solution, à moins que… Ils se placèrent face à face et, dès le signal du départ, elle entreprit de faire tournoyer son épée au-dessus d’elle, guettant la réaction de Plantu. Elle observait le mouvement de ses yeux, tandis que le sifflement de son arme rythmait le combat à peine commencé. Dès que la lame passa derrière la tête d’Aila, il se fendit pour attaquer, mais elle avait déjà anticipé sa manœuvre et, pivotant sur elle-même, tout en se déplaçant, elle le frappa sur le flanc gauche. Poursuivant sur sa lancée, elle se dressa dans son dos, l’obligeant à se retourner pour se retrouver face à elle. Les yeux d’Hector Plantu jetaient des éclairs. Pas le moindre instant il n’avait pensé que cette fichue gamine pourrait le toucher et il en fulminait de rage et de dépit. Comme Aila l’espérait, il avait péché par excès de confiance, lui dévoilant la brèche dans laquelle elle s’était aussitôt engouffrée. Comme quoi sous-estimer un adversaire que l’on n’avait jamais vu combattre affaiblissait la capacité de défense. En dépit de son assaut réussi, en face de l’excellent épéiste qu’elle affrontait, Aila se contenta de résister vaillamment jusqu’aux dernières minutes du combat. Ce fut alors qu’une idée folle surgit dans son esprit… Elle évalua la hauteur du grand gaillard, la dureté du terrain, l’élasticité de sa lame et réfléchit à la façon de la planter dans le sol pour s’en servir comme de son kenda. Elle allait tenter le coup, jouant à quitte ou double. Cinq pas d’élan pour se rapprocher de Plantu, enfoncer l’arme, mais pas trop et s’appuyer dessus pour s’élever dans les airs dans un saut pendant lequel elle pivota modérément. « Surtout ne lâche pas l’épée ! », songea-t-elle, comme une prière. Elle sentit quand la lame résista pour ressortir du sol dans lequel elle s’était plantée, puis le moment où, enfin, elle céda à l’action exercée sur elle. Aila resserra sa prise sur le pommeau tout en maîtrisant son mouvement pour parvenir sur les épaules de Plantu, alors que l’acier se dégageait de la terre sans trop déséquilibrer son envol. Son adversaire se retrouva soudainement chevauché par la jeune fille, le tranchant sur la gorge, tandis que le gong de fin retentissait. Aila lâcha son arme et descendit avec souplesse des épaules du perdant. Il lui jeta, cette fois-ci, un regard haineux et s’en fut, dédaignant la main qu’elle lui tendait pour le salut rituel.
— Concurrent Plantu, recommanda sèchement Avelin, je vous invite à aller saluer votre partenaire comme vous le devez.
Plantu oscilla l’espace d’un instant avant d’obéir à son prince, retournant donner une poignée de main, la plus brève possible, à Aila qui demeura impassible.
— Concurrent Plantu, intervint à nouveau Avelin, inutile de vous représenter aux joutes suivantes, je vous raye dès maintenant de la liste des participants. Pour moi, il est hors de question de prendre un combattant qui ne respecte pas son adversaire, ne serait-ce que pour son adresse…
Hector Plantu, rouge de honte, hocha la tête, puis s’inclina en s’éloignant, penaud.
— Ultime épreuve de la matinée au pas de tir ! informa Elieu.
Aila soupira. Encore une ce matin…, et la dernière avant de manger, fantastique !
Le tir sur cible mobile ne fut qu’un jeu d’enfant pour Aila. Elle adorait cette traque subtile qui mettait tous ses sens en alerte, qui sollicitait au maximum la finesse de son oreille et son acuité visuelle. Elle jubilait de bonheur et cette joute renforçait son impression de se dédoubler, comme si elle captait le moindre son et détectait le mouvement le plus infime… Là encore, elle observa les concurrents : Aubin et Pardon ressortaient parmi les meilleurs. Ensuite, le déjeuner apporta une coupure bienvenue pour tous. Elle rejoignit la tente dans laquelle les repas étaient servis. Ne se sentant pas à sa place avec les élèves de Barou, son assiette remplie, elle s’écarta d’eux pour manger son contenu. Elle entrevit la silhouette d’Aubin, mais ne leva pas la tête vers lui. Elle voulait encore conserver l’espoir de demeurer son amie à défaut d’être sa sœur ou sa cousine… Elle avait suivi les résultats des joutes et, ravie, elle constata qu’Aubin restait bien placé dans la course. Parmi les gagnants potentiels, les noms d’Adam Meille, de Tristan Karest et de Pardon Juste revenaient souvent dans les conversations. Aila entendait peu le sien, car aucun élève de Barou n’oserait la considérer comme un possible vainqueur sans faire offense à son maître d’armes. Au final, probablement à cause de sa présence trop proche, les discussions paraissaient gênées ou devenaient des murmures alors elle préféra s’éloigner un peu plus.
Un instant, peut-être à cause de la tension vécue et de la fatigue, Aila eut envie de fuir toute cette animation, mais, maintenant qu’elle avait tapé du pied dans la fourmilière, elle se devait d’aller jusqu’au bout. Toutefois, elle ne savait plus si tout ce qu’elle avait désiré en valait vraiment la peine. Elle regarda autour d’elle. Tous les villageois participaient à la fête : enjoués et rieurs, ils pariaient vraisemblablement sur les vainqueurs possibles, jouaient et perdaient tout aussi sûrement. Elle parcourut les visages de ceux qu’elle croisait, un mélange de têtes connues au milieu d’étrangères. La joute avait dû déplacer des gens de très loin. Se fondre parmi eux, disparaître sans laisser de trace, devenir une personne comme les autres, anonyme, quelle tentation… Levant les yeux, elle regarda son château, ceint de murailles imposantes, qui dressait son donjon avec fierté vers le ciel, et réalisa à quel point elle l’aimait. La perspective de sa sélection signifierait qu’elle quitterait tout ce qui avait constitué sa vie jusqu’à présent, et son cœur se gonfla de tristesse à cette éventualité. D’un autre côté, peut-être cela lui permettrait-il de tout reprendre à zéro, de devenir une autre que la fille ignorée du plus grand héros d’Avotour. Sauf si, malheureusement, sa réputation s’étendait au-delà des frontières d’Antan… Égarée dans ses idées, une voix la ramena dans le présent.