Chapitre 2-2

2729 Words
Son oncle frotta son visage avec ses mains qu’il croisa ensuite à la hauteur de son menton : — C’est, comment dire…, compliqué. En fait, je crois que nous avons joué de malchance. Efée est née en Melbour. Éprise de liberté, elle était le garçon manqué de la famille. Un matin, elle décida de passer sa journée à cheval avec un homme de son père censé la surveiller, elle devait avoir une dizaine d’années. Ce fut la fumée qui les alerta de loin qu’un événement anormal se produisait. Ils revinrent sur place à bride abattue ; trop tard, d’immenses flammes avaient englouti le château familial et toute sa famille avait brûlé vive. Ce fut un des premiers méfaits hagans qui déboucha sur les grandes batailles. Ce jour-là, Efée décida que jamais plus personne ne causerait du mal à ceux qu’elle aimait sans qu’elle puisse les défendre. La reine, qui la recueillit, comprit bien vite sa détermination. Tandis que sa fille aînée, Éthel, devenue depuis l’épouse du roi Sérain avant d’être tuée avec son enfant, apprenait ses futures obligations avec sa mère au château royal, la cadette, Mélinda étudiait à l’école des femmes de Havens. Efée fut envoyée là-bas également ; ce fut ainsi qu’elles firent connaissance et qu’une amitié nouvelle naquit. Efée devint la garde du corps de Mélinda qui voyageait beaucoup et passait ainsi peu de temps à Avotour. Je la connaissais de nom sans jamais y avoir vraiment prêté attention. Personne ne savait qu’au lieu de s’instruire simplement comme la princesse, elle avait aussi appris à se battre. Je la croyais dame de compagnie, servant la reine et ses filles. Je ne me souviens même pas de l’avoir croisée. Je travaillais comme maître d’armes dans deux endroits à la fois, le domaine royal et mon comté de naissance où vivait encore Barou. Souvent, elle partait quand j’arrivais et inversement. Par les fées, nous ne devions pas nous rencontrer… Avant les grandes batailles, j’avais ratissé toutes les campagnes pour trouver des hommes prêts à se battre et agrandir notre armée. Au passage, j’avais même débauché Barou ! Et puis, juste avant de rejoindre les troupes, je fis un détour au château pour rendre compte de mes actions au roi. La reine et une femme, dont je ne voyais que le dos, s’apprêtaient à partir. Par curiosité, je jetais un coup d’œil pour savoir qui discutait avec Éthel. À ce moment précis, Efée s’était tournée de mon côté et je découvrais son visage pour la première fois. Je m’en souviens encore, mon cœur, saisi, a oublié un battement. Hélas ! le temps de me secouer, elles étaient déjà montées dans le carrosse qui s’ébranlait. Je ne l’ai plus revue jusqu’à l’attaque des Hagans… — Je suis désolée, Bonneau. — De quoi, Aila ? Qu’elle ne soit pas devenue ma femme ? Je l’ai regretté pendant quelque temps, puis je me suis habitué à cette idée. Elle me disait que j’étais le grand frère dont elle avait toujours rêvé. Je me suis souvent demandé si elle savait à quel point je l’aimais, mais je crois qu’elle était trop fine pour ne pas s’en douter… Elle m’a donné une place de choix à ses côtés, celle de l’ami fidèle et indispensable, souhaitant préserver, à la fois, la fierté de Barou et la mienne… C’était tout ce qu’elle pouvait m’offrir et je me suis contenté de ce rôle qui m’a apporté beaucoup de bonheurs. Aujourd’hui, lorsque je pense à elle, je me souviens de notre complicité doublée de confiance et de respect. En plus, comme je te l’ai déjà dit, j’ai eu la chance infinie d’élever sa fille… Bonneau lui sourit, puis fouilla dans la malle à nouveau. — Voici le dernier souvenir qu’avait Efée de ses parents. En fait, ce n’était pas à elle. Sa famille l’avait offert à la reine lors d’un séjour qu’elle effectuait à Avotour. Éthel l’avait conservé précieusement et lorsque ta mère s’est mariée, ce fut un autre de ses cadeaux, par amitié et en mémoire des siens. Il extirpa un écrin qu’il ouvrit posément, révélant une parure composée d’un collier de perles, d’une paire de boucles d’oreille assorties et d’un diadème à fixer sur la chevelure. Très simple, ce dernier, constitué d’une délicate chaîne ciselée en or, laissait pendre en son milieu une larme ovale d’un blanc nacré, à ceindre sur le front. Aila demeurait sans voix, elle n’osa même pas toucher les bijoux, se contentant d’observer sur les perles les reflets irisés de la lampe qui les paraient d’éclats chatoyants. Son oncle mit fin à son ravissement en refermant la boîte : — Et voici le principal, annonça Bonneau. Aila se demanda ce qu’il pouvait sortir de plus beau que le portrait d’Efée, qu’une robe de mariage féerique ou qu’une extraordinaire parure. La main hésitante, il lui tendit un papier plié en quatre. — C’est une lettre de ta mère, je ne l’ai jamais ouverte, précisa-t-il d’une voix qui tremblait, je te laisse avec elle. Il se leva, puis s’éclipsa de la pièce. Aila restait figée devant ce billet, posé sur la table. Elle était médusée : elle ne ressentait plus rien et le regardait, incapable de bouger pour le prendre. La peur l’étreignit. Et si sa mère décidait de la renier comme son père. Non, ce n’était pas possible, pas après lui avoir légué tant de souvenirs d’elle. Aila ferma les yeux, cherchant à calmer son cœur pris de panique. Enfin, surmontant son appréhension, elle déplaça ses doigts vers la lettre dont elle s’empara et l’ouvrit. Ma chère Aila, Le temps a dû passer depuis que j’ai disparu de ta vie, te laissant sûrement très seule pour grandir sans moi. J’espère que tu voudras me pardonner un jour d’avoir été obligée de t’abandonner ainsi… Si aujourd’hui, tu as cette lettre entre les mains, c’est que ton existence est arrivée à un tournant crucial. Ce que je redoutais de toute mon âme est survenu, tu vas devoir t’opposer à ton père. Si je n’ai pas réussi à changer son attitude quand nous étions ensemble, je ne le laisserai pas détruire ton avenir après ma disparition, et je serai dans la mort la mère courageuse que je ne suis pas parvenue à être de mon vivant… J’ai pris une décision avant de mourir, celle que tu puisses choisir ta vie, malgré Barou. Dans ce but, je t’ai confiée à ton oncle. Il fera un père attentif et aimant pour toi, le meilleur que l’on puisse trouver. Je sais que l’amour qu’il me portait s’est transformé en tendresse infinie, la même que celle que je partage avec lui. Il m’est arrivé parfois de me demander quelle existence j’aurais menée si c’était lui que j’avais aperçu en premier et non Barou… Sûrement rien, j’ai aimé ton père à la folie et, pour lui, sans la moindre pression de sa part, je serais allée au bout du monde. Les sentiments que j’ai éprouvés pour Bonneau étaient très différents, mais tout aussi profonds. Il représentait le frère que je n’ai jamais eu la chance de voir grandir, puisque le mien est mort brûlé vif… Je sais son courage, il respectera l’engagement qui est le sien et lui, comme Mélinda et Hamelin, l’exécutera pour moi et pour te protéger. Ce qu’ils m’ont promis constitue un acte dont ils vont souffrir, car ils aiment Barou autant que moi et ils prennent le risque de briser la vie de leur frère ou ami. Ma confiance est absolue, aucun d’entre eux ne faiblira le moment venu. Il existe une loi ancienne, toujours en vigueur. Elle est si rarement utilisée qu’elle en est pratiquement tombée en désuétude, mais pas tout à fait. Je la connais et j’ai décidé de m’en servir aujourd’hui pour te libérer définitivement de ce père qui n’en a jamais endossé la responsabilité. Le « Patrico Determago » énonce qu’un enfant dont le père (ou la mère) n’a assuré ni sa protection ni son entretien depuis son enfance peut revendiquer un changement de parent. Pour satisfaire aux conditions, cela nécessite la demande de la mère, même si elle est décédée, et celle de trois proches de la famille. J’ai rédigé la mienne, donc toutes les conditions sont réunies et tu vas pouvoir remplacer ce père. Si Bonneau a bien été celui que je décelais, choisis-le. Cet immense honneur que tu lui accorderas comblera la peine causée par cette inévitable trahison envers son frère. En ce qui concerne ton père, mon cœur est profondément malheureux de voir qu’il n’a pas dépassé son inaptitude. Tu n’es en rien responsable de son comportement. Ce sera dans son histoire qu’il faudra chercher la raison de cette incapacité à te reconnaître et à t’aimer. Si un jour, tu as envie de comprendre, retourne sur le chemin de sa vie. Ce que tu y trouveras te donnera peut-être la force de lui pardonner et de lui offrir une nouvelle chance… C’est un homme merveilleux, grandiose, mais je sais que je n’arriverai pas à te convaincre, sa conduite a été en dessous de tout avec toi et rien de ce que je pourrais faire ou dire n’y changera rien… à toi d’avancer sur ta propre route. Ma puce, mon ange, ma douce… Que ces mots, que je ne pourrai bientôt plus prononcer à ton oreille, me font plaisir à écrire une dernière fois ! Ta naissance et ces années passées à tes côtés incarnent les plus beaux moments de ma vie. J’essaie d’engranger le plus de souvenirs de toi et de ton frère pour mourir avec sérénité et sans regret. Barou sera près de moi, je l’aime tant, ainsi qu’Aubin et toi… Je serre ta poupée dans ma main, tu sais celle avec des cheveux de laine. J’ai prié Bonneau de la mettre avec moi après ma mort, à l’insu de Barou. J’espère qu’elle ne te manquera pas. Mélinda devrait t’en retrouver une autre. J’ai fait ce que je devais faire… Maintenant, je peux partir. Je t’aime, Aila Ta maman Efée Aila sentit les larmes couler sur ses joues, tandis qu’une grande détresse l’envahissait. Elle s’était aperçue que l’écriture de sa mère devenait de plus en plus hésitante au fur et à mesure que la lettre s’allongeait. Efée semblait penser que le choix serait simple et facile, mais comment allait-elle pouvoir demander aux plus proches amis de son père de le trahir pour elle ? Elle ne pourrait pas solliciter cela de Bonneau dont il était le frère, d’attendre de lui de renoncer au dernier membre de sa famille ! Dame Mélinda avait bien dit l’estime qu’elle portait à Barou et la souffrance que lui causerait tout acte contre lui. Les paroles énigmatiques qu’elle avait prononcées prenaient à présent tout leur sens. Et Hamelin, cet homme de paix, comment allait-il vivre cette confrontation avec Barou ? Non, jamais, elle ne pourrait imposer cette épreuve à tous ceux qu’elle aimait. Elle s’effondra sur la table, encore plus anéantie qu’avant… Ce fut la main de Bonneau sur son cou qui la ramena à la réalité. Elle s’était endormie sur le bois, la lettre devant elle, ses manches noyées de larmes. — Que se passe-t-il, Aila ? interrogea Bonneau avec tendresse. — Je ne peux pas exiger cela, pas de vous, ses amis, sa famille. C’est impossible ! — Si, Aila. Nous avons tous donné notre promesse à Efée et nous la tiendrons. — Mais Barou ne te le pardonnera jamais ! — J’ai opéré ce choix il y a longtemps et j’y demeure toujours fidèle. — Mais si jamais il te rejetait ! Ou s’il en mourait ? — Tous les êtres qui ne s’adaptent pas disparaissent, ainsi va la vie… — Mais, Bonneau, c’est ton frère ! — Oui, mais il est allé trop loin et, même si je l’aime infiniment, j’ai choisi de te protéger de lui. — Et dame Mélinda et Hamelin ? — Ils ont pris la même décision en ayant envisagé et accepté toutes les conséquences. Nous nous sommes tous engagés. Mais la seule personne qui peut exercer la demande initiale, c’est toi et nous n’attendons que cela pour te suivre. Tu dois agir, Aila ! Qu’Efée n’ait pas entrepris toute cette démarche pour rien… ! Elle le regarda avec attention avant de détourner les yeux. — J’ai besoin de réfléchir, Bonneau. J’ai besoin de prendre l’air. Elle sortit précipitamment de la maison. Songeuse, Aila était assise sur une pierre, dans un champ à l’écart du château. Qu’allait-elle pouvoir faire ? Qu’allait-elle devenir ? À quoi allait-elle devoir renoncer pour continuer à avancer ? Nerveusement, elle dépouillait de petites branches de leurs feuilles tout en les regardant s’entasser les unes sur les autres. Elle réalisait que son choix serait à l’origine d’un tournant dans sa vie. Dame Mélinda, Hamelin et Bonneau avaient concrétisé le leur longtemps auparavant, ils avaient d’ores et déjà consenti à perdre Barou, mais elle, pas encore… Si elle s’opposait à son père, elle aliénerait définitivement le dernier espoir de retrouver son amour. Si elle ne s’opposait pas, son ultime chance de devenir ce qu’elle espérait disparaîtrait… Comment savoir quel choix était le bon ? Et comment assumer que le meilleur des deux signifiât la fin d’un rêve, d’un espoir fou ? Toutes ces questions se bousculaient dans son esprit, tandis que les réponses lui échappaient. Un bruit de pas lui fit lever la tête, elle vit Aubin qui la rejoignait : — Je te cherchais, Aila, je suis désolé… Un instant, elle posa son front contre son buste, avant de se redresser. — Il faut que nous parlions, Aubin, j’ai des choses graves à partager avec toi. Il s’écarta, le regard interrogateur, puis ils s’assirent côte à côte. — Ce soir, maman m’a offert mon héritage à travers Bonneau. Elle plongea ses yeux dans ceux de son frère, avec gravité. — J’ai un portrait d’elle, à présent. Est-ce que tu l’as déjà vue, Aubin ? — Oui, père en conserve un, camouflé dans un de ses tiroirs. J’aurais pu faire un bon voleur, car il ne s’est jamais aperçu que j’allais le regarder régulièrement ! Il esquissa un petit rire. — Elle m’a offert sa robe de mariée et sa parure de bijoux, elles sont de toute beauté… — Alors, tu comptes les porter quand ? Ce fut au tour d’Aila de légèrement s’esclaffer avant de redevenir grave. — Aubin, elle m’a laissé une lettre… Au haussement de sourcils de son frère, elle sentit sa déception de ne jamais en avoir reçu. Elle le rassura : — Ne t’inquiète pas, il y en a sûrement une pour toi que tu découvriras pour un événement marquant de ta vie. Quand tu porteras sa robe de mariée par exemple ! Ils rirent ensemble, mais cette légèreté ne fut que passagère. — Aubin, l’héritage qu’elle m’a laissé dans cette lettre est terriblement douloureux. Je ne sais plus quoi faire… — Vas-y, explique-toi. — Une loi existe, qui me permet de changer de père. — Après tout, pourquoi pas ? — Aubin, pour en arriver là, quatre personnes proches de la famille doivent témoigner de son inaptitude à me donner de l’amour, à me protéger et à subvenir à mes besoins… Son frère pâlit et osa une question : — Tu voudrais que je témoigne ? — Non. Maman s’est occupée de tout et a tout prévu avant sa mort. Bonneau, dame Mélinda et Hamelin ont déjà écrit leurs lettres ou vont le faire. Aila sentit l’émotion la submerger à nouveau. — Et le dernier témoignage ? s’enquit-il, encore plus inquiet. — Ce sera le sien, elle affirmera que Barou n’a pas été un père pour moi… Un silence lourd s’abattit. Il secoua pensivement la tête : — Par les fées… Ce sera épouvantable pour lui. Ses amis et mère…, murmura Aubin. — Mais tu es là, toi aussi, je vais bouleverser ta vie si je le demande… — Qu’en disent les autres témoins ? — Ils se sont mis d’accord avec maman. Ils s’y résoudront tous, c’est prévu, malgré l’estime qu’ils portent à Barou. Ils en acceptent les conséquences quelles qu’elles soient… — Par les fées…, ne fit que répéter Aubin. — Qu’est-ce que je dois faire ? — Je ne sais pas, Aila. Ce sera redoutable pour père de voir ses amis le laisser tomber et surtout notre mère se retourner contre lui, vraiment dramatique… — J’en suis consciente… Aubin se leva d’un bond. Aila, désespérée, crut qu’il partait, mais il se mit à arpenter l’allée d’une démarche saccadée, ponctuée de soupirs et de mouvements d’humeur. Elle le suivait des yeux, résistant de son mieux à la tension ambiante qu’elle ressentait, puis, soudain, elle prit sa décision. — Aubin ! Il se figea devant elle et lui coupa l’herbe sous le pied : — Tu dois le demander, Aila. Père n’a pas le droit de t’empêcher de devenir ce pour quoi tu es faite. C’est un homme admirable. Si tu savais à quel point il compte pour moi… Sa voix se cassa. — Je le sais, Aubin, et je ne comprends même pas comment, l’aimant autant, tu as rempli ta place de frère auprès de moi… Il eut un rire sans joie et poursuivit : — Tu es comme lui, un personnage charismatique, même si tu n’en as pas encore conscience… Tu vois, il n’ignore pas que je ne dépasserai guère le stade du combattant médiocre, que je ne marcherai pas dans ses pas, mais il ne cesse de m’encourager et je progresse doucement… Il aurait pu me renier moi aussi, mais il n’en est pas moins resté un père aimant et confiant. Je sais pourquoi ses hommes le suivraient jusque dans la mort, parce que je ferais comme eux, je l’accompagnerais n’importe où, les yeux fermés. Quelle zone d’ombre, existant dans sa vie, expliquerait son attitude envers toi ? Je l’ignore… Je l’ai cherchée, Aila, mais je n’ai pas réussi à la découvrir… Aubin se tut comme à bout de souffle, le visage crispé. Chaque mot lui coûtait. — Mais à ta place, j’exercerais mon droit. Je connais la douleur de grandir sans l’amour d’un parent. Toi, tu as poussé sans l’amour d’aucuns, alors que l’un d’entre eux était encore vivant et si près… Demande-le, Aila, mais ne m’en réclame pas plus. Son frère tourna les talons et partit en courant. — Aubin ! cria Aila. Mais il avait déjà disparu… La nuit obscurcissait tout depuis longtemps quand elle rentra à la chaumière, une assiette de soupe froide l’attendait avec un quignon de pain, mais elle n’avait pas faim. Elle déposa ses affaires sur sa chaise, se glissa dans sa grande chemise, puis dans les draps frais de son lit et s’endormit comme une masse…
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