I
ILorsqu’on descend, à Rome, de la place de Venise à la place du Peuple, par la longue et belle rue du Corso, qui est l’ancienne voie Flaminienne, après avoir laissé à gauche la colonne Antonine, on trouve, à peu près à moitié chemin, à sa droite, vis-à-vis de ce qui reste d’un arc de Marc-Aurèle, des ruines qui s’étendent vers l’aqueduc de la Vierge et les jardins de Lucullus. Ces ruines formaient, en l’année deux cent soixante de l’ère vulgaire, la septième année du règne de Gallien, un palais faisant face à la voie Flaminienne, et dont la vue s’étendait, de ce côté, sur toute la partie du Champ-de-Mars située entre l’amphithéâtre de Statilius Taurus et le mausolée d’Auguste. Cette partie de Rome était encore, à cette époque, à l’état de faubourg. La muraille d’Aurélien, qui doubla l’enceinte de la ville, et qui y renferma notamment toute cette vaste étendue de terrain qui s’étend de l’île San-Bartholomeo, le long du Tibre, jusqu’à l’extrémité du Champ-de-Mars, n’était pas encore bâtie. La voie Flaminienne aboutissait à l’ancienne muraille de Servius Tullius, par la porte Ratumène, au pied du mont Capitolin, un peu à gauche du tombeau de Bibulus. Les maisons étaient donc à l’aise dans cette partie de Rome, qui n’était point serrée par une ceinture de pierres, et elles s’y entouraient de grands jardins, surtout vers le mont Pincius, au pied duquel se déployaient les jardins de Pompée, les jardins de Lucullus et les jardins de Salluste.
Le palais dont nous parlons était petit et assez simple, quoiqu’il eût été bâti environ cent soixante-cinq ans auparavant, par l’empereur Domitien, pour un singe de Tabraca, qu’il aimait beaucoup. Sa mine franche et candide faisait contraste avec les somptuosités architecturales que les Gordiens étalaient en ce temps-là, dans la voie Prénestine. C’était un corps de logis à deux étages, ayant un portique sur la rue, et un pavillon carré à trois étages, au milieu. Ces portiques, que les Grecs et les Romains affectionnaient beaucoup, étaient des galeries avec des arcades, comme celles de la Place-Royale. Celui du palais de Domitien était supporté par des colonnes d’ordre ionique, avec un entablement horizontal, sans arceaux ; et les nombreuses baies du premier étage étaient de hautes fenêtres à plein cintre, séparées par des colonnes engagées, à chapiteaux corinthiens. Le pavillon, du même goût que le logis, était couronné par une architrave, et au milieu du fronton était sculptée une scène de combat du cirque, où un mirmillon, ayant aux jambes des grèves de cuivre, au bras droit un gantelet articulé, sur la tête un casque d’acier à visière mobile, avec vue, ventail et gorgerin, enfonçait les pointes de son trident dans le poitrail d’une panthère. La porte, à deux battants, ouvrait sur un grand vestibule, et des deux côtés étaient appliqués, le long des pilastres, deux éteignoirs en bronze, sous lesquels les coureurs et les valets de pied mettaient leurs torches, le soir, lorsque des personnages importants venaient, en chaise, rendre quelque visite.
Il se passait visiblement quelque chose d’inusité dans le palais de la voie Flaminienne, un soir du mois de juin de l’année 260, sous le consulat de Junius Donatus et de Publius Cornélius Sécularis. Il était alors habité par une danseuse fort belle et fort renommée, qui avait fait courir toute la ville de Rome aux derniers jeux décennaires, célébrés par Gallien, au théâtre de Marcellus. Danaé, c’était le nom de la danseuse, avait été tout d’abord disputée à la misérable corporation de comédiens qui l’avait achetée, disait-on, au marché des esclaves ; et comme elle n’avait été guère consultée dans le choix de son vainqueur, elle se trouvait la protégée, ou la proie de Son Excellence le seigneur Crispiciole, nain favori de l’empereur, déjà devenu en cette qualité doyen du collège des Augures, intendant des aqueducs et comte gouverneur du palais.
Il se disait parmi les barbiers du mont Quirinal que Son Excellence le comte Crispiciole était désespérément jaloux ; et les cuisiniers de louage, qui stationnaient sur le Forum d’Antonin, racontaient aux étrangers, venus à Rome par curiosité, et qui ne voulaient pas repartir sans avoir mangé du fameux plat pentapharmacum, inventé par l’empereur Ælius Vérus, dans lequel il entrait de la tétine de truie, du faisan, du paon, du jambon glacé et du sanglier, de terribles et de sombres aventures, selon lesquelles l’intendant des aqueducs aurait fort souvent compromis la pureté de l’eau Martia, de l’eau Claudia et de l’eau de la Vierge, par l’infusion indéfiniment prolongée de plusieurs galants, disparus mystérieusement, après avoir rôdé autour du palais de la voie Flaminienne.
Le soir du jour dont nous parlons, au moment où la chaleur devenait moins forte, où le soleil, noyé, au couchant, dans des vapeurs orangées, s’éteignait, par-dessus le mont Janicule, dans les sommets de la forêt Blanche ; où les volets des maisons, fermés pendant les heures paisibles de l’antique sieste romaine, laissaient voir, en s’ouvrant, toutes sortes de belles esclaves, aux bras nus, une aiguille dans les cheveux et les joues enluminées de carmin ; plusieurs chaises dorées, précédées de coureurs mores, et portées par quatre Liburniens en livrée, s’étaient successivement arrêtées devant le portique du palais ; et, à voir les deux chevaux d’Espagne que des valets de pied ramenaient à la longe, couverts de leurs housses de pourpre, et les pieds chaussés de fers d’argent, on devinait sans peine que deux sénateurs se trouvaient parmi les grands personnages reçus à cette heure dans le pavillon qu’habitait Danaé.
C’était, en effet, une chose d’étiquette romaine déjà établie à cette époque, de ne permettre l’usage des chevaux qu’aux sénateurs dans la ville, aux marchands de porcs dans la banlieue, et aux membres des conseils municipaux et aux gouverneurs dans la province. Il n’y avait même pas longtemps que les chevaux étaient exclusivement permis aux triomphateurs, et que les plus nobles Romains se servaient de chaises ou de carrioles à deux roues, traînées par des mules. Le nombre effrayant des bandits qui exploitaient à cheval la campagne romaine avait, fait prendre cette mesure ; et si la respectable corporation des marchands de porcs avait été, en raison des nécessités de son état, assimilée aux sénateurs, dans la banlieue, ce n’avait été qu’à la condition d’être responsable de tous les crimes et méfaits qui viendraient à s’y commettre par des hommes à cheval.
Pendant que les nombreux serviteurs ramenaient au logis, les chaises et les montures de leurs maires, avec ordre de revenir à minuit, le portique du palais de Danaé s’emplissait de clients, danseurs émérites, avocats, poètes, qui venaient eux-mêmes chercher la sportule, que le chef de l’office leur distribuait. La sportule était un petit panier rempli de provisions plus ou moins recherchées, que le patron offrait à ses clients, aux grands jours. Le comte Crispiciole, qui avait voulu entourer Danaé de tous les grands respects rendus aux familles illustres, avait exigé de ses clients qu’ils considérassent la danseuse du théâtre de Marcellus comme leur patronne ; et comme il n’avait pas permis qu’ils allassent la saluer tous les matins, ainsi que c’était le devoir des clients, de peur que quelque chevalier romain, espèce fort aventureuse, ne se mêlât aux visiteurs, il avait réparé cette brèche, faite aux usages, par une fréquente et large distribution de sportules, ce qui du reste convenait fort à tout le monde, surtout à Danaé, solitaire et triste au-dedans, comme toutes les personnes qui sont bruyantes et évaporées au-dehors ; car, qui prodigue sa joie, économise son chagrin.
Ah çà ! mais, s’écrie le lecteur, il y a une heure que vous nous faites attendre à la porte de votre palais de la voie Flaminienne, avec des distinctions sur les diverses enceintes de Rome, et avec des dissertations sur l’étiquette ! Est-ce que vous vous imaginez nous faire passer notre temps dans la rue, comme dans les comédies de Molière, où les gens que l’on va voir, et à la porte desquels on frappe, prennent la peine de descendre eux-mêmes en robe de chambre, et d’aller recevoir, debout, leurs visiteurs, au milieu du chemin ? Passe encore, si vous nous aviez amenés devant la maison dorée de Néron, qui allait depuis l’amphithéâtre de Vespasien, qui est aujourd’hui le Colisée, jusqu’aux jardins de Mécène : mais nous sommes dans un quartier désert, devant une bicoque bâtie pour un singe, et où vous prétendez qu’habite une merveilleuse actrice du théâtre de Marcellus, que nous n’avons pas vue. Comme vous ne nous avez rien donné de toutes ces petites corbeilles, que les clients affamés emportent sous leurs lacernes, veuillez, s’il vous plaît, nous faire ouvrir la porte. Aussi bien le comte Crispiciole n’a-t-il rien à craindre, si sa danseuse n’est pas plus belle que son palais.
Nous allons, doux lecteur, nous rendre à vos désirs, et soulever pour vous la portière deux fois teinte en pourpre qui ferme la chambre de Danaé. Cependant, vous avez tort de vous montrer si dédaigneux pour la rue, à une pareille heure. Voyez ! nos dissertations ont donné à la nuit le temps de venir ; les mêmes esclaves, qui avaient ouvert les volets au crépuscule, les ferment aux étoiles ; la lune, qui se lève toute ronde sur le mont Viminal, argenté le sommet du môle d’Adrien, et allume de reflets éclatants les flots lointains du Tibre ; tout se voile, tout se dissimule, tout se tait ; à peine si quelque chaise de sénateur, attardé dans ses jardins, illumine çà et là les ténèbres des carrefours, par les flammes des torches qui le précèdent ; on n’entend plus du côté du camp des Prétoriens que la clochette des centurions qui vont visiter les sentinelles ; et dans le sud de la ville, dans ces quartiers du mont Palatin, du temple d’Isis et de Sérapis, et de la voie Sacrée, où retentit, pendant le jour, la grande voix de Rome, c’est à peine si l’on distingue les sons de deux flûtes, qui modulent au loin sur le mode ionique ; sérénade nocturne que quelque jeune chevalier va donner aux faciles beautés du quartier de Suburre.
Le vestibule du palais de Danaé était éclairé par une haute et large baie à plein cintre, faisant face à la porte, et donnant sur les jardins. À gauche, était la loge de l’esclave portier ; à droite, un escalier en marbre noir lucullin, montant jusqu’au dernier étage : Danaé, qui s’était confinée dans ce pavillon, avait son triclinium, ou sa salle à manger, au premier étage, ainsi que diverses pièces d’apparat, que le comte Crispiciole avait merveilleusement décorées ; mais elle affectionnait spécialement l’étage supérieur, où elle s’était fait une grande salle toute fantasque, à la fois école de danse, boudoir et chambre à coucher, d’où la vue franchissait tout le Champ-de-Marset allait, à droite, par-dessus le pont Milvius, dans les profondeurs de la vallée du Tibre ; à gauche, par-dessus le cirque de Néron, où est aujourd’hui la cathédrale de Saint-Pierre, sur la longue traînée que faisait la voie Triomphale, à travers le pays des Veïens.
C’est dans cette pièce élevée, sorte de belvédère commun aux maisons antiques, que Danaé se trouvait, à cette heure, avec son illustre compagnie. Les volets étaient clos ; mais diverses torchères de cristal, appliquées aux murs, portaient de nombreuses bougies de cire blanche ; et il y avait, au-dessous d’une niche faisant face aux fenêtres, et où se trouvait, vêtue d’habits de drap d’or, une statue de Bacchus, une grande lampe en forme de cratère, où brûlait, avec une mèche de coton, de l’huile de rose et de jasmin.
Danaé avait fait décorer et meubler très irrégulièrement sa pièce favorite. Des amateurs sévères auraient fort critiqué le mélange qui s’y trouvait du goût romain, du goût grec et du goût asiatique. Un immense tapis de Babylone couvrait le plancher. Ce tapis, quoique exécuté en Perse, avait été fait sur des dessins venus d’Athènes ou de Corinthe, de même qu’on trouve fréquemment aujourd’hui de la porcelaine du Japon, avec des écussons français ; et il représentait une belle chasse au faisan, dans la Colchide, avec des pages qui portaient des faucons sur le poing, comme on en trouve de mentionnés dans la comédie des Oiseaux, d’Aristophane. Les murs étaient couverts par une grande tenture blanche en laine d’Altino, relevée aux extrémités par des arabesques d’or ; et l’on pouvait choisir, pour s’asseoir, entre d’antiques fauteuils romains, provenant du célèbre encan que Caligula avait fait, à Nîmes, des meubles de tous les palais impériaux ; et des lits grecs en bois argenté et en bois doré, couverts d’étoffes de soie.
La reine du théâtre de Marcellus et du palais de la voie Flaminienne était assise nonchalamment dans une grande chaire en bois d’ébène, aux pieds et aux montants sculptés en manière de colonne torse, assez semblable au fauteuil dans lequel M. Pradier a placé une statuette de Jupiter Olympien, aux pieds de son Phidias, dans le jardin des Tuileries. Le dossier de la chaire était garni en étoffe de soie brodée à l’aiguille, et les pieds de Danaé posaient sur un coussin de pourpre.
Elle était petite et brune. Ses cheveux-noirs, admirablement plantés, de l’une à l’autre tempe, autour de son beau front, étaient relevés, torsadés et retenus très bas derrière sa tête avec une aiguille d’or, terminée par une tête d’émeraude. Le teint, de Danaé avait cette couleur terne et mate de l’argent dépoli, propre aux femmes à la fois rêveuses et vives. Son front était pur, ses sourcils noirs, et déliés aux extrémités ; et la longueur excessive de ses cils tempérait le regard de panthère que la passion allumait quelquefois dans ses yeux. Son nez, quoique légèrement déprimé à sa naissance, selon le type des races occidentales, était droit, délicatement dessiné, et doué d’une mobilité étrange à la base des narines. Elle avait la bouche plutôt grande que petite ; mais ses lèvres étaient si minces et si fines, et ses dents, de cet émail blanc faiblement azuré, qui est le plus fragile et le plus beau, avaient tant d’éclat et de grâce dans un sourire, qu’on oubliait, à sa douceur infinie, l’aspect général du visage, d’une beauté rare et exquise, mais où dominait un indicible caractère de préoccupation sombre et sinistre. Et si l’on voyait cette petite tête, à arêtes vives et pourtant sans maigreur, sur laquelle le jour projetait toute sorte d’ombres qui estompaient la crudité des lignes, tourner sur un cou charmant, avec, une mobilité onduleuse et vipérine, on se disait que pour aimer cette femme il fallait être hardi, car son affection devait être bien sérieuse, et sa haine bien terrible.
Le comte Crispiciole n’avait pas voulu que Danaé portât le costume que les lois somptuaires assignaient aux femmes de son rang. Elle était donc vêtue comme une matrone romaine ; mais la danseuse avait aussi ses lois somptuaires, et l’antique Cornélie aurait frémi d’horreur, si elle avait vu sa stole sévère, revue, corrigée et diminuée, telle que Danaé la portait à cette heure. L’étoffe en était d’une soie à ramages, que les vaisseaux de la compagnie des marchands du Tibre avaient apportée des Indes. La taille, coupée de grande longueur, allait de la naissance des épaules au bas de la poitrine, appliquée sur un corset de minces lames de tilleul, que l’empereur Antonin le Pieux avait mis autrefois à la mode. La ceinture en était serrée au moyen d’un large ruban de soie broché d’or, retenu sur le devant du corset par une boucle de perles ; et la jupe, amplement développée et à queue, était portée, lorsque Danaé marchait, par un petit esclave éthiopien le plus noir du monde. La stole était pourtant plus courte du devant qu’elle n’aurait dû l’être ; mais Danaé n’avait pas pu passer, sans transition, de son jupon de théâtre à sa robe de grande dame. D’ailleurs, elle avait, en guise de bas, des grèves en cuir brun de Venise, doublées de soie rose, qui allaient du genou à la cheville, et qui se boutonnaient sur le côté extérieur de la jambe, avec des boutons de diamant. Ses pieds nus jouaient dans deux mules mignonnes de satin blanc, à talon haut, avec des gaufrures d’argent ; et comme l’une d’elles était tombée, accident fort ordinaire et fort indifférent en lui-même, elle appuyait, au moment dont nous parlons, sur son coussin de pourpre, un pied nu si petit, si ferme et si charmant, que les poètes anciens qui l’auraient vue n’auraient pas voulu lui comparer les gazelles, et que les poètes modernes n’auraient pas osé lui comparer Cendrillon.
La chaire de Danaé occupait un des angles de la pièce, et tout autour d’elle et devant elle étaient assises quelques personnes, différentes d’âge et de condition. Le plus rapproché, à sa droite, était un jeune sénateur romain, figure douce et mélancolique ; il se nommait Cornélius Céthégus, et il avait toujours les bras nus, signe caractéristique de ceux de sa race. À sa gauche était un autre sénateur, nommé Julius Serranus, ami de Cornélius Céthégus, et le raillant quelquefois sur la sombre tristesse qui avait gagné son âme, depuis qu’il avait vu Danaé danser pour la première fois une cordace, aux jeux décennaires. À côté de Cornélius Céthégus était un gros personnage, portant le laticlave : c’était l’un des consuls de l’année, Junius Donatus, qui avait une fort jolie femme, et qui s’honorait d’une grande déférence pour le comte Crispiciole. Le bonhomme avait pour infirmité d’être plongé dans une somnolence perpétuelle, ce qui l’avait exposé dans sa vie à de très singuliers accidents. Il y avait parmi les autres personnages un centurion aux gardes prétoriennes, le flamine de Jupiter et deux chevaliers.
Au moment où nous avons soulevé la portière de la chambre de Danaé, toutes les bouches étaient malignement souriantes, et tous les regards s’étaient portés sur le vénérable consul, Junius Donatus, qui venait de céder, après quelques moments de lutte, à son sommeil normal et constitutif. Le sénateur Julius Serranus racontait, à voix basse, une anecdote récente, au sujet de la somnolence du consul, laquelle s’était dite avec un grand succès parmi les promeneurs oisifs du portique d’Octavié. Le consul avait invité à dîner, le jour des dernières calendes, le comte Crispiciole. Or celui-ci était gravement soupçonné de s’être laissé prendre aux beaux yeux de la femme de son amphitryon. Il s’était donc approché d’elle, après dîner, et la causerie devenait fort vive, lorsque le consul, qui, par hasard, n’avait pas sommeil ce jour-là, mais qui savait tout ce qu’un homme comme lui devait au nain favori de l’empereur, se mit à fermer les yeux et à faire semblant de dormir. Un esclave qui desservait la table, et qui ne soupçonnait pas dans le consul de si profondes combinaisons, voyant d’un côté le comte occupé, et de l’autre son maître endormi, s’empare prestement d’un flacon de falerne et s’apprête à le vider d’un trait ; mais Junius Donatus, qui tenait fort à son vin ; s’éveille à point de sa léthargie factice, et, appliquant un rude coup de pied à l’esclave, se met à lui crier : Crois-tu donc, coquin, que je dorme pour tout le monde ? À ces mots, les rires étouffés de Danaé se firent passage en éclats, et le consul, réveillé en sursaut, demanda ce qu’il y avait.
– Il y a, seigneurs, répondit en souriant Danaé, que vous m’avez gagné la gageure, et que je la paye. J’ai gagé contre vous tous que le comte gouverneur ne me permettrait pas de vous recevoir dans mon palais, en son absence ; et je vous ai promis, si je perdais, de vous raconter mon histoire. J’avais trop présumé de la jalousie de Son Excellence. J’ai perdu, puisque vous êtes ici. Je vais donc m’acquitter à la hâte, car il se pourrait bien que le comte revînt sur sa permission. Je ne vous cache pas que je regrette d’avoir engagé ainsi ma parole ; car mes aventures sont surtout la triste Odyssée de mes sentiments ; et de pareils secrets, arrachés du sanctuaire de ma pensée, ont moins besoin d’une oreille qui les écoute, que d’une âme qui les comprenne.
Cornélius Céthégus, qu’elle regarda en disant ces paroles, poussa un soupir étouffé ; le consul Junius Donatus se rendormit malgré lui ; les autres personnages se rapprochèrent, par un mouvement de profonde curiosité ; et Danaé, après un moment de silence, reprit en ces termes.