– Petit, petit ! fit le premier qui l’aperçut en prenant de la mie de pain et la lui jetant émiettée.
– À qui l’enfant ?
– Dieu ! qu’il est laid !
Enfin, pendant un quart d’heure, Joseph essuya les charges de l’atelier du grand statuaire Chaudet ; mais, après s’être bien moqué de lui, les élèves furent frappés de sa persistance, de sa physionomie, et lui demandèrent ce qu’il voulait. Joseph répondit qu’il avait bien envie de savoir dessiner ; et, là-dessus, chacun de l’encourager. L’enfant, pris à ce ton d’amitié, raconta comme quoi il était le fils de madame Bridau.
– Oh ! dès que tu es le fils de madame Bridau, s’écria-t-on de tous les coins de l’atelier, tu peux devenir un grand homme. Vive le fils à madame Bridau ! Est-elle jolie, ta mère ? S’il faut en juger sur l’échantillon de ta boule, elle doit être un peu chique !
– Ah ! tu veux être artiste, dit le plus âgé des élèves en quittant sa place et venant à Joseph pour lui faire une charge ; mais sais-tu bien qu’il faut être crâne et supporter de grandes misères ? Oui, il y a des épreuves à vous casser bras et jambes. Tous ces crapauds que tu vois, eh ! bien, il n’y en a pas un qui n’ait passé par les épreuves. Celui-là, tiens, il est resté sept jours sans manger ! Voyons si tu peux être un artiste ?
Il lui prit un bras et le lui éleva droit en l’air ; puis il plaça l’autre comme si Joseph avait à donner un coup de poing.
– Nous appelons cela l’épreuve du télégraphe, reprit-il. Si tu restes ainsi, sans baisser ni changer la position de tes membres pendant un quart d’heure, eh ! bien, tu auras donné la preuve d’être un fier crâne.
– Allons, petit, du courage, dirent les autres. Ah ! dame, il faut souffrir pour être artiste.
Joseph, dans sa bonne foi d’enfant de treize ans, demeura immobile pendant environ cinq minutes, et tous les élèves le regardaient sérieusement.
– Oh ! tu baisses, disait l’un.
– Eh ! tiens-toi, saperlotte ! disait l’autre. L’Empereur Napoléon est bien resté pendant un mois comme tu le vois là, dit un élève en montrant la belle statue de Chaudet.
L’Empereur, debout, tenait le sceptre impérial, et cette statue fut abattue, en 1814, de la colonne qu’elle couronnait si bien. Au bout de dix minutes, la sueur brillait en perles sur le front de Joseph. En ce moment un petit homme chauve, pâle et maladif, entra. Le plus respectueux silence régna dans l’atelier.
– Eh ! bien, gamins, que faites-vous ? dit-il en regardant le martyr de l’atelier.
– C’est un petit bonhomme qui pose, dit le grand élève qui avait disposé Joseph.
– N’avez-vous pas honte de torturer un pauvre enfant ainsi ? dit Chaudet en abaissant les deux membres de Joseph. Depuis quand es-tu là ? demanda-t-il à Joseph en lui donnant sur la joue une petite tape d’amitié.
– Depuis un quart d’heure.
– Et qui t’amène ici ?
– Je voudrais être artiste.
– Et d’où sors-tu, d’où viens-tu ?
– De chez maman.
– Oh ! maman ! crièrent les élèves.
– Silence dans les cartons ! cria Chaudet. Que fait ta maman ?
– C’est madame Bridau. Mon papa, qui est mort, était un ami de l’Empereur. Aussi l’Empereur, si vous voulez m’apprendre à dessiner, payera-t-il tout ce que vous demanderez.
– Son père était Chef de Division au Ministère de l’Intérieur, s’écria Chaudet frappé d’un souvenir. Et tu veux être artiste déjà ?
– Oui, monsieur.
– Viens ici tant que tu voudras, et l’on t’y amusera ! Donnez-lui un carton, du papier, des crayons, et laissez-le faire. Apprenez, drôles, dit le sculpteur, que son père m’a obligé. Tiens, Corde-à-Puits, va chercher des gâteaux, des friandises et des bonbons, dit-il en donnant de la monnaie à l’élève qui avait a***é de Joseph. Nous verrons bien si tu es un artiste à la manière dont tu chiqueras les légumes, reprit Chaudet en caressant le menton de Joseph.
Puis il passa les travaux de ses élèves en revue, accompagné de l’enfant qui regardait, écoutait et tâchait de comprendre. Les friandises arrivèrent. Tout l’atelier, le sculpteur lui-même et l’enfant donnèrent leur coup de dent. Joseph fut alors caressé tout aussi bien qu’il avait été mystifié. Cette scène, où la plaisanterie et le cœur des artistes se révélaient et qu’il comprit instinctivement, fit une prodigieuse impression sur l’enfant. L’apparition de Chaudet, sculpteur, enlevé par une mort prématurée, et que la protection de l’Empereur signalait à la gloire, fut pour Joseph comme une vision. L’enfant ne dit rien à sa mère de cette escapade ; mais, tous les dimanches et tous les jeudis, il passa trois heures à l’atelier de Chaudet. La Descoings, qui favorisait les fantaisies des deux chérubins, donna dès lors à Joseph des crayons, de la sanguine, des estampes et du papier à dessiner. Au lycée impérial, le futur artiste croquait ses maîtres, il dessinait ses camarades, il charbonnait les dortoirs, et fut d’une étonnante assiduité à la classe de dessin. Lemire, professeur du lycée Impérial, frappé non seulement des dispositions, mais des progrès de Joseph, vint avertir madame Bridau de la vocation de son fils. Agathe, en femme de province qui comprenait aussi peu les arts qu’elle comprenait bien le ménage, fut saisie de terreur. Lemire parti, la veuve se mit à pleurer.
– Ah ! dit-elle quand la Descoings vint, je suis perdue ! Joseph, de qui je voulais faire un employé, qui avait sa route toute tracée au Ministère de l’Intérieur où, protégé par l’ombre de son père, il serait devenu chef de bureau à vingt-cinq ans, eh ! bien, il veut se mettre peintre, un état de va-nu-pieds. Je prévoyais bien que cet enfant-là ne me donnerait que des chagrins !
Madame Descoings avoua que, depuis plusieurs mois, elle encourageait la passion de Joseph, et couvrait, le dimanche et le jeudi, ses évasions à l’Institut. Au Salon, où elle l’avait conduit, l’attention profonde que le petit bonhomme donnait aux tableaux tenait du miracle.
– S’il comprend la peinture à treize ans, ma chère, dit-elle, votre Joseph sera un homme de génie.
– Oui, voyez où le génie a conduit son père ! à mourir usé par le travail à quarante ans.
Dans les derniers jours de l’automne, au moment où Joseph allait entrer dans sa quatorzième année, Agathe descendit, malgré les instances de la Descoings, chez Chaudet, pour s’opposer à ce qu’on lui débauchât son fils. Elle trouva Chaudet, en sarrau bleu, modelant sa dernière statue ; il reçut presque mal la veuve de l’homme qui jadis l’avait servi dans une circonstance assez critique ; mais, attaqué déjà dans sa vie, il se débattait avec cette fougue à laquelle on doit de faire, en quelques moments, ce qu’il est difficile d’exécuter en quelques mois ; il rencontrait une chose longtemps cherchée, il maniait son ébauchoir et sa glaise par des mouvements saccadés qui parurent à l’ignorante Agathe être ceux d’un maniaque. En toute autre disposition, Chaudet se fût mis à rire ; mais en entendant cette mère maudire les arts, se plaindre de la destinée qu’on imposait à son fils et demander qu’on ne le reçût plus à son atelier, il entra dans une sainte fureur.
– J’ai des obligations à défunt votre mari, je voulais m’acquitter en encourageant son fils, en veillant aux premiers pas de votre petit Joseph dans la plus grande de toutes les carrières ! s’écria-t-il. Oui, madame, apprenez, si vous ne le savez pas, qu’un grand artiste est un roi, plus qu’un roi : d’abord il est plus heureux, il est indépendant, il vit à sa guise ; puis il règne dans le monde de la fantaisie. Or, votre fils a le plus bel avenir ! des dispositions comme les siennes sont rares, elles ne se sont dévoilées de si bonne heure que chez les Giotto, les Raphaël, les Titien, les Rubens, les Murillo ; car il me semble devoir être plutôt peintre que sculpteur. Jour de Dieu ! si j’avais un fils semblable, je serais aussi heureux que l’Empereur l’est de s’être donné le roi de Rome ! Enfin, vous êtes maîtresse du sort de votre enfant. Allez, madame ! faites-en un imbécile, un homme qui ne fera que marcher en marchant, un misérable gratte-papier : vous aurez commis un meurtre. J’espère bien que, malgré vos efforts, il sera toujours artiste. La vocation est plus forte que tous les obstacles par lesquels on s’oppose à ses effets ! La vocation, le mot veut dire l’appel, eh ! c’est l’élection par Dieu ! Seulement vous rendrez votre enfant malheureux ! Il jeta dans un baquet avec violence la glaise dont il n’avait plus besoin, et dit alors à son modèle : – Assez pour aujourd’hui.
Agathe leva les yeux et vit une femme nue assise sur une escabelle dans un coin de l’atelier, où son regard ne s’était pas encore porté ; et ce spectacle la fit sortir avec horreur.
– Vous ne recevrez plus ici le petit Bridau, vous autres, dit Chaudet à ses élèves. Cela contrarie madame sa mère.
– Hue ! crièrent les élèves quand Agathe ferma la porte.
– Et Joseph allait là ! se dit la pauvre mère effrayée de ce qu’elle avait vu et entendu.
Dès que les élèves en sculpture et en peinture apprirent que madame Bridau ne voulait pas que son fils devînt un artiste, tout leur bonheur fut d’attirer Joseph chez eux. Malgré la promesse que sa mère tira de lui de ne plus aller à l’Institut, l’enfant se glissa souvent dans l’atelier que Regnauld y avait, et on l’y encouragea à barbouiller des toiles. Quand la veuve voulut se plaindre, les élèves de Chaudet lui dirent que monsieur Regnauld n’était pas Chaudet ; elle ne leur avait pas d’ailleurs donné monsieur son fils à garder, et mille autres plaisanteries. Ces atroces rapins composèrent et chantèrent une chanson sur madame Bridau, en cent trente-sept couplets.
Le soir de cette triste journée, Agathe refusa de jouer, et resta dans la bergère en proie à une si profonde tristesse que parfois elle eut des larmes dans ses beaux yeux.
– Qu’avez-vous, madame Bridau ? lui dit le vieux Claparon.
– Elle croit que son fils mendiera son pain parce qu’il a la bosse de la peinture, dit la Descoings ; mais moi je n’ai pas le plus léger souci pour l’avenir de mon beau-fils, le petit Bixiou, qui, lui aussi, a la fureur de dessiner. Les hommes sont faits pour percer.
– Madame a raison, dit le sec et dur Desroches qui n’avait jamais pu malgré ses talents devenir sous-chef. Moi je n’ai qu’un fils heureusement ; car avec mes dix-huit cents francs et une femme qui gagne à peine douze cents francs avec son bureau de papier timbré, que serais-je devenu ? J’ai mis mon gars petit-clerc chez un avoué, il a vingt-cinq francs par mois et le déjeuner, je lui en donne autant ; il dîne et il couche à la maison : voilà tout, il faut bien qu’il aille, et il fera son chemin ! Je taille à mon gaillard plus de besogne que s’il était au Collège, et il sera quelque jour Avoué ; quand je lui paye un spectacle, il est heureux comme un roi, il m’embrasse, oh ! je le tiens roide, il me rend compte de l’emploi de son argent. Vous êtes trop bonne pour vos enfants. Si votre fils veut manger de la vache enragée, laissez-le faire ! il deviendra quelque chose.
– Moi, dit du Bruel, vieux Chef de Division qui venait de prendre sa retraite, le mien n’a que seize ans, sa mère l’adore ; mais je n’écouterais pas une vocation qui se déclarerait de si bonne heure. C’est alors pure fantaisie, un goût qui doit passer ! Selon moi, les garçons ont besoin d’être dirigés…
– Vous, monsieur, vous êtes riche, vous êtes un homme et vous n’avez qu’un fils, dit Agathe.
– Ma foi, reprit Claparon, les enfants sont nos tyrans (en cœur). Le mien me fait enrager, il m’a mis sur la paille, j’ai fini par ne plus m’en occuper du tout (indépendance). Eh ! bien, il en est plus heureux, et moi aussi. Le drôle est cause en partie de la mort de sa pauvre mère. Il s’est fait commis-voyageur, et il a bien trouvé son lot ; il n’était pas plutôt à la maison qu’il en voulait sortir, il ne tenait jamais en place, il n’a rien voulu apprendre ; tout ce que je demande à Dieu, c’est que je meure sans lui avoir vu déshonorer mon nom ! Ceux qui n’ont pas d’enfants ignorent bien des plaisirs, mais ils évitent aussi bien des souffrances.
– Voilà les pères ! se dit Agathe en pleurant de nouveau.
– Ce que je vous en dis, ma chère madame Bridau, c’est pour vous faire voir qu’il faut laisser votre enfant devenir peintre ; autrement, vous perdriez votre temps…
– Si vous étiez capable de le morigéner, reprit l’âpre Desroches, je vous dirais de vous opposer à ses goûts ; mais, faible comme je vous vois avec eux, laissez-le barbouiller, crayonner.
– Perdu ! dit Claparon.
– Comment, perdu ? s’écria la pauvre mère.
– Eh ! oui, mon indépendance en cœur, cette allumette de Desroches me fait toujours perdre.
– Consolez-vous, Agathe, dit la Descoings, Joseph sera un grand homme.
Après cette discussion, qui ressemble à toutes les discussions humaines, les amis de la veuve se réunirent au même avis, et cet avis ne mettait pas de terme à ses perplexités. On lui conseilla de laisser Joseph suivre sa vocation.
– Si ce n’est pas un homme de génie, lui dit du Bruel qui courtisait Agathe, vous pourrez toujours le mettre dans l’administration.
Sur le haut de l’escalier, la Descoings, en reconduisant les trois vieux employés, les nomma des sages de la Grèce.
– Elle se tourmente trop, dit du Bruel.
– Elle est trop heureuse que son fils veuille faire quelque chose, dit encore Claparon.
– Si Dieu nous conserve l’Empereur, dit Desroches, Joseph sera protégé d’ailleurs ! Ainsi de quoi s’inquiète-t-elle ?
– Elle a peur de tout, quand il s’agit de ses enfants, répondit la Descoings. – Eh ! bien, bonne petite, reprit-elle en rentrant, vous voyez, ils sont unanimes, pourquoi pleurez-vous encore ?
– Ah ! s’il s’agissait de Philippe, je n’aurais aucune crainte. Vous ne savez pas ce qui se passe dans ces ateliers ! Les artistes y ont des femmes nues.
– Mais ils y font du feu, j’espère, dit la Descoings.
Quelques jours après, les malheurs de la déroute de Moscou éclatèrent. Napoléon revint pour organiser de nouvelles forces et demander de nouveaux sacrifices à la France. La pauvre mère fut alors livrée à bien d’autres inquiétudes. Philippe, à qui le lycée déplaisait, voulut absolument servir l’Empereur. Une revue aux Tuileries, la dernière qu’y fit Napoléon et à laquelle Philippe assista, l’avait fanatisé. Dans ce temps-là, la splendeur militaire, l’aspect des uniformes, l’autorité des épaulettes exerçaient d’irrésistibles séductions sur certains jeunes gens. Philippe se crut pour le service les dispositions que son frère manifestait pour les arts. À l’insu de sa mère, il écrivit à l’Empereur une pétition ainsi conçue :
« Sire, je suis fils de votre Bridau, j’ai dix-huit ans, cinq pieds six pouces, de bonnes jambes, une bonne constitution, et le désir d’être un de vos soldats. Je réclame votre protection pour entrer dans l’armée. » etc.
L’Empereur envoya Philippe du lycée Impérial à Saint-Cyr dans les vingt-quatre heures, et, six mois après, en novembre 1813, il le fit sortir sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie. Philippe resta pendant une partie de l’hiver au dépôt ; mais, dès qu’il sut monter à cheval, il partit plein d’ardeur. Durant la campagne de France, il devint lieutenant à une affaire d’avant-garde où son impétuosité sauva son colonel. L’Empereur nomma Philippe capitaine à la bataille de La Fère-Champenoise où il le prit pour officier d’ordonnance. Stimulé par un pareil avancement, Philippe gagna la croix à Montereau. Témoin des adieux de Napoléon à Fontainebleau, et fanatisé par ce spectacle, le capitaine Philippe refusa de servir les Bourbons. Quand il revint chez sa mère, en juillet 1814, il la trouva ruinée. On supprima la bourse de Joseph aux vacances, et madame Bridau, dont la pension était servie par la cassette de l’Empereur, sollicita vainement pour la faire inscrire au Ministère de l’Intérieur. Joseph, plus peintre que jamais, enchanté de ces évènements, demandait à sa mère de le laisser aller chez M. Regnauld, et promettait de pouvoir gagner sa vie. Il se disait assez fort élève de Seconde pour se passer de sa Rhétorique. Capitaine à dix-neuf ans et décoré, Philippe, après avoir servi d’aide-de-camp à l’Empereur sur deux champs de bataille, flattait énormément l’amour-propre de sa mère ; aussi, quoique grossier, tapageur, et en réalité sans autre mérite que celui de la vulgaire bravoure du sabreur, fut-il pour elle l’homme de génie ; tandis que Joseph, petit, maigre, souffreteux, au front sauvage, aimant la paix, la tranquillité, rêvant la gloire de l’artiste, ne devait lui donner, selon elle, que des tourments et des inquiétudes. L’hiver de 1814 à 1815 fut favorable à Joseph, qui, secrètement protégé par la Descoings et par Bixiou, élève de Gros, alla travailler dans ce célèbre atelier, d’où sortirent tant de talents différents, et où il se lia très étroitement avec Schinner. Le 20 mars éclata, le capitaine Bridau, qui rejoignit l’Empereur à Lyon et l’accompagna aux Tuileries, fut nommé chef d’escadron aux Dragons de la Garde. Après la bataille de Waterloo, à laquelle il fut blessé, mais légèrement, et où il gagna la croix d’officier de la Légion d’Honneur, il se trouva près du maréchal Davoust à Saint-Denis et ne fit point partie de l’armée de la Loire ; aussi, par la protection du maréchal Davoust, sa croix d’officier et son grade lui furent-ils maintenus ; mais on le mit en demi-solde. Joseph, inquiet de l’avenir, étudia durant cette période avec une ardeur qui plusieurs fois le rendit malade au milieu de cet ouragan d’évènements.
– C’est l’odeur de la peinture, disait Agathe à madame Descoings, il devrait bien quitter un état si contraire à sa santé.
Toutes les anxiétés d’Agathe étaient alors pour son fils le lieutenant-colonel ; elle le revit en 1816, tombé de neuf mille francs environ d’appointements que recevait un commandant des Dragons de la Garde Impériale à une demi-solde de trois cents francs par mois ; elle lui fit arranger la mansarde au-dessus de la cuisine, et y employa quelques économies. Philippe fut un des bonapartistes les plus assidus du café Lemblin, véritable Béotie constitutionnelle ; il y prit les habitudes, les manières, le style et la vie des officiers à demi-solde ; et, comme eût fait tout jeune homme de vingt et un ans, il les outra, voua sérieusement une haine mortelle aux Bourbons, ne se rallia point, il refusa même les occasions qui se présentèrent d’être employé dans la Ligne avec son grade de lieutenant-colonel. Aux yeux de sa mère, Philippe parut déployer un grand caractère.
– Le père n’eût pas mieux fait, disait-elle.
La demi-solde suffisait à Philippe, il ne coûtait rien à la maison, tandis que Joseph était entièrement à la charge des deux veuves. Dès ce moment, la prédilection d’Agathe pour Philippe se trahit. Jusque-là cette préférence fut un secret ; mais la persécution exercée sur un fidèle soldat de l’Empereur, le souvenir de la blessure reçue par ce fils chéri, son courage dans l’adversité, qui, bien que volontaire, était pour elle une noble adversité, firent éclater la tendresse d’Agathe. Ce mot : – Il est malheureux ! justifiait tout. Joseph, dont le caractère avait cette simplesse qui surabonde au début de la vie dans l’âme des artistes, élevé d’ailleurs dans une certaine admiration de son grand frère, loin de se choquer de la préférence de sa mère, la justifiait en partageant ce culte pour un brave qui avait porté les ordres de Napoléon dans deux batailles, pour un blessé de Waterloo. Comment mettre en doute la supériorité de ce grand frère qu’il avait vu dans le bel uniforme vert et or des Dragons de la Garde, commandant son escadron au Champ-de-Mai ! Malgré sa préférence, Agathe se montra d’ailleurs excellente mère : elle aimait Joseph, mais sans aveuglement ; elle ne le comprenait pas, voilà tout. Joseph adorait sa mère, tandis que Philippe se laissait adorer par elle. Cependant le dragon adoucissait pour elle sa brutalité soldatesque ; mais il ne dissimulait guère son mépris pour Joseph, tout en l’exprimant d’une manière amicale. En voyant ce frère dominé par sa puissante tête et maigri par un travail opiniâtre, tout chétif et malingre à dix-sept ans, il l’appelait : – Moutard ! Ses manières toujours protectrices eussent été blessantes sans l’insouciance de l’artiste qui croyait d’ailleurs à la bonté cachée chez les soldats sous leur air brutal. Joseph ne savait pas encore, le pauvre enfant, que les militaires d’un vrai talent sont doux et polis comme les autres gens supérieurs. Le génie est en toute chose semblable à lui-même.