Chapitre 7
Alors que le soleil taquinait ses paupières, Naaly se tourna pour lui échapper, grommelant contre l'invité-surprise qui venait perturber son sommeil. Cependant, des coups tambourinés à la porte l'obligèrent à entrouvrir un premier œil, puis un deuxième.
— Oui, oui, j'arrive, grogna-t-elle en se redressant lentement, tandis que, lassée d'attendre, Merielle pénétrait dans la pièce et se précipitait vers elle.
— J'ai une proposition pour toi !
Naaly qui s'étirait se figea et, tout à fait réveillée à présent, fixa son amie.
— De quel style ?
— Tu sais, je t'avais parlé des soucis que nous rencontrions avec les bandits à ta dernière visite. Comme ils se sont aggravés, père a décidé de renforcer la garde et va profiter des joutes pour recruter quelques combattants en plus.
— Quelles joutes ? Les prochaines auront lieu dans plus de six mois. D'ici là, je serai repartie.
— Mais non ! Tu n'as pas vu les tentes du côté du manège ? C'est un événement intermédiaire pour lequel les participants arrivent petit à petit depuis le début de la semaine.
— Non. Hier, je n'ai pas poussé la promenade jusque-là. Et puis, après mes acrobaties, j'avoue avoir préféré me faire discrète. Dis-moi, au fait, comment as-tu persuadé le petit Sekkaï de se taire ?
Légèrement agacée, Merielle haussa les épaules.
— Arrête de l'appeler ainsi ! Franchement, je vais regretter de t'avoir aidée…
Elle adopta une attitude boudeuse, mais Naaly multiplia tant les grimaces et les mimiques que, finalement, la princesse éclata de rire.
— Tu es impossible, Naaly, à tout point de vue, insupportable et irrésistible à la fois ! Je lui ai expliqué que mon mouchoir s'était envolé et que tu avais cherché à le rattraper en sautant.
— Et il t'a cru ?
— J'en doute, mais il est bien trop droit pour me faire punir à ta place.
— Toi, tu es ma meilleure amie, je t'adore !
Elles s'étreignirent, puis Merielle reprit :
— Il est normal que ton père ait négligé l'événement. Seules des écoles secondaires y participent, car elles ont rarement leur chance dans les joutes officielles. Or le manège d'Antan appartient aux plus réputées.
— Heureusement que personne ne lui en a parlé, sinon il m'aurait emmenée…
— Pourquoi ?
— Oh… trois fois rien, une divergence d'opinions entre lui et moi. Tu crois que Bonneau pourrait m'inscrire ?
— Sûrement, il faudrait le lui demander. Est-ce qu'il connaît ton… désaccord avec Pardon ?
— Je doute qu'ils aient abordé ce sujet, hier soir, ils avaient des affaires plus importantes à traiter…
Un immense sourire s'élargit sur le visage de Naaly. Pour une fois que la conduite incompréhensible de sa mère lui servait à quelque chose ! Accaparé par d'autres préoccupations, son père avait, de toute évidence, oublié cette date particulière. Cependant, par prudence, elle devait s'en assurer avant d'avancer ses pions. En l'absence du chat, les souris dansaient et elle tenait enfin l'occasion de montrer à tous son extraordinaire talent !
— T'as déjà mangé ? demanda-t-elle.
— Bien sûr ! Tu as vu l'heure, j'attends depuis plus d'une cloche que tu daignes te réveiller ! Ma patience à bout, je suis venue frapper à ta porte !
— Tu crois qu'ils me serviraient un encas en bas ?
— Si tu croises la mère Adèle, sûrement, elle t'adore parce que tu la fais rire.
— Bon, alors je révise mon stock de blagues et je passe à sa cuisine ! Et, après, nous partirons traîner dans le campement !
Naaly se glissait entre les tentes, observant les combattants, leurs allures et leurs armes. Elle circulait au cœur d'une gent presque exclusivement masculine. Avec sa silhouette légère, elle détonnait totalement dans cet univers. Chez les rares femmes présentes, leur physique semblait s'accorder par mimétisme à leur fonction ; toutes possédaient la carrure et la démarche des hommes sans en être. Ainsi, la croyance populaire qui voulait que la force brute fût le meilleur atout pour vaincre avait uniformisé les gabarits des compétiteurs : tous battis comme des armoires à glace, tapant comme des bourrins, sans agilité ni nuance. Voilà pourquoi l'école fondée par Barou et reprise par Bonneau affichait un tel succès, elle offrait sa chance à des combattants différents, proposait une diversité de morphologies nettement supérieure à la moyenne, dont l'originalité, au début surprenante, finissait par séduire et convaincre, avec ses élèves fins, souples, musclés, mus par une réactivité instinctive aux attaques et une incomparable dextérité dans des techniques inhabituelles.
Fermant les yeux un instant, elle s'imprégna de l'ambiance du lieu, inspirant les odeurs qui flottaient, mélange de sueurs humaine et chevaline, de feu de bois ou de fer forgé. Alors que ces effluves auraient probablement écœuré les nez sensibles, elle les adorait, comme des souvenirs que l'enfance avait abandonnés dans sa mémoire, quand, marchant à peine, elle suivait déjà son père vers le manège. Elle écouta les bruits qui résonnaient autour d'elle, le choc sourd du marteau sur l'enclume, le claquement de lames qui s'entrecroisaient, les cris des adversaires qui s'affrontaient et le hennissement des montures agitées. Voilà ce qu'elle voulait vivre tous les jours, loin de la maison familiale ! Habiter au milieu de ses compagnons d'armes, leur démontrer chaque jour que la vaillance n'avait rien à voir avec le sexe, mais tout avec la force de l'esprit, la détermination ou la ruse. Une partie d'elle-même avait envie de leur hurler qu'elle se sentait apte à battre chacun d'entre eux, parce qu'elle s'estimait plus intelligente et, peut-être aussi, plus inventive. De toute façon, meilleure. Non, aucun d'entre eux ne l'effrayait et, s'ils l'ignoraient, bientôt, ils l'apprendraient à leurs dépens.
— Poussez-vous, votre place n'est pas ici !
Naaly sursauta et tourna son regard vers le malotru qui venait de briser sa rêverie. Ses yeux s'étrécirent, tandis qu'elle fixait le garçon devant elle, grand aux épaules carrées, prête à lui répondre vertement. L'arrivée de Merielle l'en empêcha.
— Enfin, tu es là ! s'exclama celle-ci.
Alors qu'un instant plus tôt, le même garçon s'adressait à Naaly sur un ton brusque et désagréable, il devint tout miel devant la princesse et se lança dans un salut sans grâce, les joues légèrement enflammées. Celle-ci esquissa un sourire de circonstance avant de se détourner, entraînant Naaly par le bras.
— Alors, comment tu le trouves ? lui souffla-t-elle.
— Bof… Une brute épaisse. Absolument pas pour une fille aussi bien que toi, répondit Naaly, vexée par le peu d'intérêt que lui avait manifesté le jeune homme.
Le pouvoir d'un titre… Dans un sens, son amie avait bien fait d'arriver, sinon la colère l'aurait emporté sur la raison et elle aurait dévoilé une partie de ses aptitudes avant l'heure. Or, l'effet de surprise constituerait un atout majeur lors de son premier combat. Elle devrait commencer à réfléchir avant d'agir, d'autant plus qu'hier son inconséquence l'avait entraînée dans une situation délicate, même si elle s'en était finalement tirée à bon compte.
Pendant toute la durée de leur promenade entre les tentes, Merielle profita des nombreux hommages qu'elle recevait à double titre, pour son statut et son attitude charmante. Naaly s'attarda un instant sur la relation inattendue qui liait deux adolescentes aussi différentes qu'elles. En effet, autant Merielle donnait l'apparence d'une jeune demoiselle à l'éducation parfaite, autant elle-même faisait penser à un garçon manqué, mais pas suffisamment pour laisser oublier qu'elle était une fille, comme ses conquêtes régulières le prouvaient. Son regard dériva vers son amie dont les deux sourcils bien dessinés soulignaient le profil harmonieux. Comme si, au même instant, Merielle songeait à elle, celle-ci tourna son visage vers Naaly, offrant à la clarté du soleil deux iris aux nuances dorées qui s'éclairèrent de l'intérieur et un sourire à la fois lumineux et légèrement mystérieux, comme une invitation vers un voyage inconnu… Quelques mèches voletèrent sous l'effet de la brise avant de revenir exactement à leur place initiale. Naaly se demanda comment se débrouillait la princesse pour rester en permanence tirée à quatre épingles, dans le vent comme sous la pluie. Des coiffures simples et élégantes, comme ses tenues, toujours impeccables. Un rien lui seyait à merveille, mettant en valeur sa silhouette gracieuse dont les formes plus voluptueuses que les siennes possédaient un charme certain. Alors, pourquoi dédaignait-elle systématiquement toutes les marques d'attention, les balayant de sa mémoire dès qu'elle quittait leurs auteurs, à croire que les garçons ne la préoccupaient vraiment que dans ces moments où elles en discutaient ensemble, pour s'en moquer ou les apprécier ? Naturellement, Naaly aurait amplement pu profiter de la notoriété de la princesse et des prévenances qui, maintenant qu'elle l'accompagnait, s'étendaient jusqu'à elle, mais un sujet autrement important occupait son esprit : la façon de combattre de ses futurs adversaires. À chaque nouvelle présentation, elle dressait immédiatement une liste mentale des caractéristiques physiques du personnage, les aptitudes qu'elle avait notées et les défauts dont elle pourrait se servir. Les propos aimables échangés étaient ponctués de questions parfaitement ciblées qui l'aidaient à préciser sa description. Si tous ces garçons avaient su que ses regards enjôleurs n'étaient destinés qu'à les percer à jour… Les hommes ! Tellement sûrs d'eux… Décidément, leur unique intérêt se manifestait dans le plaisir qu'elle prenait à les manipuler, comme le petit Sekkaï, d'ailleurs. Plus aussi petit qu'elle l'aurait souhaité, mais, sur ce point-là, rien à faire, il resterait plus grand qu'elle. Cependant, elle continuerait à l'appeler ainsi rien que pour l'énerver ! La vie était vraiment belle ! Demain, les premières joutes débuteraient et elle y figurerait. Elle était allée minauder auprès de son grand-père qui, d'abord surpris par sa demande, car il pensait qu'elle aurait préféré attendre les rencontres officielles, avait fini par céder sous l'apparente logique des arguments : « Tu comprends, ce serait l'occasion de me confronter à des combattants que je ne connais pas, une forme d'entraînement avant l'heure ». À présent, Bonneau avait dû régler le problème de sa participation avec Sérain. Demain, à la même heure, elle entrerait en lice, et ce, malgré l'interdiction paternelle. Enfin, elle ne lui désobéirait pas vraiment, n'étant pas punie pour cet événement-là. Elle pouvait bien jouer sur les mots en son absence et puis, si elle remportait le titre, comme elle l'escomptait, il n'aurait plus qu'à s'incliner. Maintenant, puisqu'elle était libre, elle pourrait profiter du plaisir d'une petite sieste ; il faut dire qu'elle s'était couchée un peu tard la nuit dernière, à l'issue d'une rencontre au clair de lune. Ce souvenir la ravit, charmant garçon, pas trop bête, voilà qui tiendrait bien les quelques jours qu'elle passerait ici. Pourvu que son père ne revînt pas trop tôt ! Un sourire illumina son visage, la vie était vraiment trop belle… Alors qu'elle atteignait sa chambre, la voix de Bonneau retentit :
— Naaly ! Tu tombes bien, je te cherchais. Sérain a donné son accord, alors entraînement, et tout de suite.
Un cri résonna dans la tête de Naaly : non ! Elle tenta de biaiser.
— Nous pourrions remettre ça à plus tard. Je travaille déjà presque tous les jours et…
— Non, non, fillette. Là, c'est du sérieux. Même si les écoles participantes ne sont que secondaires, quelques-uns de leurs éléments sont talentueux. Je peux te l'affirmer, car je les observe depuis leur installation. Donc, au boulot !
Naaly poussa un long soupir et se résigna.
— D'accord… Je vais chercher mon kenda.
Dire qu'un instant plus tôt elle envisageait avec une satisfaction profonde le plaisir d'un repos bien mérité. Parvenue dans sa chambre, elle jeta un coup d'œil empli de regrets vers son lit, puis saisit son arme et, enfin, sourit. Un combat à la place d'une sieste, après tout, l'échange pouvait se révéler avantageux. Elle rattrapa Bonneau et tous deux se dirigèrent vers la salle d'entraînement du château, réservée à la famille royale, dans laquelle ils seraient plus tranquilles. Ainsi, Naaly pourrait ménager son effet de surprise.
— Pas comme ça ! Par les fées, tu veux bien écouter mes conseils !
Il se rapprocha de Naaly.
— Tu privilégies la beauté du mouvement à son efficacité. Oui, cette position manque probablement de grâce, mais ton équilibre sera nettement meilleur. Alors que là, Bonneau joignit le geste à la parole et Naaly tomba, tu te retrouves assise sur ton derrière. Adieu le titre !
Sa petite-fille lui jeta un regard noir. Depuis presque deux heures, il ne cessait de lui faire répéter enchaînement sur enchaînement, de corriger les défauts qu'il croyait déceler. Recommandations, rectifications, leçons, critiques, tout y passait et elle subissait cette avalanche de conseils comme une punition injuste. Elle était venue combattre, pas jouer les moulins à vent avec son kenda contre un adversaire inconsistant. Lassée à présent, elle le laissait parler sans même l'écouter. S'apercevant de l'expression peu réceptive de son élève, Bonneau lui tendit la main pour l'aider à se redresser.
— Nous allons terminer là, car je vois bien que tu ne feras plus rien de bon aujourd'hui, mais entends au moins mon avis : tu n'es pas prête.
Naaly regimba aussitôt.
— Arrête, grand-père, même sans m'entraîner, je suis meilleure que la majeure partie de ceux que j'ai pu observer !
— Oui, mon enfant, mais, dans le lot, deux ou trois me paraissent plus brillants que toi, dont Sekkaï.
Les mâchoires de Naaly se crispèrent.
— Que vient faire le petit Sekkaï dans cette aventure ? Il n'est pas concerné, il me semble.
— Si, parfaitement. Il a proposé à Sérain de participer aux joutes. C'est un excellent combattant, peut-être moins intuitif que toi, mais très bien préparé et particulièrement efficace.
Naaly haussa les épaules.
— Il ne me fait pas peur. Je suis certaine que lui, comme les autres, je le battrai.