Après les salutations de rigueur, le groupe se dispersa, mais Bonneau s'accrocha à Pardon et Hang. À peine sorti dans le couloir, il décréta :
— Je pars avec vous.
Pardon se figea un instant, puis préféra s'éloigner de la salle avant de lui répondre.
— Non, Bonneau. Hang et moi nous débrouillerons très bien. De plus, je souhaite te confier une tâche délicate qui te demandera beaucoup de vigilance.
Les sourcils froncés, l'homme l'observa, s'interrogeant manifestement sur ce qui pouvait être plus essentiel que sa propre fille.
— Les enfants restant ici, tu seras le seul à posséder un peu d'ascendant sur Naaly. Je crains qu'en mon absence cette dernière ne se sente pousser des ailes pour agir n'importe comment.
Bonneau hocha lentement la tête, peu convaincu. Pardon poursuivit :
— J'ai plus important encore. Tristan n'est pas arrivé en éclaireur. Il s'est sauvé de la maison pendant la nuit pour rattraper Aila. Et, si tu ne lui avais pas mis le grappin dessus par hasard, il serait déjà reparti à sa recherche.
— Tristan ! s'exclama le grand-père. Tu parles bien de ton fils, le garçon le plus gentil et sage qui soit ?
— Surprenant de sa part, cette attitude rebelle, n'est-ce pas, intervint Hang. Le voilà qui présente plus d'intérêt que prévu…
Le regard peu aimable de son partenaire l'incita à se taire et, après un léger haussement d'épaules, il accepta de ne plus s'exprimer, même si son visage indiquait clairement sa position. Pardon continua :
— Je suis convaincu qu'il voudra partir avec nous et je crains que, comme nous quittons Avotour sans lui, il désire nous suivre. Tu devras le surveiller de près pour qu'il ne t'échappe pas.
Bonneau opina à contrecœur. Manifestement, ce rôle de chaperon ne le satisfaisait absolument pas, principalement lorsqu'il envisageait de courir après sa fille. Pardon se fit pressant.
— J'ai besoin de toi pour veiller sur eux et les empêcher de commettre des bêtises. Tu es le seul qui possède un ascendant suffisant sur elle.
— D'accord. Mais, en échange, tu me ramènes Aila, c'est promis ?
Les deux hommes, si proches, s'évaluèrent du regard.
— Je t'en fais le serment, je te la ramènerai.
— Franchement, ça ne me fait pas plaisir de rester en arrière, vous vous en doutez bien.
De nouveau silencieux, le groupe repartit dans les couloirs. Alors que Bonneau venait de les quitter, Pardon connut la dernière surprise de sa journée en découvrant Tristan devant sa chambre. Hang qui rejoignait la sienne se figea à quelques mètres, visiblement très intéressé par la confrontation qui s'annonçait.
Le garçon avait redressé sa tête et regarda son père droit dans les yeux.
— Je veux que vous m'emmeniez chercher maman, affirma-t-il.
— Non, tu n'iras nulle part. Les routes d'Avotour ne sont déjà pas sûres pour des combattants aguerris. Il est donc hors de question que je risque ta vie dans des luttes inégales. Attention, Tristan ! Je ne plaisante pas. À présent, pars te coucher.
— Papa, écoute-moi, tu ne la retrouveras pas sans moi.
Les traits de Pardon se durcirent aussitôt et, d'un son sec, il répliqua :
— Je crois que si. Maintenant, c'est un ordre : dans ta chambre !
Tristan hésita un instant, puis baissa la tête et disparut. Hang revint sur ses pas et décréta :
— Tu as tort, Pardon. Combien de fois as-tu vu Tristan exprimer aussi clairement une demande ?
Pardon lui lança un regard noir. Il ressentait l'immense besoin de s'isoler et même la présence de son ami lui pesait, encore plus quand ce dernier lui balançait en pleine face des remarques pertinentes qu'il n'avait absolument pas envie d'entendre. Hang perçut la tension de son compagnon et ajouta pour l'apaiser :
— Oui, je sais, je ne pourrai te donner mes judicieux conseils que lorsque j'aurai un garçon de son âge… Si notre enfant est une fille, tu risques de ne pas m'écouter avant longtemps, est-ce que tu penses que ça suffira vraiment à me faire taire ?
Un léger sourire éclaira le visage de Pardon alors qu'il ouvrait sa porte.
— Bonne nuit, Hang.
— Bonne, pas sûre, mais courte, certainement. Rendez-vous demain matin aux aurores alors…
Chacun rentra dans sa chambre, mais un coup frappé à l'huis obligea le Hagan à revenir sur ses pas. Aubin attendait, visiblement troublé.
— Je n'ai pas osé demander des précisions à Pardon… Hang, que se passe-t-il avec Aila ? Bonneau est resté vague dans ses réponses pour éviter que je m'inquiète, mais j'ai besoin d'en savoir plus.
— Viens, je vais t'expliquer.
Aila se tournait et se retournait. Depuis son départ d'Antan, elle se réhabituait difficilement aux nuits en forêt. En permanence anxieuse, elle écoutait tous les bruits, incapable de discerner ceux qui devaient l'alerter des autres. Comment avait-elle pu s'endormir à ce point depuis toutes ces années au point de perdre ses réflexes, ceux qui, avant même l'apparition de la magie, lui avaient sauvé la vie plus d'une fois ? Malgré tous ses efforts pour les amener à revivre, elle n'y parvenait que très partiellement, ses perceptions comme ses automatismes s'étaient tellement engourdis. La peur devenait-elle une réaction nécessaire quand une personne n'était plus apte à se défendre seule ? Songeant que l'aube ne devrait pas tarder, elle décida de se lever et ramassa ses affaires en quelques gestes. Se rapprochant de Lumière, elle flatta son encolure.
— Alors, ma douce, prête à reprendre la route ? J'espère que tes articulations sont moins douloureuses que les miennes à coucher sur ce sol dur et irrégulier. Tu peux te moquer de moi, je suis consciente de n'être qu'une piètre voyageuse, mais je reste confiante, tout ce que j'ai perdu va revenir peu à peu. T'es bien d'accord avec moi, hein ?
Sa jument secoua la tête avant de la pousser de son museau.
— Oui, je vois bien que tu partages mon opinion. Toi et moi, comme au bon vieux temps, de quoi nous donner un coup de jeune !
Lumière hennit.
— Tu as raison… et malheureusement aussi un petit coup de vieux, du genre « ancienne combattante souhaitant reprendre du service »… Tu crois que c'est possible ? Tu crois que je serai capable de retrouver ma place, pas au point de redevenir la Dame Blanche, non, mais simplement…
Aila s'interrompit, particulièrement émue.
—… de redevenir utile…
Elle enfouit son visage dans la crinière de Lumière, cherchant dans la douceur de sa robe, la chaleur et le réconfort dont elle avait besoin ainsi que le courage qui lui manquait. Ses affaires prêtes, son kenda fixé sur sa selle, encore une fois, elle repartit sans savoir où elle allait ni pourquoi… Voulait-elle vraiment retourner en arrière, à cette période de son existence où les questions se multipliaient, où chaque réponse était obtenue après une lutte acharnée, où la charge portée par ses épaules la faisait ployer chaque jour davantage, où sa vie ne lui appartenait jamais, de toute évidence ?
Au même moment, alors que les vagues couleurs bleutées de l'aube pointaient à l'horizon, Pardon et Hang enfourchaient leur monture, puis quittaient l'écurie, sans échanger un mot. Avec encore une journée de retard sur Aila, ils ne devaient pas traîner. À peine avaient-ils franchi les limites de la cour qu'une silhouette rejoignait les stalles. Dans la faible clarté de la chandelle de garde, elle retrouva facilement le harnachement de son cheval. Pénétrant dans le box, sa main sûre fixa le mors dans la bouche de l'animal et attacha la sous-gorge. Un instant plus tard, tapis et selle avaient pris leur place et elle serrait la sangle. Elle attrapait les rênes quand l'ombre d'un nouvel arrivant se projeta sur elle. Un timbre grave et sourd retentit :
— Tu ne croyais quand même pas que tu parviendrais aussi simplement à me doubler…
Le garçon murmura :
— Je dois absolument aller avec eux. Je le dois…
Alors qu'il ne distinguait pas ses yeux, ce fut à sa voix que Bonneau perçut l'immense détresse de son petit-fils. Touché, un instant, il songea à accepter et à l'accompagner pour rejoindre les deux hommes. Pourtant, son engagement auprès de Pardon le retint et il répondit à Tristan :
— Ton père m'a demandé de te surveiller de près, je m'exécute. Maintenant, mon bonhomme, toi et moi ne nous quitterons plus. Range le harnachement de ton cheval et repartons nous coucher.
— Grand-père…, tenta une dernière fois Tristan, mais le regard inflexible de celui-ci lui signifia son refus aussi clairement que des mots.
Désabusé, l'enfant obéit et le duo retourna vers les habitations. Cependant, Bonneau restait préoccupé. L'attitude de son petit-fils apparaissait pour le moins déconcertant et son instinct lui soufflait toujours quand il n'avait pas pris la bonne décision et, là, il ne lui soufflait rien, il le lui hurlait. De nouveau, il songea à dire oui au garçon qui marchait à ses côtés, la tête baissée. Comment aurait-il pu deviner que, s'il avait été un homme moins intègre, leur avenir aurait peut-être été moins dramatique ?