Alors que le soir tombait, Pardon n'était guère plus avancé qu'à son arrivée. Il avait passé son après-midi à rencontrer des gens, dans l'espoir que l'un d'entre eux lui aurait parlé de sa femme, mais non. À ce stade de la journée, il ne savait plus trop sur quel pied danser et, soucieux de ne pas se rendre en retard à l'invitation de Sérain, il se dirigeait vers la pièce où se trouvaient Bonneau, Naaly et Tristan. Sur le pas de la porte, il s'arrêta un instant, observant le trio avec un léger sourire aux lèvres. Le grand-père avait toujours négocié avec art les différences de ses élèves, il agissait de même avec ses petits-enfants. Il plaisantait avec eux, tantôt les écoutant parler de ce qu'ils aimaient, tantôt leur narrant quelques anecdotes qui circulaient dans la forteresse. Alors qu'entre le frère et la sœur la relation se révélait bien trop souvent explosive, en sa compagnie, les propos échangés adoptaient une apparence conviviale et même Tristan prononçait quelques mots. Malheureusement, la communication ne s'opérait qu'avec Bonneau et non entre les deux adolescents. En observant sa fille particulièrement enjouée et son fils plus détendu qu'à l'accoutumée, Pardon éprouva l'impression que toute cette histoire avec Aila n'était qu'un mauvais rêve dont il allait se réveiller, mais le regard appuyé que posa Bonneau sur lui quand il entra l'en dissuada immédiatement.
— Allez, les enfants, je crois qu'il est l'heure de rejoindre la table de Sérain et Lomaï. Avec un peu de chance, Merielle et Sekkaï doivent déjà être descendus. Filez, votre père et moi vous suivons.
— Juste un instant, intervint Pardon.
Naaly, vaguement inquiète, fixa ses yeux sur lui. Si jamais il était sur le point de leur annoncer qu'ils repartiraient aux aurores demain tous ensemble, c'était non ! Il était hors de question pour elle de passer une heure de plus à courir après quelqu'un qu'elle ne voulait pas rattraper.
— Hang et moi reprendrons la route dès l'aube. En ce qui vous concerne, vous resterez ici quelques jours, le temps pour nous de revenir avec votre mère.
Tristan regarda son père fixement, comme s'il désirait s'exprimer, mais il y renonça, tandis que Naaly jubilait intérieurement, évitant cependant de laisser transparaître sa joie. Merielle et elle pourraient poursuivre leurs activités préférées au détriment de tous les imbéciles de la forteresse. Définitivement, ce petit séjour à Avotour l'enchantait ! De plus, cerise sur le gâteau, elle multiplierait les occasions de faire tourner Sekkaï en bourrique.
— Bien, cette solution me convient tout à fait. Je rejoins la salle à manger. À tout de suite, déclara-t-elle en quittant la pièce.
Tristan sembla hésiter un instant, puis se décida à la suivre. Bonneau et Pardon s'engagèrent dans le couloir.
— Maintenant, tu vas peut-être m'expliquer le problème avec ma fille, commença Bonneau.
Pardon lui jeta un coup d'œil rapide, puis, le regard dans le vide, il répondit lentement :
— Elle est partie…
— Comment ça, partie ? Où ?
— Je n'en sais rien… Je croyais qu'elle serait ici, parce qu'elle avait parlé de rejoindre Avotour, mais je n'ai croisé personne qui l'ait vue. Si elle a poussé jusqu'ici, elle l'a fait en toute discrétion…
Bonneau resta pensif avant d'ajouter :
— Et tu peux m'apporter quelques explications à son geste ?
— Je l'ignore, Bonneau. Je ne la comprends plus. Elle est comme habitée par d'autres désirs que ceux de notre quotidien, comme celui…
Il se tut un instant avant de reprendre d'une voix mal assurée :
— comme celui de retrouver la magie…
— Elle te manque à toi aussi ?
— Oui, souvent, mais je parviens à vivre sans elle. Je ne suis plus certain qu'Aila y arrive encore.
— Pardon, quoi qu'il se passe en ce moment entre vous deux, tu dois te souvenir d'une seule chose : ta femme t'aime infiniment et, je peux te l'affirmer, plus que tous les pouvoirs du monde.
Comme agacé, Pardon haussa les épaules avant de répondre, toujours sans regarder son beau-père :
— Ça non plus, Bonneau, je ne suis plus sûr que ce soit le cas…
Leur discussion s'arrêta quand ils pénétrèrent dans la salle à manger. Lomaï, rayonnante, s'approcha de Pardon pour saisir ses mains.
— Quel plaisir de te recevoir ! Tu te fais trop rare ces derniers temps, il faudra que tu envisages de venir jusqu'à nous plus souvent. Qu'as-tu fait de ma très chère amie ? L'aurais-tu attachée dans votre lointaine maison pour l'empêcher de nous rendre visite ?
— Mais Aila est passée, interrompit une voix.
Tous les regards convergèrent vers Avelin qui, aussitôt, se sentit mal à l'aise.
— Je suis désolé, j'aurais probablement dû aborder le sujet avec vous, mais… disons que j'étais très occupé aujourd'hui…
Il se tut, puis sous les interrogations muettes qui pesaient sur lui, ajouta :
— Elle est arrivée chez moi hier en fin d'après-midi et, vous connaissez Aila, elle a profité de l'occasion pour me présenter sans détour sa façon de penser, sur le fait que je gâchais ma vie depuis trop longtemps pour de stupides raisons… Enfin, ceci explique cela, conclut-il en jetant un coup d'œil à Blandine.
Chacun devina implicitement ce que ses propos sous-entendaient. Presque tous avaient eu à subir le regard inflexible d'Aila et son franc-parler.
— Mais où est-elle, maintenant ? demanda Lomaï, visiblement ennuyée.
— Je suppose qu'elle a dormi chez moi… Quand j'y suis retourné aujourd'hui, je n'ai vu ni ses affaires ni Lumière. Je suis vraiment désolé, je ne peux pas vous en apprendre plus…
Avelin semblait confus d'avoir prêté si peu d'intérêt à son amie, alors qu'elle venait de transformer sa vie. Si seulement il avait été moins embourbé dans ses problèmes personnels, peut-être aurait-il remarqué qu'Aila n'était pas aussi sereine qu'elle le paraissait. À présent, toute l'attention s'était tournée vers Pardon qui affronta cette pression sans frémir, mais il lui coûta de donner une explication même sommaire à tous ceux qui n'attendaient qu'elle.
— Aila a souhaité retourner en Niankor voir Nestor pour quelque temps.
Il ne parvint pas en dire davantage, ne justifiant ni sa présence parmi eux ni l'inquiétude qui pouvait être la sienne de cette situation. Bien plus maligne que lui, Aila avait évité tous leurs amis et les questions qu'obligatoirement leurs yeux poseraient, mais que leur bouche tairait par discrétion et affection.
Le regard préoccupé de Lomaï traîna sur lui encore un instant, puis son magnifique sourire s'épanouit de nouveau sur ses lèvres. D'un mot, elle invita tout le monde à passer à table.
— Nos derniers convives nous rejoignent dans un instant. Aubin et Sekkaï sont rentrés cet après-midi avec une partie de la garde rapprochée et finissent de présenter leur compte-rendu à Sérain. Je regrette qu'Adrien et sa petite famille soient absents pour quelques jours. Ils vont déplorer de vous avoir manqués ! À moins que cette raison vous pousse à revenir auprès de nous plus souvent.
— Où était partie mon ancienne compagnie ? demanda Pardon, plus pour alimenter la conversation que pour satisfaire une curiosité légitime.
Le regard de Lomaï se voila un instant.
— Une fois le dîner terminé, je t'expliquerai les soucis que nous rencontrons. Mais, pour l'instant, voici nos derniers invités, passons à table.
Malgré l'ambiance très agréable du repas, Pardon, taciturne, n'échangea que quelques mots polis avec ses voisins. Tant de réflexions se succédaient dans son esprit, mais aucune rassurante. Une part de lui souhaitait plus que tout rentrer à Antan. Il en voulait tellement à sa femme que tirer un trait sur leur histoire devenait l'unique solution tolérable. Une autre, au contraire, lui criait qu'il ne devait pas la laisser partir, que l'amour si fort qui les avait unis ne pouvait s'effacer si vite. De plus, la présence de Hang l'obligerait à poursuivre cette quête. Son regard s'égara sur les convives, les détaillant, un par un. Il s'attarda un instant sur la nouvelle génération, quatre enfants appartenant à deux fratries, et songea aux absents, à Timoé, et surtout aux trois filles d'Hubert et de Hatta qu'il n'avait pas revues depuis… six ans, sept peut-être. L'aînée devait avoir dans les douze ans et les deux suivantes se succédaient à un an et demi d'intervalle environ. Hatta, à qui la maternité avait été refusée si longtemps, avait cédé au plaisir d'être mère, plutôt trois fois qu'une. Aila pourrait-elle dépasser Niankor et pousser jusqu'à Opale pour rendre visite à son amie si chère ? Si oui, aurait-il la volonté d'aller aussi loin pour la rechercher ?
Une quinte de toux agita Sérain et l'esprit de Pardon réintégra la pièce, se posant sur le roi. Si les années écoulées n'avaient en rien modifié la sagacité de l'homme, elles commençaient malheureusement à jouer contre lui, sa santé devenant plus fragile. Comme Bonneau, le souverain appartenait à la catégorie des doyens, même si son beau-père donnait l'impression d'avoir gardé sa forme d'antan. Un doute effleura Pardon cependant ; il se demanda si son dynamisme apparent n'était là que pour mieux le leurrer… Chaque être possédait une fierté qui le poussait à dissimuler les effets de l'âge, ne rien montrer aux autres de sa déchéance et continuer à avancer, malgré les protestations du corps. Il observa attentivement l'oncle d'Aila. Lui, abandonné par un géniteur dont la haine l'avait poursuivi bien longtemps, avait trouvé auprès de cette personne, qui n'était, tout bien considéré, pas même le père d'Aila, une affection bourrue et sincère. Homme de bien, Bonneau l'avait traité comme son propre fils et aimé comme un véritable père l'aurait fait. Étrangement, l'émotion gagna Pardon et, serrant les mâchoires, il se ressaisit. Puis, en regardant ce mélange de générations dans l'assemblée, une interrogation surgit dans sa tête. Finalement, la vie n'était-elle pas qu'un éternel recommencement ?
À présent que le comité s'était restreint aux adultes, Pardon, pressentant les questions légitimes à venir, se prépara à les affronter. Cependant, c'était sans compter sur la discrétion de ses amis et quand Sérain, plutôt silencieux pendant le repas, prit la parole, la teneur de ses propos le surprit.
— Je crains de ne pas pouvoir vous apporter de bonnes nouvelles. Pardon, ta dernière visite date de huit ou neuf mois, il me semble. À l'époque, tu savais déjà que nous avions maille à partir avec quelques bandits de grand chemin, mais, depuis, la situation s'est malheureusement dégradée. De l'association de quelques brigands plus ou moins performants est née une véritable b***e organisée qui écume la forêt dans le comté de Trérour. Au début, s'ils se contentaient de quelques vols, parfois musclés, dorénavant, ils pratiquent des enlèvements de notables pour obtenir une rançon et vont même jusqu'au meurtre pour renforcer leur crédibilité…
— Et vous ne parvenez pas à les neutraliser ? demanda Pardon.
— Non, pas pour le moment. Aubin, toi qui reviens de leur zone de prédilection, peux-tu compléter les informations ?
— Pour énoncer les faits clairement, ils sont insaisissables. Selon mes déductions, j'estime leur nombre entre trente et cinquante, voire soixante individus, mais seulement une quinzaine d'entre eux participent effectivement aux attaques contre des voyageurs imprudents, et jamais les mêmes, sauf peut-être un homme de tête qui resterait en retrait pour donner des ordres. Tu me connais, je suis un bon pisteur, mais ils possèdent un talent certain pour m'égarer. Alors que, depuis plusieurs mois, nous les traquons, immanquablement, nous arrivons régulièrement après la bataille, à croire qu'ils détiennent un sixième sens ou des oreilles jusqu'ici et nous ignorons toujours dans quel endroit ils se retranchent et, surtout, dans quelle direction…
— Pourquoi ? Comment agissent-ils ? s'enquit Hang.
— Oh… ils utilisent une astuce étonnante. À partir du lieu de l'escarmouche, nos bandits rayonnent dans toutes les directions sur une grande distance et, au fur et à mesure, que nous nous éloignons, nous perdons leur trace peu à peu jusqu'au moment où nous cessons de les identifier. Ainsi, nos malfrats nous échappent encore une fois.
Aubin apparaissait agacé par son inefficacité.
— Aila ne risque-t-elle rien en se rendant seule à Niankor ? hasarda Blandine.
Voici une question qui flottait dans tous les esprits et, le silence de Pardon se prolongeant, Bonneau choisit de répondre.
— Combattre, c'est comme monter à cheval, les bons réflexes ne s'effacent jamais.
Chacun était bien conscient des talents d'Aila, mais aussi de sa longue période d'inactivité. Face à quelques assaillants, elle aurait de grandes chances d'avoir le dessus, mais, devant une dizaine, qu'en serait-il ? Pardon se souvenait de la lutte ardue qu'il avait menée avec Hang et Naaly et de la difficulté à contrer des adversaires bien entraînés… Désirant quitter l'assemblée sur une note optimiste, il conclut :
— Hang et moi repartirons à l'aube. Nous retrouverons Aila avant qu'elle rejoigne Trérour. Auriez-vous une carte détaillée de la région à me prêter ?
— Bien sûr, je vous la ferai porter au plus vite, répondit Sérain.
— Veux-tu que je vous accompagne ? demanda Aubin.
— Non, je te remercie. Un homme averti en vaut deux. Hang et moi serons particulièrement vigilants.
— D'ailleurs, à ce sujet, je n'ai pas emporté ma hache pour venir ici. Il ne vous en resterait pas une à me confier. C'est une grande tranchante plutôt dissuasive, alors j'aimerais autant compter avec elle, intervint le Hagan.
— Je vais vérifier à l'armurerie, mais je crains de ne plus en avoir en stock, expliqua Aubin.
Hang acquiesça, tandis que le silence retombait sur la pièce, ce genre de silence pendant lequel les bouches se taisaient, mais les esprits s'emballaient. Toutes les pensées étaient tournées sans exception vers Aila et l'étrange voyage qu'elle avait entrepris.