Pourtant, l'extraordinaire sacrifice d'Aquiri leur avait offert la chance de construire l'avenir auquel ils ne croyaient plus. Au début, tout était si merveilleux, si intense que leur existence future ne pouvait être que radieuse. Et elle l'avait été… Aila se remémora leurs premières années avec émotion. Après cette terrible lutte contre Césarus, le défi permanent que représentait chacune de ces heures, des jours paisibles, uniquement meublés par un quotidien sans surprises, avaient dispensé une saveur toute particulière, de celle que revêtait le temps que prenait un blessé pour guérir toutes ses plaies, celles du corps comme celles de l'âme… Chaque jour qui passait, elle avait apprécié sa vie tranquille de femme et de mère de famille, laissant dans l'ombre la combattante au point même de renoncer à l'évoquer. Peu à peu, devant sa détermination, les ultimes voix qui refusaient la disparition définitive de son inestimable talent avaient fini par s'éteindre et Aila avait cru que ce silence suffirait à effacer cet aspect si extraordinaire de son ancienne existence. Petit à petit, elle avait exploité d'autres de ses aptitudes, proposant son aide pour soigner par les plantes ou administrer les finances des châtelains. Elle s'était découvert l'envie de partager son savoir et dispensait ce dernier, au gré de la demande, en apprenant à lire, à compter, voire à écrire aux plus assidus du village, aux enfants comme aux adultes. Lorsque Tristan avait pointé le bout de son nez moins de deux ans après la naissance de Naaly, elle s'était sentie comblée, pensant avoir établi un juste équilibre entre ses activités et sa famille, satisfaite de ses journées bien occupées. Jusqu'à maintenant… Non, en fait, le début de ses problèmes datait d'un an plus tôt environ. Des doutes, des interrogations, des regrets s'étaient immiscés dans son esprit, petit à petit. Naturellement, elle avait commencé par les ignorer, puis, comme ils devenaient insistants, par les repousser plus fermement ; ses efforts n'y avaient rien changé. Inlassablement, ils revenaient la hanter au point, à présent, de la déstabiliser totalement. Quand l'idée de mettre au monde un troisième enfant l'avait traversée, elle l'avait saisie comme la seule et unique solution pour combattre son mal-être. Mais ce bébé ne venait pas et, incapable de renoncer à lui, elle s'abîmait dans une succession de fausses couches, sombrant parallèlement dans une mélancolie de plus en plus profonde et inéluctable…
Elle mentait, elle se mentait, elle avait passé sa vie à se mentir… Si elle avait cru être heureuse durant toutes ses années, elle s'était trompée. Cette affreuse guerre l'avait amputée de la plus essentielle partie d'elle-même, la magie… Et, aujourd'hui, elle devait se l'avouer, vivre sans elle lui apparaissait insupportable. La douleur de cette disparition déferla dans son corps comme une blessure qui n'avait jamais guéri et Aila hoqueta. Cette fois, elle ne parvint pas à retenir une larme qui coula le long de sa joue. Malgré la présence des siens qu'elle adorait, chaque jour, elle se sentait plus vide, plus fragile, plus incertaine, et réalisait qu'elle arrivait au bout de sa capacité à résister à ce sentiment de perte comme à celui d'être incomplète… Mais pourquoi aujourd'hui ? Tant d'années à accepter son absence, et puis, soudain, son inaptitude évidente à surmonter ce manque. Pourtant, elle avait investi toute son énergie à vivre normalement et, finalement, ne s'en était pas si mal sorti… Cependant, à présent, submergée par une peine immense, ses sensations s'embrouillaient dans son esprit et juste persistait de façon de plus en plus obsessionnelle cet espoir qu'elle ne maîtrisait plus, celui d'un enfant pour oublier sa douleur et effacer son chagrin.
Un profond sentiment d'injustice la traversa. Ne connaîtrait-elle donc jamais de répit ? N'avait-elle pas déjà suffisamment payé d'elle-même ? Pourquoi n'avait-elle pas droit à un bonheur simple, comme n'importe qui ? La réponse explosa dans sa tête : parce qu'elle avait été tout, sauf n'importe qui… Elle aurait pu mener une existence comme celle des autres si le sort ne lui avait pas joué un tour pendable. Un père détenteur des pouvoirs chamans, une mère descendante des fées, et elle, leur enfant, qui avait représenté l'unique personne susceptible de réunir ces deux puissances pour recréer la magie ancienne, la seule capable de contrer la malfaisance de Césarus. Chacune de ses facettes si particulières lui était devenue familière au point de se fondre avec elle, d'appartenir à son corps comme un nouvel organe, vital, dont, pourtant, elle se passait depuis presque quinze ans… Une deuxième larme glissa sur sa peau. Après la mort de l'empereur, cette exceptionnelle entité s'était éteinte peu à peu avant de disparaître définitivement, une fois l'Être maléfique, Dées, vaincue, non par elle, mais par Barou. Son père biologique avait donné son existence pour sauver la sienne, en un déraisonnable et ultime acte d'amour envers elle qu'elle regrettait toujours, se reprochant de ne pas avoir su le préserver de cette folie. Ainsi, son deuil avait été double… Parvenait-on à vivre au milieu des ombres de son passé, à se pardonner ses erreurs ou ses défaillances ? Aujourd'hui, elle n'y arrivait plus. Toutes ses fautes semblaient se succéder dans sa tête, lui renvoyant une image si négative d'elle-même qu'elle ne le supportait plus. Échouant à présent dans son rôle de femme ou de mère, elle créait même des tensions dans la cellule familiale. Elle se rendait totalement responsable de la rébellion quasi incontrôlable de sa fille, particulièrement à son égard, du caractère effacé de Tristan et, plus encore, elle sentait le poids de la culpabilité peser sur ses épaules quand elle songeait au regard que Pardon posait sur elle dans lequel alternaient tristesse et lassitude. Son unique soulagement résidait dans le fait que ses enfants échapperaient à l'emprise de la magie et à ses effets secondaires, si troublants et déstabilisants… Mais, pour elle, tout était différent. Elle l'avait goûtée, absorbée, s'était donnée à elle sans retenue. Insensible, cette insaisissable entité s'était retirée, comme une vague qui déserte une plage à jamais, abandonnant tout ce qui y vivait à une mort certaine. Lorsque le quotidien devenait trop compliqué, une solution existait-elle encore pour renaître ?
Aila déglutit… Elle resserra un peu plus ses bras autour d'elle, cherchant dans cet acte un réconfort qu'elle ne trouva pas. Errys… Si, seulement son amie avait pu être à ses côtés en ce moment, elle l'aurait enveloppée de sa douce chaleur et, sans les faire disparaître, elle aurait juste rendu ses chagrins un peu moins lourds à porter. Que n'aurait-elle pas donné pour revoir toutes les fées, les tenir contre elle, ressentir l'émotion de leurs retrouvailles ? Dans une prière muette, elle tendit son esprit vers elles, consciente que son geste mental resterait inachevé sans la magie. Dans la pierre bleue de l'Oracle, ses sœurs adorées demeureraient enfermées pour l'éternité, dissimulées au cœur de la montagne hagane, loin d'elle, en raison de son incapacité à les sauver. Non ! Elle n'en pouvait plus ! Elle refusait de continuer ainsi ! D'un mouvement brusque, elle se redressa, son regard fixé au-delà des arbres qui lui cachaient l'horizon. Qu'était-elle prête à accepter pour revivre, à abandonner pour sortir de cet état végétatif, de cette souffrance qui l'anéantissait ? Comme une réponse à son désir, un vent léger se leva et se propagea comme un frisson sur la nature. Quelques feuilles s'envolèrent et sa chemise blanche flotta autour de son corps. Sur l'instant, elle se sentit capable de reprendre son arme et de repartir au combat, puis elle cilla… Le souffle retomba aussitôt comme s'il n'avait jamais existé et le visage d'Aila se referma. Son kenda, son âme sœur, déserté par son pouvoir, lui aussi… L'exceptionnelle fusion qui les avait unis s'était volatilisée et il n'était plus que ce qu'il semblait être, un morceau de bois ordinaire qu'elle avait fini par ranger pour ne plus devoir en supporter la vue. Se rasseyant, elle se recroquevilla sur elle-même, la tête posée sur ses bras, de nouveau abandonnée par tout espoir…
Combien de fois avait-elle maudit cette magie qui la privait d'être simplement elle-même ? Pourtant aujourd'hui, sans elle, son cœur percé de toutes parts était brisé par une douleur quotidienne qu'elle ne parvenait plus à endiguer, entraînant dans son déclin un esprit qui errait sans jamais plus se retrouver. Pourrait-elle faire marche arrière ? Arriverait-elle à alléger cette ambiance familiale chaque jour plus pesante, à redonner des couleurs à sa vie ? Un bruit de pas l'avertit que quelqu'un approchait. Inutile de se retourner, elle savait qui venait la chercher. La confrontation la plus difficile de son existence allait commencer.
Tandis que Pardon s'avançait, son regard s'attarda sur la silhouette blanche de sa femme. Partant au petit matin, elle n'avait même pas pris la peine de s'habiller pour sortir, fuyant leur maison autant que sa présence… Enfin, elle leva son visage vers lui et, pour la première fois, il remarqua à quel point ses traits étaient tirés et combien ses yeux, ceints de larges cernes sombres, exprimaient une tristesse infinie. Son cœur se contracta ; il n'aurait pas dû l'abandonner, alors qu'elle avait tant besoin de lui.
— Je suis désolé, commença-t-il, alors qu'il s'asseyait à ses côtés.
— Non, Pardon, tu n'y es pour rien. Je suis au centre de tous nos ennuis et je ne sais même pas comment…
Sa phrase resta en suspens, elle ignorait comment la poursuivre.
— Je suis là, moi, lui souffla-t-il.
Elle émit un petit rire triste.
— Je sais… Mais le problème provient de moi, pas de toi…
S'abattit entre eux un silence qu'aucun des deux ne parvint à rompre pendant un long moment. Aila finit par reprendre :
— Tu dois te dire que je deviens folle…
Les mots qu'elle venait de prononcer flottèrent dans l'air, transperçant le cœur de Pardon. Comme souvent ces derniers temps, il ne trouva pas quoi répondre. Alors qu'il cherchait à passer son bras autour de ses épaules, il la sentit se raidir imperceptiblement et suspendit son geste, posant simplement sa main sur le sol derrière elle, tentant de conserver ainsi un minimum de contenance. Elle semblait déjà loin de lui, saurait-il la ramener vers lui ?
— Je ne le crois pas, Aila…
Elle déglutit.
— Si… Je deviens folle ou, si ce n'est pas tout à fait le cas, je m'en rapproche… Je n'ai plus, comme la première fois où j'ai pensé perdre l'esprit, de petites fées qui vont jaillir d'un livre pour me dire qu'elles en sont responsables. J'ai l'impression que ma vie dépend de cet enfant que mon corps me refuse et qu'à chaque nouvel échec un malheur un peu plus grand s'abattra sur nous…
— Pourquoi t'inquiéter ? Regarde autour de toi ! Sans la magie de nos amies, nous nous en sortons ! Il persiste bien quelques brigands pour arpenter nos forêts et détrousser les promeneurs, quelques pluies diluviennes et bourrasques trop violentes. Mais qu'importe ! Souviens-toi de ce que tu disais et que personne ne pensait possible. Nous avons conçu des parades à tous les obstacles qui se sont dressés devant nous et, même si notre monde n'est pas parfait, il est le nôtre et nous ne courons plus le risque d'être envahi par un odieux tyran.
— Mais qu'en sais-tu ? s'exclama-t-elle en se relevant brusquement. Peut-être suis-je encore capable de percevoir ce que personne d'autre ne peut discerner !
Tournant le dos à Pardon, elle fut heureuse qu'il ne vît pas son visage se décomposer. Ses paroles venaient de lui échapper comme l'expression d'une réalité future qui s'était insinuée dans son esprit, implacable. De son côté, son mari frémit à cette idée. Son incroyable clairvoyance pourrait-elle détecter un nouveau danger sur le point de s'abattre sur Avotour ? Enfin, quand Césarus avait commencé ses invasions, même s'ils ne savaient pas tout de lui et principalement comment le contrer, tous se doutaient de la menace qu'il représentait. Existerait-il aujourd'hui un péril invisible à tous, sauf à elle ? Il aurait voulu la rassurer, mais, comme de plus en plus souvent, les mots qu'il aurait dû prononcer se dérobèrent. Il observa la silhouette d'Aila se découper dans l'ombre, elle restait celle de la combattante dont il s'était épris et son cœur n'hésita pas ; elle était encore celle qu'il suivrait au bout du monde, celle pour laquelle il donnerait sa vie… Il se redressa et se rapprocha d'elle. De son regard, il dessina le contour du visage d'Aila, s'attardant sur ses traits contractés. Désespérément, il chercha la façon de renouer le dialogue. Puis, soudain, entre deux rochers, un rayon de lumière moribond éclaira les pupilles de sa femme qui étincelèrent, lui révélant le feu intérieur qui couvait toujours en elle et que, pourtant, pendant toutes ces années, elle avait enfermé comme une punition pour ses échecs. Cette découverte le consterna. Aila reprit la parole :
— Je vais partir d'ici…
Le cœur de Pardon s'accéléra, tandis que lui se figeait. Elle poursuivit :
— Je dois rompre ce cercle vicieux qui rend notre quotidien infernal. Si je reste près de toi, je ne penserai qu'à cet enfant que je ne concevrai peut-être jamais. Alors que, si je m'éloigne quelque temps de toi, je serai bien obligée d'y renoncer si tu n'es plus là pour lui donner la vie…
— Aila…
— Je ne peux plus vivre ainsi, ajouta-t-elle, suppliante. C'est au-dessus de mes forces… Je n'ai pas décidé où j'irai. Rendre visite à Aubin ou repartir à Niankor, Nestor m'accueillerait sûrement. J'ai encore besoin d'y réfléchir. Viens, rentrons à présent. Les enfants doivent nous attendre.