Mais Pardon ne bougea pas. D'une voix rendue dure par l'émotion, il répliqua :
— Et comment comptes-tu leur expliquer que le bébé que tu n'arrives pas à concevoir a plus de valeur qu'eux ?
Aila se retourna. Au début surpris, ses yeux se remplirent rapidement de colère.
— Ce que je compte leur expliquer ! Est-ce tout ce qui t'importe ? Je choisis, à mon corps défendant, l'unique façon acceptable pour survivre et toi, au lieu de penser à me soutenir, tu cherches déjà à les monter contre moi !
— Ce n'est pas vrai et tu le sais ! Mais tu n'es plus la Dame Blanche ! Je croyais que tu avais saisi que les décisions graves se prenaient ensemble et non plus comme si tu étais seule à trancher ! Pourtant, tu ne me demandes pas mon avis ! Puis-je émettre une objection ? Trouver une autre solution que tu écouterais ?
— Tu ne comprends rien…
— Et si c'était toi qui ne comprenais plus ?
Elle le fixa de ses yeux furieux, puis lâcha avec hargne :
— C'est dans la logique des choses puisque je suis folle !
Elle tourna les talons, tandis que Pardon, immobile, la regardait s'éloigner, partagé entre détresse et irritation. À quel moment s'étaient-ils perdus ?
Revenu à la maison, il découvrit Tristan en train de dessiner. Préoccupé, il s'intéressa à peine à lui et se contenta de demander :
— Où est Naaly ?
— Elle est sortie après ton départ.
Pardon serra les dents. Que faisait sa fille dehors à la nuit tombée, alors qu'elle était punie ? La colère fusa en lui immédiatement.
— Tu restes ici. Je vais la chercher. Mets la table en attendant mon retour.
— Bien, papa.
Tristan leva son regard vers lui, mais Pardon passa le seuil de la porte sans même lui prêter attention. Quelques mètres lui suffirent pour identifier la silhouette de Naaly, assise sur une barrière un peu plus loin ; il se dirigea vers elle, s'en voulant de l'avoir soupçonnée de nouveaux méfaits.
— Je n'aime pas te savoir dehors une fois la nuit tombée et j'aime encore moins penser que tu m'as désobéi.
— Je m'en doute, répondit-elle d'une voix morne, tu me l'as déjà dit… J'avais besoin d'air. Tu ne l'as pas ramenée ?
— Elle… Elle devrait nous rejoindre bientôt…
— Ah !… Vous n'êtes pas revenus ensemble.
— Je ne souhaite pas en discuter. Rentrons.
— Mais ça me regarde !
— Non. Si notre rôle de parents peut te concerner, le reste n'est pas ton affaire.
— Des parents ! Parlons-en ! J'ai une mère, moi ? C'est à peine si elle sait que j'existe encore !
— Cette période n'est facile pour aucun d'entre nous, mais rien n'est irrémédiable. Laissons au temps le soin de tout remettre en place…
Naaly s'enflamma :
— Tout ce à quoi elle rêve est ce fichu bébé dont je me moque totalement ! Je me tape déjà un frère insignifiant, je n'ai pas besoin d'un autre marmot sale et braillard à la maison !
Pardon cilla. Ainsi, Naaly était au courant… Naturellement. Comment avait-il pu songer qu'elle ne s'en apercevrait pas ?
— Je crois que tu n'as pas à te faire de soucis de ce côté… Ce marmot, sale et braillard comme tu le décris, ne vient pas et là réside une grande partie du problème…
— Tu rigoles ! Ce n'en est pas un !
— Naaly, tu vas trop loin ! Tais-toi, gronda dangereusement la voix de Pardon.
— Pauvre mioche ! Je le comprends ! Qui voudrait d'une mère à moitié folle ?
La gifle tomba sur la joue de Naaly dans un claquement qui résonna dans la nuit, aussitôt suivi par un silence mortel. La bouche grande ouverte, elle leva des yeux étonnés vers son père, les lèvres tremblantes. C'était la première fois… Jamais, avant cet instant, il n'avait jamais frappé un de ses enfants. Le timbre peu assuré, elle ajouta :
— Si tu savais ce qu'on dit sur elle…
D'abord troublé, le regard de Pardon se durcit.
— Depuis quand écoutes-tu les rumeurs que de mauvais esprits colportent ? reprit Pardon, impitoyable. Que dois-je penser de celles qui m'informent des agissements d'une jeune demoiselle plutôt accommodante avec la gent masculine ?
— Ce n'est pas vrai, murmura Naaly.
— Alors, si ces ragots-là sont faux, les autres ne sont sûrement pas plus justes. Comment peux-tu juger avec tant de certitude ? Quelles craintes dois-tu affronter chaque matin en te levant ? Nul danger ne plane au-dessus de ta tête, les seules décisions graves de ta journée consistent à choisir le moment le plus propice pour aller enquiquiner ton frère ou désobéir. Ce confort dans lequel tu te complais, tu le dois à ceux qui se sont battus pour ta liberté et dont ta mère a fait partie. À ton âge, sans parents, elle n'est parvenue à surmonter tous les écueils de sa vie qu'en raison de sa force et de son courage. Regarde-toi, Naaly, tu n'as pas la moitié de sa maturité, alors que tu joues la fille mûre et affranchie. Quelle prétention imbécile !
— Où était-elle quand la fameuse Dame Blanche repoussait Césarus ? Dès que j'essaie de parler avec elle ou toi de ce qui s'est passé là-bas, vous détournez la conversation ! Explique-moi… sinon, comment pourrais-je la voir autrement ? Je ne veux pas lui ressembler, papa. Moi, je suis une combattante, une vraie, et m'empêcher de participer aux joutes n'y changera rien, tu le sais bien…
La voix de Naaly se cassa. Pardon se tut, par peur de trop en dire… Ses enfants ignoraient tout des différentes vies de leur mère. Si le nom de Topéca et la légende de la Dame Blanche flottaient dans toutes les mémoires et donnaient lieu à des histoires à peine embellies par l'imaginaire populaire, personne ne leur avait révélé que ces personnages ne concernaient qu'une seule et unique femme, celle qu'il avait épousée. Plus que tout, Aila avait désiré les protéger de son passé comme de la magie. À présent, il se demandait si ces secrets intentionnels n'étaient pas devenus trop lourds à porter et peut-être inutiles. Cherchant désespérément comment inciter Naaly à plus de clémence, il s'aperçut qu'il devait également trouver des mots pour la rassurer, car il pressentait, derrière cette colère et cette dureté, un chagrin diffus. La journée avait été rude pour lui et ses pensées, bien malmenées, s'organisèrent difficilement. Attirant sa fille dans ses bras, il fut plus que surpris quand elle ne lui résista pas. Il s'attendait presque à être repoussé, comme l'avait fait Aila, un instant plus tôt. La gorge serrée, il tenta une nouvelle approche.
— Tu ne l'as jamais vu combattre, Naaly, mais, si tel avait été le cas, tu l'aurais admirée. Elle possédait une dextérité toujours inégalée. Je me doute bien que cette affirmation va te sembler incroyable, mais elle restera à tout jamais mon héroïne…
La tête levée vers lui, l'adolescente le regardait avec attention, les sourcils légèrement froncés. Dans le faible éclat de ses iris verts, Pardon décela exactement le fond de sa pensée : son avis était faussé par les sentiments qu'il portait à sa femme et que, jamais, au grand jamais, sa mère n'aurait pu être confondue avec une héroïne, même de loin. Comme pour atténuer son opinion peu équivoque, elle demanda :
— Mais pourquoi ne ressemble-t-elle plus à rien alors ? Et pourquoi n'en parlez-vous jamais ?
Il soupira.
— Parce que cette époque de son existence est révolue et que je dois respecter son choix de ne plus aborder le sujet. Cependant, contrairement à toi, je connais les épreuves qu'elle a traversées et tous les sacrifices consentis. Comme moi, tu dois accepter le fait qu'elle ait voulu changer de vie. Elle n'est pas la première à avoir désiré laisser son passé derrière elle. Demande à ton grand-père quand il reviendra d'Avotour, il te racontera sa propre histoire qui ressemblera mot à mot à celle de ta mère. Personne ne peut ressortir indemne de tant de combats. Affronter la mort chaque jour, celle de ses amis ou la sienne, renoncer à exister pour se battre et repousser les adversaires. Crois-moi, Naaly, j'ai connu ces épreuves douloureuses et en conserve les traces intérieures…
— Mais Papa, toi, au moins, tu ne t'es pas retranché derrière un quotidien morne !
Une nouvelle fois, Pardon soupira imperceptiblement. Sa femme n'expliquerait jamais à son enfant toutes les vies qu'elle avait vécues, toutes les souffrances qu'elle avait endurées, seule si longtemps avant, enfin, d'accepter de s'unir à d'autres. Comment faire comprendre à sa fille le cheminement d'Aila sans lui dévoiler la vérité ? Il reprit :
— Quelle activité préfères-tu aujourd'hui ?
— Combattre !
— Imagine maintenant que, demain, tu te blesses et que tu ne puisses plus te battre, que ce soit définitif, irrémédiable, qu'envisagerais-tu ?
— Que je me battrais pour continuer quand même !
— Non, tu n'as pas saisi, ce ne serait plus possible…
— Du tout ?
— Cette aptitude te serait enlevée à jamais.
— Ah !…
— Alors ?
— Je ne sais pas…
— Tu persisterais à te rendre au manège pour regarder les autres s'entraîner ? Tu caresserais les armes dont tu ne peux plus te servir ?
Naaly secoua la tête.
— Tu irais clamer partout ton chagrin ou tu l'enfouirais au fond de toi, pour ensuite, vivre avec son poids en toi sans le partager avec quiconque ?
Sa fille ne répondit pas.
— C'est pour cette raison que ta mère n'en parle pas, car les souvenirs qu'elle en conserve sont empreints de souffrance… En renonçant à évoquer son passé, elle a cherché à se créer une nouvelle existence, plus heureuse que l'ancienne. Et elle a réussi, même si quelques failles sont apparues dernièrement. Rappelle-le-toi, Naaly. Tu lui reproches aujourd'hui de s'occuper des autres, mais combien de blessures a-t-elle soignées sur tes genoux écorchés ? Combien d'histoires t'a-t-elle racontées quand le soir tu étais trop agitée pour t'endormir sagement ? N'est-ce pas grâce à elle que tu en sais autant sur les plantes ? Je me souviens de ces après-midi pendant lesquels vous vous promeniez toutes les deux en forêt et dont vous reveniez, les joues rosies et vos paniers remplis de champignons, de baies, de fleurs. Sa vie, en plus de nous, elle la consacre à ceux qui sollicitent son aide. Tu fais partie de ces privilégiés qui ne s'aperçoivent pas de leur chance, car il faut avoir eu soif pour apprécier la valeur de l'eau. Tu sais lire, écrire, compter et tu t'en fiches. Mais ceux qui rêvent d'en apprendre plus, sûrement pas. Tu devrais écouter la façon respectueuse dont ils parlent de ta mère, plutôt que les propos de quelques imbéciles sans cervelle. Elle ne leur demande rien en échange de son temps et de son intérêt, mais eux cherchent par tous les moyens à la remercier par des attentions délicates. Repense au lapin de dimanche. Ce déjeuner délicieux, nous le devons à ce cercle de générosité qu'elle a créé autour d'elle, Pardon émit un petit rire, au point, parfois, de mieux remplir la marmite de la maison que moi !
Puis il redevint sérieux, sentant qu'il était parvenu à percer la carapace d'indifférence apparente de sa fille.
— Ceux qui ont tout méprisent facilement ceux qui ne possèdent rien. Cependant, quelle est leur force ? Que font-ils pour changer le monde ? Qu'ont-ils à donner aux autres ? Rien…
— Je suis désolée, papa.
— Moi aussi. Encore plus que toi, c'est certain…
Naaly afficha un léger sourire.
— C'est vrai, mais, bon, on va passer à autre chose, peut-être…
— La maturité viendrait-elle de te tomber enfin dessus par un incroyable coup du sort ?
— Mais je suis mûre ! protesta-t-elle.
— Allez, rentrons.
— Pour vérifier qu'elle est revenue à la maison ?
— Oui et pour m'assurer que Tristan n'a besoin de rien… Le pauvre, tout s'agite autour de lui et personne ne lui explique quoi que ce soit…
— Lui ! s'exclama-t-elle avec dédain.
— Naaly, ce n'est pas parce qu'il n'exprime rien qu'il ne ressent rien.
— De toute façon, il est niais…
— Et ce n'est pas parce qu'il n'aime pas combattre qu'il est niais. Nuance un peu plus tes jugements.
— C'est pour ça que je ne veux pas d'un autre mioche à la maison ! Un deuxième Tristan, ça ferait de trop…
— Tu oublies qu'il n'a pas encore quinze ans…
— Regarde, Ténèbe, treize ans et demi, trois têtes de plus que lui ! Il est aussi grand que moi !
Fatigué d'argumenter, Pardon puisa dans ses dernières réserves d'énergie pour lui répondre.
— Admets la diversité, Naaly. Elle est la source même de notre richesse… Si nous nous ressemblions tous, nous ne présenterions finalement que peu d'intérêt à nos propres yeux.
— Peut-être, mais lui, il est bien trop différent…
Naaly garda la suite de ses pensées pour elle, persuadée que son père n'en apprécierait guère la teneur. Tristan était le pire garçon qui pût exister en Avotour et elle était tombé sur lui : gringalet, silencieux, le visage fermé et sérieux, l'esprit d'un vieillard dans le corps d'un enfant ! Plus que tout, elle détestait ses iris noirs qui la transperçaient avec autant d'intensité que ceux de sa mère, voire plus, et, ça, sans s'appesantir sur son incommensurable bêtise. Dès qu'il ouvrait la bouche, elle avait envie de mettre ses mains sur ses oreilles, car, obligatoirement, il allait l'énerver, à croire qu'il le faisait exprès ! Non, franchement, ce n'était pas le frère qu'elle aurait souhaité. Elle aurait préféré Ténèbe. Au moins, ils auraient pu s'entraîner ensemble. Malheureusement, sa taille le rendait un peu prétentieux à son goût et bien trop sûr de lui. Finalement, le mieux aurait été d'être unique ! Et voilà que sa mère voulait agrandir la famille… Par les fées, tant mieux si elle n'y arrivait pas !
Parvenu à la maison, le premier réflexe de Pardon consista à chercher Aila du regard. Devant l'âtre, sa femme tournait une cuillère en bois dans la marmite qui exhalait un délicieux fumet. Ses iris verts s'attardèrent sur elle, sur sa fine mèche blanche qui parcourait sa chevelure, son profil net, sa silhouette élancée. Puis ses yeux dérivèrent vers son fils, assis sagement à la table, les paupières baissées vers son assiette. Les paroles de Naaly lui revinrent en mémoire et il retint un soupir, encore un… C'était un garçon si étrange. Si le silence qu'Aila avait observé toute son enfance n'avait jamais occulté sa présence, celui de Tristan ressemblait plus à une absence, une absence de caractère, une absence de mots, une absence de vie… Pourquoi le nier, Tristan portait bien son nom, bien qu'il semblât plus terne que triste. Son cœur de père se serra. Il s'en voulait infiniment de ses pensées si désobligeantes à l'égard de son fils, si gentil et doux, qui ne causait nul problème. Il n'élevait jamais la voix, obéissait à toutes les demandes, devançant même les désirs, comme un être suradapté aux contraintes. Jamais la moindre rébellion ou le petit écart, sage, trop sage… Comme s'il devinait le sens de la réflexion de son père, son enfant leva son regard vers lui et Pardon se sentit transpercé par ses prunelles si sombres, aussi noires que celles d'Aila… L'impression fugitive disparut quand Tristan rebaissa les paupières aussitôt. Malgré tout, un certain malaise persista chez Pardon ; il n'aurait pas apprécié que son garçon pût découvrir ses craintes intérieures, car il l'aimait tendrement, faisant tout son possible pour l'accepter avec ses différences évidentes, même quand elles le préoccupaient quelquefois. La table était mise. Tristan avait sûrement occupé son temps en attendant le retour de tous. Trop gentil, trop serviable, trop facile, songea Pardon. Chacun s'y installa et, les assiettes remplies, la famille se rassasia en silence.
La vaisselle faite et rangée, Naaly s'apprêtait à regagner sa chambre quand Aila la rappela. Obéissant à contrecœur, Naaly s'immobilisa à proximité de la porte, décidée à profiter du moindre moment de flottement dans la discussion pour s'éclipser discrètement. Une expression dure sur les traits, elle fixa la fenêtre, focalisant son attention à distinguer ce que la nuit avait englouti dans son ombre. De son côté, Pardon resta debout, près de la cheminée, le visage grave. Le regard d'Aila erra sur ses enfants, sans capter celui inquiet de Tristan et sans s'attarder sur celui glacé de sa fille. Avec courage, elle se lança :
— Un constat honnête s'impose ; particulièrement depuis peu, mon attitude perturbe largement l'équilibre familial. Cette situation ne doit plus s'éterniser. J'en ai discuté avec votre père, je projette de rendre visite à Aubin ou à Nestor, je ne sais pas encore. Cet éloignement provisoire me permettra de comprendre ce qui m'arrive et, pour vous, de vivre dans une ambiance apaisée. De quoi nous amener à prendre un peu de recul pour mieux nous retrouver ensuite.
Aila croisa le regard de Naaly qui flamboyait de rage. Cependant, cette dernière n'eut pas le temps de laisser éclater son désaccord, car son frère la devança, surprenant tout le monde :
— Maman, ton départ ne résoudra rien…
Étonnée par sa réplique, Aila l'observa, tandis que la colère qui couvait chez Naaly se retourna immédiatement contre le garçon.
— Qu'est-ce que t'en sais, toi ! Faut toujours que tu dises n'importe quoi ! C'est peut-être une bonne chose qu'elle dégage puisqu'elle en a envie ! Bon débarras !
Tristan baissa le regard, à nouveau effacé. Les sourcils foncés, ses yeux fixés sur sa fille, Aila s'adressa à elle :
— Il a autant le droit de s'exprimer que toi. Et, en matière de bêtises, je doute de sa capacité à en faire plus que sa sœur…
Naaly serra les dents, fulminant visiblement avant d'exploser :
— Alors moi, je vais te dire ce que j'en pense ! J'ai hâte que tu partes et que tu ne nous pourrisses plus la vie avec tes stupides obsessions ! Le plus vite sera le mieux !
Aussitôt, elle tourna les talons et claqua la porte, son emportement cédant la place à un silence pesant. Un sourire triste s'afficha sur le visage d'Aila.
— Bon. En voilà au moins une qui accepte ma décision avec… philosophie. Je crois que la discussion est terminée. Je monte me coucher.
Au passage, elle ébouriffa la chevelure drue de son fils, et ajouta dans un murmure juste audible pour lui :
— Tout se passera bien, je te le promets…
Elle regagna sa chambre, sans prêter attention au regard insistant de Tristan fixé sur elle. La porte refermée, elle s'y adossa, le cœur battant ; elle avait perçu tant de haine dans la tirade de Naaly que cette découverte la blessait au plus profond d'elle-même… Une cloche plus tôt, alors qu'elle rejoignait la maison, elle avait entendu une partie de l'échange entre elle et Pardon. Elle s'était figée un instant, meurtrie par la violence des sentiments que Naaly nourrissait à son égard. Jusqu'à présent, elle avait mis sur le compte de l'adolescence leurs différentes altercations qui, finalement, n'allaient jamais très loin. Bien sûr, elle était consciente d'avoir progressivement abandonné sa gestion délicate à son mari, songeant que l'intérêt de sa fille pour les combats l'amènerait à se soumettre plus facilement à Pardon. De cette façon, elle avait établi une paix relative en évitant de se confronter à elle trop souvent. Et, pourtant, l'animosité de Naaly à son égard n'avait cessé de croître et, à présent, éclatait au grand jour, portée par une férocité qui la bouleversait. Jamais elle n'aurait cru que leurs désaccords ponctuels possédaient une origine plus profonde. Méritait-elle un tel mépris ? Avait-elle été une si mauvaise mère ? Se glissant dans le lit froid, elle se recroquevilla sur elle-même, tentant de repousser toute pensée. Lorsque Pardon s'allongea à ses côtés, elle ne bougea pas, désertée par le courage d'affronter qui que ce fût, même l'homme qu'elle aimait plus que tout au monde…