Chapitre 1 - SERVANT D’INTRODUCTION.
« Romantique Ashbourne, ainsi sur tes hauteurs
» Glisse la diligence avec six voyageurs. »
FRÈRE.
Le temps n’a nulle part apporté plus de changemens (nous suivons, selon notre habitude, le manuscrit de Pierre Pattieson) que dans les moyens de transport et de communication entre les différentes parties de l’Écosse. Il n’y a pas plus de vingt ou trente années, si l’on en croit plusieurs témoins respectables encore vivans, qu’une misérable petite carriole, faisant, avec beaucoup de peine, trente milles à la journée, portait les dépêches de la capitale de l’Écosse à son extrémité ; et l’Écosse n’était guère à cet égard plus mal servie que sa sœur plus opulente ne l’était il y a environ quatre-vingts ans. Fielding, dans son Tom-Jones, et Farquhar, dans une petite farce intitulée : the Stage-Coach [2], s’égaient sur la lenteur de ces voitures publiques. Au dire de ce dernier auteur, il fallait un pourboire très élevé pour arracher du cocher la promesse de devancer d’une demi-heure le moment de son arrivée au Bull and Mouth [3] .
Mais ces carrosses antiques, lents et sûrs, ont maintenant entièrement disparu de l’une et de l’autre contrée : malles-postes et célérifères rivalisent de toutes parts, et traversent la Grande-Bretagne en tous les sens ; dans notre seul village, trois diligences en poste, quatre voitures avec leurs hommes armés, en casaque rouge, ébranlent les rues chaque jour, le disputent par leur magnificence et leur vacarme à l’invention de ce tyran fameux
Démens ! qui nimbos et non imitabile fulmen
Ære et cornipedum pulsu simulârat equorum [4] .
Quelquefois même, pour compléter la ressemblance et pour corriger la présomption des postillons trop audacieux, la course rapide de ces impétueux rivaux de Salmonée est arrêtée par un événement non moins v*****t que celui qui causa la perte de leur prototype ; c’est alors que les voyageurs de l’ inside et de l’ outside [5], pour me servir de l’expression technique, ont raison de regretter la marche lente et sûre des anciens célérifères qui, comparés aux chars modernes de M. Palmer, méritaient si peu leur nom. Ces anciennes voitures, aujourd’hui dédaignées, avaient coutume de cheminer tranquillement comme une barque abandonnée au cours progressif des eaux ; mais la moderne diligence brûle le pavé avec la vitesse du même navire poussé contre les brisans, ou plutôt avec la fureur d’une bombe qui éclate au terme de sa carrière au milieu des airs. L’ingénieux M. Pennant, qui s’était fait un rôle de combattre avec une vive opposition ces chars rapides, avait recueilli, m’a-t-on dit, un formidable catalogue des accidens qui, ajoutés à l’impôt des aubergistes dont le voyageur n’a guère le temps de discuter les comptes, à l’impertinence du cocher, et à la despotique et insolente autorité du tyran nommé conducteur, composaient un tableau d’horreur, auquel le vol, le meurtre, la fraude, le péculat, prêtaient leurs couleurs sombres. Mais tout ce qui flatte l’impatience de l’homme sera toujours bien accueilli, malgré les périls et les avertissemens : en dépit de l’antiquaire Cambrien [6], les malles-postes n’en font pas moins retentir la base de Penmen-Maur et de Cader-Edris [7] ; même déjà
Le fier Skiddaw entend avec effroi
Du char roulant la course encor lointaine,
et peut-être les échos de Ben-Nevis s’éveilleront bientôt au son du cor, non de quelque Chef guerrier, mais d’un conducteur de malle-poste.
C’était un beau jour d’été, et notre petite école avait obtenu un demi-congé par l’intercession d’un inspecteur de joyeuse humeur [8]. J’attendais par la voiture un nouveau numéro d’une brochure périodique intéressante, et je me promenais sur la grande route avec l’impatience de l’habitant de la campagne qui soupire après les nouvelles, impatience si bien décrite par Cowper :
« – Les grands débats, la harangue populaire, – la réplique, les raisonnemens, la motion sage ou ingénieuse, – le rire de l’assemblée, – il me tarde de tout savoir ; je brûle de délivrer les disputeurs de leur prison de papier, et de leur rendre la voix et la parole. »
Tels étaient les sentimens qui m’agitaient tandis que j’avais les yeux fixés sur le chemin par où devait arriver la nouvelle diligence, connue sous le nom du Somerset, et qui, à dire vrai, ne m’est pas indifférente, même lorsqu’elle n’a rien de très intéressant à m’apporter. Le bruit lointain des roues vint frapper mon oreille au moment où j’atteignais le sommet de ce coteau appelé le Goslin-Brae, du haut duquel la vue domine toute la vallée qu’arrose le Gander. La voie publique qui aboutit à cette rivière, et la traverse sur un pont situé environ à un quart de mille du lieu où je me trouvais, se continue en partie au milieu d’un enclos planté d’arbres et en partie à travers une terre de dépaissance ; c’est un enfantillage peut-être ; – mais j’ai passé toute ma vie avec des enfans, pourquoi ne m’amuserais-je pas comme eux ? ainsi donc enfantillage soit ; mais je dois avouer que j’ai souvent pris le plus grand plaisir à observer l’approche de la voiture, d’aussi loin que les détours de la route me permettaient de l’apercevoir. La vue de l’équipage, son exiguïté apparente, qui contraste avec la rapidité de sa course, ses apparitions et ses disparitions successives, le bruit toujours croissant dont il est précédé, tout enfin pour le spectateur oisif qui n’a rien de mieux à faire, a je ne sais quel intérêt secret. On peut rire de moi comme de tant d’honnêtes bourgeois qui chaque jour attendent régulièrement à la fenêtre de leur maison de campagne le passage de la diligence ; mais n’importe, cet amusement en vaut bien un autre, et tel qui fait chorus avec les rieurs n’est peut-être pas fâché d’en jouir sans s’en vanter.
Cette fois cependant il était écrit que je n’aurais pas le plaisir de voir la voiture passer devant le gazon sur lequel j’étais assis, et d’entendre la voix enrouée du conducteur quand il laisserait glisser entre mes mains mon paquet sans arrêter la voiture un seul instant. J’avais vu la diligence descendre la côte qui conduit au pont, avec plus de rapidité que d’ordinaire ; elle brillait par intervalle au milieu du tourbillon de poussière qu’elle avait soulevé, et laissait derrière elle une longue traînée, semblable aux légers nuages, reste des brouillards d’une matinée de printemps. Mais je ne la vis pas reparaître sur l’autre rive après les trois minutes d’usage, qu’une observation répétée m’avait appris être le temps nécessaire pour traverser le pont et remonter la côte. Quand il se fut écoulé plus du double du temps, je commençai à concevoir quelque inquiétude, et je m’avançai rapidement ; arrivé en vue du pont, la cause du délai ne me fut que trop manifeste : le Somerset avait bien mérité son nom [9], en faisant un saut périlleux. La chute était si complète, que l’impériale était dessous et les quatre roues en l’air. Le conducteur et le postillon, qui obtinrent chacun une mention honorable dans les papiers publics, après avoir réussi à relever les chevaux en coupant les harnais, procédaient à une espèce d’opération césarienne pour délivrer les personnes de l’intérieur, en forçant les gonds d’une portière qu’ils ne pouvaient pas ouvrir autrement. C’est par ce moyen que deux inconsolables demoiselles furent tirées de cette prison de cuir ; leur habillement, comme on le présume bien, avait été tant soit peu dérangé : leur premier soin fut de le rajuster ; aussi je conclus qu’il ne leur était arrivé aucun mal, et je ne me hasardai pas à leur offrir mes services pour leur toilette ; j’ai su depuis que les belles infortunées m’en avaient voulu. Les voyageurs de l’extérieur, qui devaient avoir sauté de leur poste élevé par un choc semblable à l’explosion d’une mine, s’en tirèrent avec les bosses et les contusions d’usage, excepté trois qui, ayant été jetés dans le Gander, se débattaient contre le courant, semblables aux derniers naufragés de la flotte d’Énée.
Apparent rari nantes in gurgite vasto.
Je donnai mon petit coup de main là où il paraissait le plus nécessaire, et avec le secours d’une ou deux personnes de la compagnie, qui s’étaient échappées saines et sauves, nous vînmes facilement à bout de repêcher deux des pauvres voyageurs ; c’étaient deux gaillards actifs et courageux ; si ce n’eût été la longueur démesurée de leurs redingotes et l’ampleur également extraordinaire de leurs pantalons à la Wellington, ils n’auraient eu besoin du secours de personne. Le troisième était un vieillard infirme, et il eût infailliblement péri sans les efforts qu’on fît pour le sauver.
Lorsque nos deux gentlemen aux longues redingotes furent sortis de la rivière, et qu’ils eurent secoué leurs oreilles comme font les barbets, une violente altercation s’éleva entre eux et le cocher et le conducteur sur la cause de l’accident. Dans le cours de la dispute, je m’aperçus que mes nouvelles connaissances appartenaient au barreau, et que la subtilité habituelle de la chicane allait vraisemblablement rendre la partie inégale entre eux et les conducteurs de la voiture avec leur ton bourru et officiel.
La dispute se termina par l’assurance donnée aux voyageurs qu’ils seraient placés dans une lourde voiture qui devait passer par là dans moins d’une demi-heure, pourvu qu’elle ne fût pas pleine. Le hasard sembla favoriser cet arrangement, car lorsque le véhicule si désiré arriva, il n’y avait que deux places prises sur six. Les deux dames qu’on avait exhumées du fond de la voiture renversée furent admises sans difficulté ; mais les nouveaux voyageurs s’opposèrent formellement à l’admission des deux légistes, dont les vêtemens humides, assez semblables à des éponges trempées, paraissaient devoir rendre une partie de l’eau dont ils avaient été imbibés, à la grande incommodité de leurs compagnons de voyage. De l’autre côté, les légistes refusaient de monter sur l’impériale, alléguant qu’ils n’avaient pris cette place sur l’autre voiture que par goût, et qu’ils s’étaient réservé leur libre entrée dans l’intérieur, quand bon leur semblerait, ainsi que le portait spécialement leur contrat, auquel ils s’en référaient. Après une légère altercation, dans laquelle il fut dit quelques mots de l’édit nautæ, caupones, stabularii [10] , la voiture se mit en marche, laissant là nos doctes voyageurs occupés de leurs actions en dommages-intérêts.
Ils me prièrent aussitôt de les guider au village voisin, et de leur indiquer la meilleure auberge ; sur les renseignemens que je leur donnai des ARMES DE WALLACE, ils déclarèrent qu’ils préféraient s’arrêter là plutôt que de passer outre, d’après l’indication de cet imprudent conducteur du Somerset. Tout ce dont ils avaient besoin était un commissionnaire pour porter leur bagage : on leur en trouva facilement un dans une cabane voisine, et ils allaient se mettre en route, quand ils trouvèrent qu’il y avait un autre voyageur dans le même embarras, c’était le vieillard infirme qui avait été précipité dans la rivière avec eux. Il avait été trop modeste, à ce qu’il paraît, pour élever quelque réclamation contre le cocher, en voyant le résultat de celles de ses deux compagnons plus hardis, et maintenant il restait en arrière avec un air d’inquiétude timide, laissant assez deviner qu’il était entièrement dépourvu de ces moyens de recommandation qui sont un passe-port indispensable pour recevoir l’hospitalité dans une auberge.
Je me hasardai à appeler l’attention de ces deux jeunes élégans, car ils paraissaient tels, sur la triste condition de leur compagnon de voyage ; ils reçurent cet avis de très bonne humeur.
– Eh bien, M. Dunover, dit l’un de nos jouvenceaux, vous ne pouvez pas rester ici sur le pavé ; venez, vous dînerez avec nous, Halkit et moi nous allons prendre une chaise de poste, et, à tout évènement, nous vous conduirons partout où il vous conviendra.
Le pauvre homme, car son costume et sa modestie disaient assez qu’il était pauvre, répondit par ce salut de reconnaissance qui, chez les Écossais, veut dire : c’est trop d’honneur que vous faites à un homme comme moi, et il suivit humblement ses joyeux protecteurs. Ils arrosaient la poussière de la route de l’eau qui découlait de leurs habits trempés, et offraient le bizarre et risible spectacle de trois personnes souffrant d’un excès d’humidité en plein midi, quand le soleil faisait éprouver à tout ce qui les entourait le tourment contraire de la sécheresse et de la chaleur. Ce ridicule fut observé par les jeunes gens eux-mêmes, et ils n’avaient pas fait quelques pas, que déjà il leur était échappé quelques plaisanteries passables sur leur situation.