LA PRISON D'ÉDIMBOURG Sir Walter Scott
AU MEILLEUR DES PATRONS,
UN LECTEUR SATISFAIT ET INDULGENT,
JEDEDIAH CLEISHBOTHAM,
SOUHAITE
SANTÉ, RICHESSE ET CONTENTEMENT.
LECTEUR COURTOIS,
Si l’ingratitude comprend tous les vices, assurément une tache si noire doit surtout être évitée par celui dont la vie a été consacrée à instruire la jeunesse dans la vertu et les belles-lettres. J’ai donc voulu, dans ce prolégomène, déposer à tes pieds le tribut de mes remerciemens pour l’accueil bienveillant que tu as fait aux Contes de mon Hôte. Certes, si tu as ri de bon cœur de leurs descriptions facétieuses et amusantes, ou si ton esprit a pris plaisir aux évènemens étranges qu’ils retracent, j’avoue que j’ai souri de mon côté en voyant le second étage avec des mansardes qui s’est élevé sur la base de mon petit domicile de Gander-Cleugh, après que le diacre Barrow a eu préalablement prononcé que les murs étaient capables de supporter cette augmentation. Ce n’a pas été non plus sans me délecter que j’ai revêtu un habit neuf (couleur de tabac, et à boutons de métal), avec la veste et la culotte assorties. Nous sommes donc vis-à-vis l’un de l’autre sous une réciprocité d’obligations : celles que j’ai reçues étant les plus solides (vu qu’une maison et un habit neuf valent mieux qu’un conte nouveau et une vieille chanson), il est juste que j’exprime ma reconnaissance avec plus de force et de véhémence. Et comment cela ? – Non pas seulement par des mots, mais par des actions. C’est donc dans ce seul but, plutôt que par le désir d’acheter l’espace de terre appelé le Carlinescroft [1], attenant à mon jardin, et d’une étendue de sept acres trois quarts d’acre et quatre perches, que j’offre à ceux qui ont pensé favorablement des tomes précédens, cette suite de quatre nouveaux volumes des Contes de mon Hôte. Néanmoins si Pierre Prayfort avait envie de vendre ledit terrain, il peut bien le dire, et peut-être trouvera-t-il un acheteur ; à moins, lecteur aimable, que les tableaux de Pierre Pattieson, que je t’adresse aujourd’hui en particulier, et au public en général, ne trouvent plus grâce à tes yeux ; mais j’en augure mieux, et j’ai tant de confiance dans la continuation de ton indulgence, que si tes affaires te conduisent à la ville de Gander-Cleugh, où presque tout le monde passe tôt ou tard une fois dans la vie, je régalerai tes yeux de la vue de ces précieux manuscrits qui ont fait ton amusement, ton nez d’une prise de mon tabac, et ton palais d’un petit coup de cette liqueur appelée, par les savans de Gander-Cleugh, les gouttes de Dominie.
C’est alors, lecteur estimable et chéri, que tu pourras porter témoignage contre les enfans de la vanité qui ont voulu identifier ton serviteur et ami avec je ne sais quel éditeur de vaines fables, qui a encombré le monde de ses inventions, en se déchargeant de toute responsabilité. Vraiment on a bien nommé notre génération une génération de peu de foi. Que peut faire un homme pour certifier la propriété d’un ouvrage, si ce n’est de mettre son nom sur le titre, avec son signalement, ou sa désignation comme disent les hommes de loi, et le lieu de sa demeure ? Je voudrais bien que ces sceptiques me dissent comment ils répondraient à celui qui attribuerait leurs ouvrages à d’autres, à celui qui traiterait de faussetés leurs noms et professions, et mettrait en question jusqu’à leur existence. Peut-être est-il vrai qu’il n’y aurait qu’eux qui s’inquiéteraient non seulement s’ils sont morts ou vivans, mais encore s’ils ont jamais vécu. Mes critiques ont poussé plus loin leurs malicieuses censures.
Ces chicaneurs pointilleux n’ont pas seulement mis en doute mon identité, mais ils ont encore attaqué ma franchise et l’authenticité de mes récits historiques ! À dire vrai, je ne puis que répondre que j’ai été prudent pour citer mes autorités. J’avoue aussi que, si je n’avais écouté que d’une oreille, j’aurais pu rendre ma première histoire plus agréable à ceux qui n’aiment à entendre que la moitié de la vérité. Ce n’est peut-être pas un reproche à faire à notre bon peuple d’Écosse, de dire que nous sommes très enclins à nous intéresser avec partialité à ce qu’ont fait et pensé nos ancêtres. Celui que ses adversaires peignent comme un Prélatiste parjure désire que ses prédécesseurs passent pour avoir été modérés et justes dans le pouvoir, tandis que le lecteur impartial des annales de ces temps-là les déclarera sanguinaires, violens et tyranniques. D’autre part, les descendans des malheureux non-conformistes veulent que leurs ancêtres les Cameroniens soient représentés non pas simplement comme d’honnêtes enthousiastes, opprimés pour leur conscience, mais comme des héros distingués par leur éducation et leur bravoure. En vérité l’historien ne peut satisfaire de telles préventions. Il faut qu’il décrive les Cavaliers comme valeureux, fiers, cruels, vindicatifs et sans remords, et le parti opprimé comme attaché honorablement à ses opinions, malgré les persécuteurs, mais sans cesser d’être grossier, farouche et cruel ; ces opinions mêmes furent absurdes et extravagantes, et ceux qui en étaient les martyrs auraient eu plutôt besoin d’ellébore que des condamnations à mort pour haute trahison. Toutefois, malgré le blâme que méritent les deux partis, il y avait, il n’en faut pas douter, des hommes vertueux et de mérite dans l’un et dans l’autre. On m’a demandé à moi Jedediah Cleishbotham, de quel droit je me suis constitué moi-même juge impartial de leurs différences d’opinion, considérant, a-t-on avancé, que je dois être nécessairement descendu de l’un ou de l’autre parti, avoir épousé l’un ou l’autre, selon la pratique d’Écosse, et être tenu (pour parler sans métaphore, ex jure sanguinis) à défendre ses principes envers et contre tous.
Mais, sans nier en rien la juste raison de cette coutume, qui force la génération existante à régler ses opinions politiques et religieuses sur celles de ses aïeux, et quelque embarrassant que semble le dilemme par lequel mes critiques croient m’avoir mis au pied du mur, je vois encore un refuge, et n’en réclame pas moins le privilége de parler des deux partis avec impartialité. Car, écoutez-moi bien, messieurs les grands logiciens, lorsque les prélatistes et les presbytériens d’autrefois étaient en guerre dans ce malheureux pays, mon ancêtre (honneur à sa mémoire !) était membre de la secte des Quakers, et souffrit les persécutions des deux côtés, jusqu’à l’épuisement de sa bourse et l’incarcération de sa personne.
Là-dessus, aimable lecteur, je te demande pardon de ce peu de mots sur moi et les miens, et me dis comme auparavant ton ami constant et obligé,
J. C.
Gander-Cleugh, le 1 er avril 1818.