Sandoz n’avait rien dit, étonné d’abord, puis souriant. Il était plus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d’intelligence, et ils se mirent à plaisanter. Pardon ! excuse ! du moment que monsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pas de la prêter. Ah ! le gaillard, qui se payait les belles filles ! Et où l’avait-il ramassée ? Dans un bastringue de Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert ?
De plus en plus gêné, le peintre s’agitait.
– Que vous êtes bêtes, mon Dieu ! Si vous saviez comme vous êtes bêtes !… En voilà assez, vous me faites de la peine.
Sa voix était si altérée, que les deux autres, immédiatement, se turent ; et lui, après avoir gratté de nouveau la tête de la figure nue, la redessina et la repeignit, d’après la tête de Christine, d’une main emportée, mal assurée, qui s’égarait. Puis, il attaqua la gorge, indiquée à peine sur l’étude. Son excitation augmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, une impuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu’il rêvait d’en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu’il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, désespéré jusqu’aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes.
– Hein ! dix minutes, n’est-ce pas ? répéta-t-il. J’établis les épaules pour demain, et nous descendons.
Sandoz et Dubuche, sachant qu’il n’y avait pas à l’empêcher de se tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s’étala sur le divan : lui seul fumait, les deux autres ne s’étaient jamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d’une nausée, pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu’il fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumée qu’il soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacré Paris, comme il fallait s’y user la peau, pour arriver à une position ! Il rappelait ses quinze mois d’apprentissage, chez son patron, le célèbre Dequersonnière, l’ancien grand prix, aujourd’hui architecte des bâtiments civils, Officier de la Légion d’honneur, membre de l’Institut, dont le chef-d’œuvre, l’église Saint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la pendule empire : un bon homme au fond, qu’il blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, d’ailleurs, il n’aurait pas appris grand-chose à leur atelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, trois fois par semaine ; des gaillards féroces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment dure, au début, mais qui au moins lui avaient enseigné à coller un châssis, à dessiner et à laver un projet. Et que de déjeuners faits d’une tasse de chocolat et d’un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs au massier ! et que de feuilles barbouillées péniblement, que d’heures passées chez lui sur des bouquins, avant d’oser se présenter à l’École ! Avec ça, il avait failli être retoqué, malgré son effort de gros travailleur : l’imagination lui manquait, son épreuve écrite, une cariatide et une salle à manger d’été, très médiocres, l’avaient classé tout au bout ; il est vrai qu’il s’était relevé à l’oral, avec son calcul de logarithmes, ses épures de géométrie et l’examen d’histoire, car il était très ferré sur la partie scientifique. Maintenant qu’il se trouvait à l’École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasser pour enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne de vie ! Jamais ça ne finissait !
Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plus fort, régulièrement.
– Cours de perspective, cours de géométrie descriptive, cours de stéréotomie, cours de construction, histoire de l’art, ah ! ils vous en font noircir du papier, à prendre des notes… Et, tous les mois, un concours d’architecture, tantôt une simple esquisse, tantôt un projet. Il n’y a point à s’amuser, si l’on veut passer ses examens et décrocher les mentions nécessaires, surtout lorsqu’on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps de gagner son pain… Moi, j’en crève…
Un coussin ayant glissé par terre, il le repêcha à l’aide de ses deux pieds.
– Tout de même, j’ai de la chance. Il y a tant de camarades qui cherchent à faire la place, sans rien dénicher ! Avant-hier, j’ai découvert un architecte qui travaille pour un grand entrepreneur, oh ! non, on n’a pas idée d’un architecte de cette ignorance : un vrai goujat, incapable de se tirer d’un décalque ; et il me donne vingt-cinq sous de l’heure, je lui remets ses maisons debout… Ça tombe joliment bien, la mère m’avait signifié qu’elle était complètement à sec. Pauvre mère, en ai-je de l’argent à lui rendre !
Comme Dubuche parlait évidemment pour lui, remâchant ses idées de tous les jours, sa continuelle préoccupation d’une fortune prompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l’écouter. Il avait ouvert la petite fenêtre, il s’était assis au ras du toit, souffrant à la longue de la chaleur qui régnait dans l’atelier. Mais il finit par interrompre l’architecte.
– Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi ?… Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière.
Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une b***e, les camarades de Plassans, d’autres connus à Paris, tous révolutionnaires, animés de la même passion de l’art.
– Jeudi prochain, je ne crois pas, répondit Dubuche. Il faut que j’aille dans une famille, où l’on danse.
– Est-ce que tu espères y carotter une dot ?
– Tiens ! ce ne serait déjà pas si bête !
Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour la vider ; et, avec un soudain éclat de voix :
– J’oubliais… J’ai reçu une lettre de Pouillaud.
– Toi aussi !… Hein ? est-il assez vidé, Pouillaud ! En voilà un qui a mal tourné !
– Pourquoi donc ? Il succédera à son père, il mangera tranquillement son argent, là-bas. Sa lettre est très raisonnable, j’ai toujours dit qu’il nous donnerait une leçon à tous, avec son air de farceur… Ah ! cet animal de Pouillaud !
Sandoz allait répliquer, furieux, lorsqu’un juron désespéré de Claude les interrompit. Ce dernier, depuis qu’il s’obstinait au travail, n’avait plus desserré les dents. Il semblait même ne pas les entendre.
– Nom de Dieu ! c’est encore raté… Décidément, je suis une brute, jamais je ne ferai rien !
Et, d’un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille ! il serait bien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d’avoir abîmé son œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence, regardait le tableau sans répondre, d’un regard ardent et fixe, où brûlait l’affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts ; la gorge de la femme s’empâtait de tons lourds ; cette chair adorée qu’il rêvait éclatante, il la salissait, il n’arrivait même pas à la mettre à son plan. Qu’avait-il donc dans le crâne, pour l’entendre ainsi craquer de son effort inutile ? Était-ce une lésion de ses yeux qui l’empêchait de voir juste ? Ses mains cessaient-elles d’être à lui, puisqu’elles refusaient de lui obéir ? Il s’affolait davantage, en s’irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rendait la création si heureuse, et qui d’autres fois l’abêtissait de stérilité, au point qu’il oubliait les premiers éléments du dessin. Et sentir son être tourner dans une nausée de vertige, et rester là quand même avec la fureur de créer, lorsque tout fuit, tout coule autour de soi, l’orgueil du travail, la gloire rêvée, l’existence entière !
– Écoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce n’est pas pour te le reprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais crever de faim… Sois sage, descends avec nous.
Claude nettoyait à l’essence un coin de sa palette. Il y vida de nouveaux tubes, il répondit d’un seul mot, la voix tonnante :
– Non !
Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors de lui, se battant avec sa toile, les deux autres troublés et chagrins de cette crise, qu’ils ne savaient de quelle façon calmer. Puis, comme on frappait à la porte, ce fut l’architecte qui alla ouvrir.
– Tiens ! le père Malgras !
Le marchand de tableaux était un gros homme, enveloppé dans une vieille redingote verte, très salé, qui lui donnait l’air d’un cocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupés en brosse et sa face rouge, plaquée de violet. Il dit, d’une voix de rogomme :
– Je passais par hasard sur le quai, en face… J’ai vu monsieur à la fenêtre, et je suis monté…
Il s’interrompit, devant le silence du peintre, qui s’était retourné vers sa toile, avec un mouvement d’exaspération. Du reste, il ne se troublait pas, très à l’aise, carrément planté sur ses fortes jambes, examinant de ses yeux tachés de sang le tableau ébauché. Il le jugea sans gêne, d’une phrase où il y avait de l’ironie et de la tendresse.
– En voilà une machine !
Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promena tranquillement à petits pas dans l’atelier, regardant le long des murs.
Le père Malgras, sous l’épaisse couche de sa crasse, était un gaillard très fin, qui avait le goût et le flair de la bonne peinture. Jamais il ne s’égarait chez les barbouilleurs médiocres, il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encore contestés, dont son nez flamboyant d’ivrogne sentait de loin le grand avenir. Avec cela, il avait le marchandage féroce, il se montrait d’une ruse de sauvage, pour emporter à bas prix la toile qu’il convoitait. Ensuite, il se contentait d’un bénéfice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basé son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, n’achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir. Il mentait d’ailleurs superbement.
Arrêté près de la porte, devant les académies, peintes à l’atelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, les yeux luisant d’une jouissance de connaisseur, qu’il éteignait sous ses lourdes paupières. Quel talent, quel sentiment de la vie, chez ce grand toqué qui perdait son temps à d’immenses choses dont personne ne voulait ! Les jolies jambes de la fillette, l’admirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais cela n’était pas de vente, et il avait déjà fait son choix, une petite esquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et délicate, qu’il affectait de ne pas voir. Enfin, il s’approcha, il dit négligemment :
– Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! oui, une de vos affaires du Midi… C’est trop cru, j’ai encore les deux que je vous ai achetées.
Et il continua en phrases molles, interminables :
– Vous refuserez peut-être de me croire, monsieur Lantier, ça ne s*****d pas du tout, pas du tout. J’en ai plein un appartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand je me retourne. Il n’y a pas moyen que je continue, parole d’honneur ! il faudra que je liquide, et je finirai à l’hôpital… N’est-ce pas ? vous me connaissez, j’ai le cœur plus grand que la poche, je ne demande qu’à obliger les jeunes gens de talent comme vous. Oh ! pour ça, vous avez du talent, je ne cesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous ? ils ne mordent pas, ah ! non, ils ne mordent pas !
Il jouait l’émotion ; puis, avec l’élan d’un homme qui fait une folie :
– Enfin, je ne serai pas venu pour rien… Qu’est-ce que vous demandez de cette pochade ?
Claude, agacé, peignait avec des tressaillements nerveux. Il répondit d’une voix sèche, sans tourner la tête :
– Vingt francs.
– Comment ! vingt francs ! Vous êtes fou ! Vous m’avez vendu les autres dix francs pièce… Aujourd’hui, je ne donnerai que huit francs, pas un sou de plus !
D’habitude, le peintre cédait tout de suite, honteux et excédé de querelles misérables, bien heureux au fond de trouver ce peu d’argent. Mais, cette fois, il s’entêta, il vint crier des insultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit à le tutoyer, lui retira tout talent, l’accabla d’invectives, en le traitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sa poche, une à une, trois pièces de cent sous ; et il les lança de loin comme des palets, sur la table, où elles sonnèrent parmi les assiettes.
– Une, deux, trois… Pas une de plus, entends-tu ! car il y en a déjà une de trop, et tu me la rendras, je te la retiendrai sur autre chose, parole d’honneur … Quinze francs, ça ! Ah ! mon petit, tu as tort, voilà un sale tour dont tu te repentiras !
Épuisé, Claude le laissa décrocher la toile. Elle disparut comme par enchantement, dans la grande redingote verte. Avait-elle glissé au fond d’une poche spéciale ? dormait-elle sous le revers ? Aucune bosse ne l’indiquait.
Son coup fait, le père Malgras se dirigea vers la porte, subitement calmé. Mais il se ravisa et revint dire, de son air bonhomme :
– Écoutez donc, Lantier, j’ai besoin d’un homard… Hein ? vous me devez bien ça, après m’avoir étrillé… Je vous apporterai le homard, vous m’en ferez une nature morte, et vous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis… Entendu, n’est-ce pas ?
À cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-là écouté curieusement, éclatèrent d’un si grand rire, que le marchand s’égaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien de bon, ça crevait la faim. Qu’est-ce qu’ils seraient devenus, les sacrés fainéants, si le père Malgras, de temps à autre, ne leur avait pas apporté un beau gigot, une barbue bien fraîche, ou un homard avec son bouquet de persil ?
– J’aurai mon homard, n’est-ce pas ? Lantier… Merci bien.
De nouveau, il restait planté devant l’ébauche de la grande toile, avec son sourire d’admiration railleuse. Et il partit enfin, en répétant :
– En voilà : une machine !
Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses. Mais ses jambes fléchissaient, ses bras retombaient, engourdis, comme liés à son corps par une force supérieure. Dans le grand silence morne qui s’était fait, après l’éclat de la dispute, il chancelait, aveuglé, égaré, devant son œuvre informe. Alors, il bégaya :
– Ah ! je ne peux plus, je ne peux plus… Ce cochon m’a achevé !
Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillé là huit longues heures, sans manger autre chose qu’une croûte, sans se reposer une minute, debout, secoué de fièvre. Maintenant, le soleil se couchait, une ombre commençait à assombrir l’atelier, où cette fin de jour prenait une mélancolie affreuse. Lorsque la lumière s’en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c’était comme si le soleil ne devait jamais reparaître, après avoir emporté la vie, la gaieté chantante des couleurs.
– Viens, supplia Sandoz, avec l’attendrissement d’une pitié fraternelle. Viens, mon vieux.
Dubuche lui-même ajouta :
– Tu verras plus clair demain. Viens dîner.
Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait cloué au parquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, de créer quand même. Et, s’il ne faisait rien, il resterait au moins, il ne quitterait pas la place. Puis, il se décida, un tressaillement le traversa comme d’un grand sanglot. À pleine main, il avait pris un couteau à palette très large ; et, d’un seul coup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement : tout disparut dans une bouillie fangeuse. Alors, à côté du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il n’y eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tête, qu’un tronçon mutilé, qu’une tache vague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte.
Déjà, Sandoz et Dubuche descendait bruyamment l’escalier de bois. Et Claude les suivit, s’enfuit de son œuvre, avec la souffrance abominable de la laisser ainsi, balafrée d’une plaie béante.