– Tiens ! s’écria Sandoz en se tournant vers une étude, où est-ce donc, ça ?
Claude, indigné, brandit sa palette. – Comment ! tu ne te souviens pas ?… Nous avons failli nous y casser les os. Tu sais bien, le jour où nous avons grimpé avec Dubuche, du fond de Jaumegarde. C’était lisse comme la main, nous nous cramponnions avec les ongles ; tellement qu’au beau milieu, nous ne pouvions plus ni monter ni descendre… Puis, en haut, quand il s’est agi de faire cuire les côtelettes, nous nous sommes presque battus, toi et moi.
Sandoz, maintenant, se rappelait.
– Ah ! oui, ah ! oui, chacun devait faire cuire la sienne, sur des baguettes de romarin, et comme mes baguettes brûlaient, tu m’exaspérais à blaguer ma côtelette qui se réduisait en charbon.
Un fou rire les secouait encore. Le peintre se remit à son tableau, et il conclut gravement :
– Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il n’y a plus à flâner.
C’était vrai, depuis que les trois inséparables avaient réalisé leur rêve de se retrouver ensemble à Paris, pour le conquérir, l’existence se faisait terriblement dure. Ils essayaient bien de recommencer les grandes promenades d’autrefois, ils partaient à pied, certains dimanches, par la barrière de Fontainebleau, allaient battre les taillis de Verrières, poussaient jusqu’à Bièvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon, puis rentraient par Grenelle. Mais ils accusaient Paris de leur gâter les jambes, ils n’en quittaient plus guère le pavé, tout entiers à leur bataille.
Du lundi au samedi, Sandoz s’enrageait à la mairie du cinquième arrondissement, dans un coin sombre du bureau des naissances, cloué là par l’unique pensée de sa mère, que ses cent cinquante francs nourrissaient mal. De son côté, Dubuche, pressé de payer à ses parents les intérêts des sommes placées sur sa tête, cherchait de basses besognes chez des architectes, en dehors de ses travaux de l’École. Claude, lui, avait sa liberté, grâce aux mille francs de rente ; mais quelles fins de mois terribles, surtout lorsqu’il partageait le fond de ses poches ! Heureusement, il commençait à vendre de petites toiles achetées des dix et douze francs par le père Malgras, un marchand rusé ; et, du reste, il aimait mieux crever la faim, que de recourir au commerce, à la fabrication des portraits bourgeois, des saintetés de pacotille, des stores de restaurant et des enseignes de sage-femme. Lors de son retour, il avait eu, dans l’impasse des Bourdonnais, un atelier très vaste ; puis, il était venu au quai de Bourbon, par économie. Il y vivait en sauvage, d’un absolu dédain pour tout ce qui n’était pas la peinture, brouillé avec sa famille qui le dégoûtait, ayant rompu avec une tante, charcutière aux Halles, parce qu’elle se portait trop bien, gardant seulement au cœur la plaie secrète de la déchéance de sa mère, que des hommes mangeaient et poussaient au ruisseau.
Brusquement, il cria à Sandoz :
– Eh ! dis donc, si tu voulais bien ne pas t’avachir !
Mais Sandoz déclara qu’il s’ankylosait, et il sauta du canapé, pour se dérouiller les jambes. Il y eut un repos de dix minutes. On parla d’autre chose. Claude se montrait débonnaire. Quand son travail marchait, il s’allumait peu à peu, il devenait bavard, lui qui peignait les dents serrées, rageant à froid, dès qu’il sentait la nature lui échapper. Aussi, à peine son ami eut-il repris la pose, qu’il continua d’un flot intarissable, sans perdre un coup de pinceau.
– Hein ? mon vieux, ça marche ! Tu as une crâne tournure, là-dedans… Ah ! les crétins, s’ils me refusent celui-ci, par exemple ! Je suis plus sévère pour moi qu’ils ne le sont pour eux, bien sûr ; et, lorsque je me reçois un tableau, vois-tu, c’est plus sérieux que s’il avait passé devant tous les jurys de la terre… Tu sais, mon tableau des Halles, mes deux gamins sur des tas de légumes, eh bien ! je l’ai gratté, décidément : ça ne venait pas, je m’étais fichu là dans une sacrée machine, trop lourde encore pour mes épaules. Oh ! je reprendrai ça un jour, quand je saurai, et j’en ferai d’autres, oh ! des machines à les flanquer tous par terre d’étonnement !
Il eut un grand geste, comme pour balayer une foule ; il vida un tube de bleu sur sa palette, puis, il ricana en demandant quelle tête aurait devant sa peinture son premier maître, le père Belloque, un ancien capitaine manchot, qui, depuis un quart de siècle, dans une salle du Musée, enseignait les belles hachures aux gamins de Plassans. D’ailleurs, à Paris, Berthou, le célèbre peintre de Néron au Cirque, dont il avait fréquenté l’atelier pendant six mois, ne lui avait-il pas répété, à vingt reprises, qu’il ne ferait jamais rien ! Ah ! qu’il les regrettait aujourd’hui, ces six mois d’imbéciles tâtonnements, d’exercices niais sous la férule d’un bonhomme dont la caboche différait de la sienne ! Il en arrivait à déclamer contre le travail au Louvre, il se serait, disait-il, coupé le poignet, plutôt que d’y retourner gâter son œil à une de ces copies, qui encrassent pour toujours la vision du monde où l’on vit. Est-ce que, en art, il y avait autre chose que de donner ce qu’on avait dans le ventre ? est-ce que tout ne se réduisait pas à planter une bonne femme devant soi, puis à la rendre comme on la sentait ? est-ce qu’une botte de carottes, oui, une botte de carottes l’étudiée directement, peinte naïvement, dans la note personnelle où on la voit, ne valait pas les éternelles tartines de l’École, cette peinture au jus de chique, honteusement cuisinée d’après les recettes ? Le jour venait où une seule carotte originale serait grosse d’une révolution. C’était pourquoi, maintenant, il se contentait d’aller peindre à l’atelier Boutin, un atelier libre qu’un ancien modèle tenait rue de la Huchette. Quand il avait donné ses vingt francs au massier, il trouvait là du nu, des hommes, des femmes, à en faire une débauche, dans son coin ; et il s’acharnait, il y perdait le boire et le manger, luttant sans repos avec la nature, fou de travail, à côté des beaux-fils qui l’accusaient de paresse ignorante, et qui parlaient arrogamment de leurs études, parce qu’ils copiaient des nez et des bouches, sous l’œil d’un maître.
– Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-là aura bâti un torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nous causerons.
Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, pendue au mur, près de la porte. Elle était superbe, enlevée avec une largeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seules dont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées.
Il poursuivit avec violence, sabrant à grands coups le veston de velours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectait personne :
– Tous des barbouilleurs d’images à deux sous, des réputations volées, des imbéciles ou des malins à genoux devant la bêtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle aux bourgeois !… Tiens ! le père Ingres, tu sais s’il me tourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse ? Eh bien ! c’est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler de force aux idiots qui croient aujourd’hui le comprendre… Après ça, entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c’est de la fripouille… Hein ? le vieux lion romantique, quelle fière allure ! En voilà un décorateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés : sa palette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n’était que de la fantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier l’École… Puis, l’autre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d’un métier absolument classique, ce que pas un de ces crétins n’a senti. Ils ont hurlé, parbleu ! ils ont crié à la profanation, au réalisme, lorsque ce fameux réalisme n’était guère que dans les sujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maîtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musées… Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits à l’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et, maintenant, oh ! maintenant…
Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minute dans la sensation de son œuvre, puis repartit :
– Maintenant, il faut autre chose… Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais très fort. Oui, il n’y aurait plus que moi… Mais ce que je sens, c’est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l’atelier où le soleil n’entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu’ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder.
Sa voix s’éteignit de nouveau, il bégayait, n’arrivait pas à formuler la sourde éclosion d’avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston de velours, frémissant.
Sandoz l’avait écouté, sans lâcher la pose. Et, le dos tourné, comme s’il eût parlé au mur, dans un rêve, il dit alors à son tour :
– Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaque fois qu’un professeur a voulu m’imposer une vérité, j’ai eu une révolte de défiance, en songeant : « Il se trompe ou il me trompe. » Leurs idées m’exaspèrent, il me semble que la vérité est plus large… Ah ! que ce serait beau, si l’on donnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense ! Et pas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où nous ne serions qu’un accident, où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nous compléteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… Bien sûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais, voilà ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Tout de suite, je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la foule !
Il se tut, lui aussi. L’hiver précédent, il avait publié son premier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Et, depuis, il tâtonnait, il s’interrogeait, dans le tourment des idées, confuses encore, qui battaient son crâne. D’abord, épris des besognes géantes, il avait eu le projet d’une genèse de l’univers, en trois phases : la création, rétablie d’après la science ; l’histoire de l’humanité, arrivant à son heure jouer son rôle, dans la chaîne des êtres ; l’avenir, les êtres se succédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sans fin de la vie. Mais il s’était refroidi devant les hypothèses trop hasardées de cette troisième phase ; et il cherchait un cadre plus resserré, plus humain, où il ferait tenir pourtant sa vaste ambition.
– Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, après un long intervalle. Avoir des lieues de murailles à couvrir, décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bâtira, quand les architectes ne seront plus des crétins ! Et il ne faudra que des muscles et une tête solides, car ce ne sont pas les sujets qui manqueront… Hein ? la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses ; et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bêtes, et les campagnes ! On verra, on verra, si je ne suis pas une brute ! J’en ai des fourmillements dans les mains. Oui ! toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme le Panthéon ! Une sacrée suite de toiles à faire éclater le Louvre !
Dès qu’ils étaient ensemble, le peintre et l’écrivain en arrivaient d’ordinaire à cette exaltation. Ils se fouettaient mutuellement, ils s’affolaient de gloire ; et il y avait là une telle envolée de jeunesse, une telle passion du travail, qu’eux-mêmes souriaient ensuite de ces grands rêves d’orgueil, ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force.
Claude, qui se reculait maintenant jusqu’au mur, y demeura adossé, s’abandonnant. Alors, Sandoz, brisé par la pose, quitta le divan et alla se mettre près de lui. Puis, tous deux regardèrent, de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours était ébauché entièrement ; la main, plus poussée que le reste, faisait dans l’herbe une note très intéressante, d’une jolie fraîcheur de ton ; et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant de vigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmes luttant au soleil, semblaient s’être éloignées, dans le frisson lumineux de la clairière ; tandis que la grande figure, la femme nue et couchée, à peine indiquée encore, flottait toujours, ainsi qu’une chair de songe, une Ève désirée naissant de la terre, avec son visage qui souriait, sans regard, les paupières closes.
– Décidément, comment appelles-tu ça ? demanda Sandoz.
–Plein air, répondit Claude d’une voix brève.
Mais ce titre parut bien technique à l’écrivain, qui, malgré lui, était parfois tenté d’introduire de la littérature dans la peinture.
–Plein air, ça ne dit rien.
Ça n’a besoin de rien dire… Des femmes et un homme se reposent dans une forêt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va, il y en a assez pour faire un chef-d’œuvre.
Il renversa la tête, il ajouta entre ses dents :
– Nom d’un chien, c’est encore noir ! J’ai ce sacré Delacroix dans l’œil. Et ça, tiens ! cette main-là, c’est du Courbet… Ah ! nous y trempons tous, dans la sauce romantique. Notre jeunesse y a trop barboté, nous en sommes barbouillés jusqu’au menton. Il nous faudra une fameuse lessive.
Sandoz haussa désespérément les épaules : lui aussi se lamentait d’être né au confluent d’Hugo et de Balzac. Cependant, Claude restait satisfait, dans l’excitation heureuse d’une bonne séance. Si son ami pouvait lui donner deux ou trois dimanches pareils, le bonhomme y serait, et carrément. Pour cette fois, il y en avait assez. Tous deux plaisantèrent, car d’habitude il tuait ses modèles, ne les lâchant qu’évanouis, morts de fatigue. Lui-même attendait de tomber, les jambes rompues, le ventre vide. Et, comme cinq heures sonnaient au coucou, il se jeta sur son reste de pain, il le dévora. Épuisé, il le cassait de ses doigts tremblants, il le mâchait à peine, revenu devant son tableau, repris par son idée, au point qu’il ne savait même pas qu’il mangeait.
– Cinq heures, dit Sandoz qui s’étirait, les bras en l’air. Nous allons dîner… Justement, voici Dubuche.
On frappait, et Dubuche entra. C’était un gros garçon brun, au visage correct et bouffi, les cheveux ras, les moustaches déjà fortes. Il donna des poignées de main, il s’arrêta d’un air interloqué devant le tableau. Au fond, cette peinture déréglée le bousculait, dans la pondération de sa nature, dans son respect de bon élève pour les formules établies ; et sa vieille amitié seule empêchait d’ordinaire ses critiques. Mais, cette fois, tout son être se révoltait, visiblement.
– Eh bien ! quoi donc ? ça ne te va pas ? demanda Sandoz qui le guettait.
– Si, si, oh ! très bien peint… Seulement…
– Allons, accouche. Qu’est-ce qui te chiffonne ?
– Seulement, c’est ce monsieur, tout habillé, là, au milieu de ces femmes nues… On n’a jamais vu ça.
Du coup, les deux autres éclatèrent. Est-ce qu’au Louvre, il n’y avait pas cent tableaux composés de la sorte ? Et puis, si l’on n’avait jamais vu ça, on le verrait. On s’en fichait bien, du public !
Sans se troubler sous la furie de ces réponses, Dubuche répétait tranquillement :
– Le public ne comprendra pas… Le public trouvera ça cochon… Oui, c’est cochon.
– Sale bourgeois ! cria Claude exaspéré. Ah ! ils te crétinisent raide à l’École, tu n’étais pas si bête !
C’était la plaisanterie courante de ses deux amis, depuis qu’il suivait les cours de l’École des Beaux-Arts. Il battit alors en retraite, un peu inquiet de la violence que prenait la querelle ; et il se sauva, en tapant sur les peintres. Ça, on avait raison de le dire, les peintres étaient de jolis crétins, à l’École. Mais, pour les architectes, la question changeait. Où voulait-on qu’il fit ses études ? Il se trouvait bien forcé de passer par là. Plus tard, ça ne l’empêcherait pas d’avoir ses idées à lui. Et il affecta une allure très révolutionnaire.
– Bon ! dit Sandoz, du moment que tu fais des excuses, allons dîner.
Mais Claude, machinalement, avait repris un pinceau, et il s’était remis au travail. Maintenant, à côté du monsieur en veston, la figure de la femme ne tenait plus. Énervé, impatient, il la cernait d’un trait vigoureux, pour la rétablir au plan qu’elle devait occuper.
– Viens-tu ? répéta son ami.
– Tout à l’heure, que diable ! rien ne presse… Laisse-moi indiquer ça, et je suis à vous.
Sandoz hocha la tête ; puis, doucement, de peur de l’exaspérer davantage :
– Tu as tort de t’acharner, mon vieux… Oui, tu es éreinté, tu crèves de faim, et tu vas encore gâter ton affaire, comme l’autre jour.
D’un geste irrité, le peintre lui coupa la parole. C’était sa continuelle histoire : il ne pouvait lâcher à temps la besogne, il se grisait de travail, dans le besoin d’avoir une certitude immédiate, de se prouver qu’il tenait enfin son chef-d’œuvre. Des doutes venaient de le désespérer, au milieu de sa joie d’une bonne séance : avait-il eu raison de donner une telle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la note éclatante qu’il voulait pour sa figure nue ? Et il serait plutôt mort là, que de ne pas savoir tout de suite. Il tirait fiévreusement la tête de Christine du carton où il l’avait cachée, comparant, s’aidant de ce document pris sur nature.
– Tiens ! s’écria Dubuche, où as-tu dessiné ça ?… Qui est-ce ?
Claude, saisi de cette question, ne répondit point ; puis, sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cédant à une pudeur singulière, au sentiment délicat de garder pour lui seul son aventure.
– Hein ! qui est-ce ? répétait l’architecte.
– Oh ! personne, un modèle.
– Vrai, un modèle ! Toute jeune, n’est-ce, pas ? Elle est très bien… Tu devrais me, donner l’adresse, pas pour moi, pour un sculpteur qui cherche une Psyché. Est-ce que tu as l’adresse, là ?
Et Dubuche s’était tourné vers un pan du mur grisâtre, où se trouvaient, écrites à la craie, jetées dans tous les sens, des adresses de modèles. Les femmes surtout laissaient là, en grosses écritures d’enfant, leurs cartes de visite. Zoé Piédefer, rue Campagne-Première, 7, une grande brune dont le ventre s’abîmait, coupait en deux la petite Flore Beau champ, rue de Laval, 32, et Judith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l’une et l’autre assez fraîches, mais trop maigres.
– Dis, as-tu l’adresse ?
Alors, Claude s’emporta.
– Eh ! fiche-moi la paix !… Est-ce que je sais ?… Tu es agaçant, à vous déranger toujours, quand on travaille !