I
Tout le monde se rappelle encore, dans le pays, et vous, comtesse, mieux que personne, la douairière dame Yolande de l’Embouchure qui, dans la moindre de ses façons, apportait toutes les grâces du régime passé, j’entends de celui où la vraie noblesse donnait le ton. L’aimable vieille que c’était et qu’on eût dite descendue d’une toile de Mignard, avec ses beaux cheveux embroussaillés de neige, l’arc de ses lèvres savamment carminé et la mouche naturelle placée au coin de sa bouche, comme pour protester contre l’abolition d’une mode adorable ! Ses goûts étaient ceux de son âge, je veux dire de l’âge qu’elle avait gardé ; car elle était idéalement futile, ainsi que presque toutes les femmes nées, comme elle, en pleine furie révolutionnaire. Du sang des échafauds sortit, en effet, une floraison de personnes extrêmement gaies. On était las du drame et les rires n’attendaient plus que la comédie. Bonaparte réalisa assez mal le programme, mais il eut le bon goût d’aller continuer la tragédie loin d’un pays qui en avait positivement assez. Il exporta le c*****e et dut à cette attention délicate une réelle popularité. Je reviens à la douairière dame Yolande de l’Embouchure. Elle adorait donc les petits chiens, la musique de Jean-Jacques, les pastels plutôt que la peinture qui, disait-elle, lui donnait mal à la tête, la guitare plutôt que le clavecin dont les accords multiples lui agaçaient les nerfs. Elle aimait les odeurs délicates et douces, non point les parfums brutaux dont s’empoisonnent les élégantes d’à présent et qui sortent des magasins de nouveautés. Elle distillait, elle-même, une essence de réséda, laquelle était bien la merveille des senteurs aristocratiques, et n’en aurait pas voulu d’autres pour son usage. Avez-vous pieusement gardé des mouchoirs ou des fichus jadis portés par vos grands-mères ? J’en ai un plein tiroir que j’ouvre quelquefois et d’où me monte au cerveau comme un effluve de rêveries charmantes, quelque chose comme le vague relent des herbiers où la pensée s’endort sur l’image de jardins lointains, des jardins où l’on a joué tout enfant. Je vous recommande cette impression délicieuse. Fermez les yeux et respirez longtemps ces nippes sacrées. Sous votre front passera le tournoiement de valses lentes et s’ébauchera le dessin de menuets capricieux. Des jupes à paniers se balanceront devant vous, comme des tulipes que le vent a renversées, et vous revivrez la douceur des temps que vous avez devinés sans les connaître, des temps religieux et corrompus tout ensemble où les rendez-vous se donnaient à l’église et où les mains se joignaient dans une rosée d’eau bénite.
Et dame Yolande ? Ce qu’elle tenait pour plus nécessaire que tout, en cette vallée de larmes, c’était la partie de dames après dîner. Et encore fallait-il qu’elle la gagnât. Car elle était mauvaise joueuse et accablait de suppositions fâcheuses ceux qui avaient l’impudence de ne lui pas laisser ce plaisir. M. le curé d’Ornolach n’eût eu garde de l’en priver. Car la douairière était généreuse, et les dix sous qui représentaient le maximum de son gain, après cinq parties heureuses, étaient toujours pour les pauvres gens.