IV
Eh bien, cette hypothèse, qui vous semble formidable, se réalisa ; cet évènement que vous voyez gros de périls eut lieu. Une nuit, la pendule s’arrêta, sournoisement, comme ont coutume de le faire ces sottes pièces d’horlogerie qui nous comptent les heures heureuses et ne raccourcissent pas les autres. Détestable invention de quelque misanthrope voulant mesurer son chemin vers la mort. Était-ce l’époque où les bons commerçants ont coutume de faire leur balance et d’arrêter leurs livres pour connaître la situation ? Toujours est-il que Michel s’était attardé dans ses écritures amoureuses au point de n’avoir plus aucun sentiment du temps écoulé. Cric ! crac ! C’est M. Bonnefoi qui rentre. Car il est trois heures du matin tout simplement, et jamais il n’avait poussé l’impudence aussi loin ; aussi se sent-il confusément penaud et monte-t-il doucement l’escalier dans l’espoir de ne pas réveiller sa femme. Si je vous disais que c’était lui, le gredin, qui avait préparé l’arrêt de la pendule ! – « Ton mari ! » Et Michel, qui avait la tête bourrée de romans, sauta sur son pantalon, en tira un coutelas javanais : – Je te défendrai jusqu’à la mort ! dit-il, en le brandissant, à madame Bonnefoi. – Voulez-vous vous tenir tranquille et rester tout bêtement dans votre lit, cher insensé, lui répondit celle-ci, sans la moindre émotion apparente, mais en allant donner un tour de clef à la porte. M. Bonnefoi essaya vainement d’entrer : – C’est moi ! ouvre ! fit-il à sa femme, très ennuyé au fond d’être obligé de l’arracher au sommeil. – Non, monsieur, vous n’entrerez pas, lui répondit madame Bonnefoi avec fermeté. – Par exemple ! – Je vous ai prévenu, n’est-ce pas ? Je vous ai dit qu’un jour je me fâcherais et vous laisserais à la porte. – Cependant… – Il n’y a pas de cependant ! C’est trop fort, à la fin. Allez coucher au diable, mais je ne vous ouvrirai pas ! Et son accent avait une telle vigueur de résolution, que M. Bonnefoi eut, un instant, l’idée d’enfoncer l’huis à coups d’épaule. Mais, lui aussi eut enfin son salutaire accès de bon sens. Faire un scandale ! Après tout, sa femme y avait mis de la patience, et il n’avait pas volé cet innocent châtiment. Et puis, à quelque chose malheur est bon. Il retournerait au café Minerve où Lemiteux, Poussemol et Cascaret se trouvaient encore probablement. On ferait un domino monstre jusqu’au jour. – Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas m’ouvrir, madame ? – Non ! – Eh bien, bonsoir ! – Bonsoir ! Et il reprit, dans la nuit claire où ses talons sonnaient sur le givre, le chemin de l’estaminet. Ô bonheur prévu ! Lemiteux, Poussemol et Cascaret étaient encore là. – Quelle bonne fortune de te revoir ! – Ma femme m’a flanqué à la porte. Ils rirent comme des bossus et approuvèrent madame Bonnefoi. – C’est égal, ça m’embêtera de rentrer au grand matin, fit-il ; j’aurai encore des raisons. – Laisse donc, dit Lemiteux, tu apporteras un beau bouquet à ta femme, et tout s’arrangera. – Nous irons le chercher tous quatre à la Halle, ajouta Poussemol. – Et nous mangerons des huîtres fraîches à cette occasion, conclut Cascaret. Et ils le firent comme ils l’avaient dit, en bons compagnons et qui ne laissent pas un ami dans l’embarras. Cascaret mangea même tant d’huîtres qu’il ne dit plus que des inepties du reste de la journée.
Comtesse, un peu de miséricorde encore. Je suis à la fin de mon récit. Ne me montrez pas vos mollets avec cette générosité.