« Les principes fondamentaux de l'économie de guerre et la nécessité de remporter rapidement les engagements décisifs. Les campagnes militaires victorieuses exigent de limiter les coûts matériels et humains autant que faire se peut. » (L'art de la Guerre, Sun Zi)
Depuis l'épisode noir avec le clan de mon ex-fiancé, je n'avais plus eu une seule demande en mariage. Une fois la tête retirée, ma mère avait pour la première fois parlé sans y avoir été autorisée par mon père.
Dame Méigui, ma mère, était une femme crainte et adulée. Les gens du Shijî chantaient sa beauté et des tableaux représentant son portait se vendaient dans les trois royaumes. Elle était, entre autre, la seule femme capable de faire trembler mon père et mes frères.
- Voici le résultat de votre éducation. Vous avez tenté de transformer une fleur délicate en une épée acérée. Je demande à ce que Kē reprenne sa place légitime dans cette famille.
Ses yeux, dont j’avais hérité le noir profond, semblaient lancer des éclairs.
- Vous n'y pensez pas ! Notre fille possède un talent pour l'art de la guerre ! S'était écrié Père.
- Et à quoi l'art de la guerre lui sera-t-il utile si aucune famille ne veut d'elle ? Elle est Yin et vous rompez l'harmonie naturelle en tentant d'en faire un Yang ! Je demande par ailleurs à ce que vous me laissiez ce qui me revient de droit, à savoir les affaires intérieures ! Toute cette tragédie aurait pu être évitée si vous aviez respecté l'ordre social !
Mon père se passa la main sur la barbe. Je savais à ce moment-là que tout ce pour quoi j'avais été élevée depuis mon enfance risquait de changer à tout jamais.
- J'entends votre demande ma chère, mais vous ne mesurez pas le talent de notre fille. Elle est l'esprit le plus vif que le royaume ait connu depuis 100 ans !
- Ce n'est pas ce qui est attendu d'une femme ! Dès demain, elle commencera l'entraînement pour devenir une épouse digne et vertueuse !
- Mais vous rendez-vous compte que vous gâchez le destin de notre fille ?
Elle se figea avant d’enfoncer douloureusement son ongle dans la poitrine de mon père. Il ne put empêcher un léger gémissement de surprise et de douleur. Dame Méigui était connue pour se couvrir méticuleusement les ongles de poison chaque matin.
- La seule chose dont je me rends compte, cher époux et maître, c'est que vous avez très certainement gâché l'avenir de notre fille ! Laissez aux femmes les tâches qui leur incombent. Vous avez suffisamment de fils pour vous seconder dans vos guerres ! »
...
Quatre années s'étaient écoulées depuis.
J'avais atteint mes 18 ans en ayant l'interdiction de me mélanger à mes frères.
Ma mère avait brûlé mes livres de stratégie militaire. Mais ce qu'elle ne savait pas, c'est que le soir, en cachette, mes frères continuaient à m'entraîner à l'art de la guerre. Jiàng avait créé un plateau sur lequel nous jouions à élaborer des stratégies d'attaques contre un adversaire imaginaire.
Un soir, Père nous avait surpris en pleine partie. Plutôt que de nous réprimander, il s'était joint à nous pour nous aiguiller sur les aléas rencontrés sur un vrai champ de bataille. Ces parties interminables étaient devenues mes oasis. C'était le seul moment de la journée où je sentais tout mon être vibrer et où mon esprit pouvait étendre l'infini des possibilités de l’art subtil de la stratégie.
...
Puis les campagnes de guerres reprirent. Le roi avait décidé d'étendre à nouveau son royaume en tentant de conquérir le trône des Yaoguai. Or, pour se faire, nous devions passer par le territoire des Sì Shòu.
Père était catastrophé, car toutes les demandes de passages avaient été refusées.
Lors d'une de nos parties, et sans connaître la situation à laquelle l’armée de notre royaume faisait face, j'avais senti que la configuration choisie par Père demandait l'analyse d'une stratégie. Celle-ci impliquait un passage à travers le territoire sans que les occupants ne s'en rendent compte.
Après avoir tourné et retourné les différentes possibilités dans tous les sens, j'arrivais à chaque fois en situation d'échec. Il nous faudrait à un moment sacrifier des vies.
Les enseignements de l'art de la guerre insistent sur le fait de vaincre rapidement en prenant des engagements décisifs tout en limitant les coûts matériels et humains.
J'avais ainsi trouvé un passage, mais celui-ci impliquait le m******e d'un village de 20 âmes. Ce passage nous permettrait de gagner 3 jours de marche à condition que les soldats tuent rapidement sans qu'aucune nouvelle du m******e ne parvienne à la Cour du Sì Shòu.
Tiān était celui qui avait été choisi par Père pour tracer la voie et se charger de l'élimination des habitants.
Tout s'était passé comme prévu, sauf qu'il y avait eu un glissement de terrain, la veille de l'attaque sur le village. Un messager avait été envoyé à la Cour du Si Shòu pour demander de l'aide et des troupes étaient arrivées au moment de l'attaque.
Tiān avait été retenu prisonnier.
Aucun dirigeant saint d'esprit n'aurait tué l’un des fils du général Rouge.
Le roi du Sì Shòu avait envoyé un messager à la Cour de notre empereur.
Notre clan entier y avait été convié.
Ma mère m'avait demandée de porter un voile afin que mon visage ne soit jamais vu.
Aucune personne hormis ceux de mon clan n'avait le droit de me voir tant que je n'étais pas mariée.
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Au palais, le messager envoyé par l’autre royaume m'avait surpris par sa jeunesse. Les servantes et les courtisanes semblaient excitées de le voir. J'avais pris un court instant pour le regarder. J'avais mieux compris leurs messes basses. Une haute stature, un port de tête droit, des traits réguliers et doux.
Je pouvais voir à sa tenue qu'il portait les habits des officiels du Sì Shòu. Un long hanfu (tunique chinoise à longue manche pour les hommes) noir et rouge où étaient représentées les quatre créatures divines.
Une fois tous présents dans la salle du trône. Notre empereur fit un signe de tête au jeune messager afin qu’il puisse transmettre son message.
- A travers tout le Sì Shòu, on chante la beauté exceptionnelle de la Rose du général Rouge. On raconte que la lune elle-même se cache derrière un nuage lorsque sa fille regarde à sa fenêtre. On prétend encore que ses cheveux seraient plus brillants et plus noirs que l'ébène... et enfin il se dit que le plus grand stratégiste du général Rouge est en réalité sa propre fille, qu'elle possède un esprit aussi vaste que le Ciel et qu'elle... ne serait toujours pas mariée.
Mon père s'était passé la main sur sa barbe.
J'étais choquée de ce qui se racontait à mon sujet. Je savais que parfois mes frères parlaient de moi. J'avais été surprise d'entendre Dí dire qu'il ne connaissait aucune beauté semblable à la mienne. Jiàng et Tiān prétendaient qu'aucune femme de la Cour ne m'égalait.Tao, lui, avait insisté en disant que ma plus grande beauté était mon esprit et qu'à ce niveau, aucun homme du royaume du Shijî ne m'arrivait à la cheville.
Le messager avait poursuivi :
- Notre maître réclame la rose du général Rouge. Vous avez passé outre les interdictions et avez par là même brisé tous nos traités de paix. Notre maître a la grandeur d'âme de vous épargner une guerre et demande en échange du jeune maître Tiān, sa jeune sœur en otage.
- Depuis quand une femme représente-t-elle un échange équivalent à un jeune général ? Cette histoire a de quoi faire rire les seigneurs des autres nations !
Notre empereur s'était enfin exprimé. Sa Cour avait ri de ses propos.
Les courtisanes faisaient mine d'être dans l'incapacité de respirer tant le trait du roi avait été hilarant.
Aucun membre de notre clan n'avait bougé.
Le messager avait souri.
- Ce n'est pas juste une femme que notre Seigneur réclame. Son altesse exige le meilleur stratégiste et la plus incroyable beauté de votre royaume ; non pas en échange d'un jeune seigneur de guerre, mais contre la paix. Si l'échange ne se fait pas, croyez que notre royaume ouvrira les voies au Yaoguai.
Des hurlements outrés se firent entendre de part et d’autre.
- Trahison ! S'étaient exclamés les officiels.
Le jeune messager ne perdit aucunement sa contenance et reprit calmement.
- Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une trahison, mais plutôt d'un échange. Vous avez brisé vos engagements avec le Sì Shòu. Nous vous demandons de faire preuve de votre bonne foi. Une femme pour préserver l'harmonie de nos royaumes. Quel échange fantastique !
Je savais que l'échange était inespéré pour tous. Une femme pour maintenir la paix d'un royaume. En acceptant, les seigneurs des deux royaumes appliqueraient ainsi l'art de la Guerre. En devenant otage, je limitais les pertes humaines et matérielles.
Père s'était avancé et avait pris la parole. D’un mouvement théâtral il avait commencé à s’adresser à l’assemblée avant de se retourner vers le messager.
- En tant que général, je salue la sagesse du seigneur du Sì Shòu. En tant que père, je m'interroge sur l'avenir de ma fille...
Le messager s’inclina délicatement en avant, la main posée sur le coeur.
- Votre fille sera otage mais… elle pourra aussi servir d'épouse à l'un des fils du trône du Sì Shòu. C'est la volonté de notre seigneur et maître.
Douze courtisanes avaient fait mine de s'évanouir.
Ma mère était tombée à genoux, le regard empli de larmes.
Mon père s'était passé la main sur sa barbe.
Nous étions encore tous sous le choc de l’annonce faite par le messager. Je pensais simplement servir d’otage pour cinq ou dix ans en signe de rédemption... mais d’épouse, jamais. Devenir une épouse, dans un autre royaume, signifiait que je ne reverrais plus jamais les membres de ma famille. Je risquais de n’être qu’une simple concubine. Oubliée de tous. Enfermée à jamais entre les quatre murs du domaine du seigneur que j’épouserais.
Notre empereur prit la parole :
- Qu'il en soit ainsi ! Je donne la fille du général Rouge au seigneur du Sì Shòu ! J'offre 20 chariots d'or à leur clan pour le noble cadeau qu'ils font à la nation ! 100 ans de gloire au clan Méigui !
Les voix s’élevèrent faisant échos à ses paroles :
- 100 ans de gloire au clan Méigui !
Notre empereur avait parlé et sa décision ne pouvait être remise en cause.