Et le roi ôta son masque d’or. Et un cri s’éleva des gorges de ceux qui le voyaient ; car la flamme rose du brasier illuminait ses écailles blanches de lépreux.
– Ce sont eux qui m’ont trompé – mes pères, je veux dire, cria le roi, qui étaient lépreux comme moi, et m’ont transmis leur maladie avec l’héritage royal. Ils m’ont a***é, et ils vous ont contraints au mensonge.
Par la grande baie de la salle, ouverte vers le ciel, la lune tombante montra son masque jaune.
– Ainsi, dit le roi, cette lune qui tourne toujours vers nous le même visage d’or a peut-être une autre face obscure et cruelle, ainsi ma royauté a été tendue sur ma lèpre. Mais je ne verrai plus l’apparence de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses obscures. Ici, devant vous, je me punis de ma lèpre, et de mon mensonge, et ma race avec moi.
Le roi leva son masque d’or ; et, debout sur le trône noir, parmi l’agitation et les supplications, il enfonça dans ses yeux les crochets latéraux du masque, avec un cri d’angoisse ; pour la dernière fois, une lumière rouge s’épanouit devant lui, et un flot de sang coula sur son visage, sur ses mains, sur les degrés sombres du trône. Il déchira ses vêtements, descendit les marches en chancelant, et, écartant avec des tâtonnements les gardes muets d’horreur, il partit seul dans la nuit.
Or le roi lépreux et aveugle marchait dans la nuit. Il se heurta aux sept murailles concentriques de ses sept cours, et contre les arbres anciens de la résidence royale, et il se fit des plaies aux mains en touchant les épines des haies. Lorsqu’il entendit sonner ses pas, il connut qu’il était sur la grande route. Pendant des heures et des heures il marcha, sans même éprouver le besoin de prendre de la nourriture. Il savait qu’il était éclairé de soleil par la chaleur qui voilait son visage, et il reconnaissait la nuit au froid de l’obscurité. Le sang qui avait coulé de ses yeux arrachés couvrait sa peau d’une croûte noirâtre et sèche. Et quand il eut marché longtemps, le roi aveugle se sentit las, et s’assit au bord de la route. Il vivait maintenant dans un monde obscur et ses regards étaient rentrés en lui-même.
Comme il errait dans cette plaine sombre des pensées, il entendit un bruit de clochettes. Aussitôt il se représenta le retour d’un troupeau de brebis à laine épaisse, mené par des béliers dont la queue grasse pendait à terre. Et il tendit les mains pour toucher la laine blanche, n’ayant point honte des animaux. Mais ses mains rencontrèrent d’autres mains tendres, et une voix douce lui dit :
– Pauvre homme aveugle, que veux-tu ? Et le roi reconnut la voix charmante d’une femme.
– Il ne faut pas me toucher, cria le roi. Mais où sont tes brebis ?
Or la jeune fille qui se tenait devant lui était lépreuse, et à cause de cela portait des clochettes suspendues à ses vêtements. Mais elle n’osa pas l’avouer, et répondit en mentant :
– Elles sont un peu derrière moi.
– Où vas-tu ainsi ? dit le roi aveugle.
– Je rentre, répondit-elle, à la cité des Misérables. Alors le roi se souvint qu’il y avait, dans un endroit écarté de son royaume, un asile où se réfugiaient ceux qui avaient été repoussés de la vie pour leurs maladies ou leurs crimes. Ils existaient dans des huttes bâties par eux-mêmes ou enfermés dans des tanières creusées au sol. Et leur solitude était extrême.
Le roi résolut de se rendre dans cette cité.
– Conduis-moi, dit-il.
La jeune fille le saisit par le pan de sa manche.
– Laisse-moi te laver le visage, dit-elle ; car le sang a coulé sur tes joues depuis une semaine peut-être.
Et le roi trembla, pensant qu’elle allait avoir horreur de sa lèpre et l’abandonner. Mais elle versa de l’eau de sa gourde et lava le visage du roi. Puis elle dit :
– Pauvre, comme tu as dû souffrir de l’arrachement de tes yeux !
– Comme j’ai souffert avant, sans le savoir, dit le roi. Mais allons. Arriverons-nous ce soir à la cité des Misérables ?
– Je l’espère, dit la jeune fille.
Et elle le reconduisit en lui parlant tendrement. Cependant le roi aveugle entendait les clochettes, et, se tournant, voulait caresser les brebis. Et la jeune fille craignait qu’il ne devinât sa maladie.
Or le roi était exténué de fatigue et de faim. Elle sortit un morceau de pain de son bissac et lui offrit sa gourde. Mais il refusa, craignant de souffler le pain et l’eau. Puis il demanda :
– Vois-tu la cité des Misérables ?
– Pas encore, dit la jeune fille.
Et ils marchèrent plus loin. Elle cueillit pour lui du lotus bleu, et il le mâcha pour rafraîchir sa bouche. Le soleil s’inclinait vers les grandes rizières qui ondulaient à l’horizon.
– Voici l’odeur du repas qui monte vers moi, dit le roi aveugle. N’approchons-nous pas de la cité des Misérables ?
– Pas encore, dit la jeune fille.
Et, comme le disque s******t du soleil tranchait encore le ciel violet, le roi se pâma de lassitude et d’inanition. À l’extrémité de la route tremblait une mince colonne de fumée parmi des toitures d’herbages. La brume des marais flottait autour.
– Voici la cité, dit la jeune fille ; je la vois.
– J’entrerai seul dans une autre, dit le roi aveugle. Je n’avais plus qu’un désir ; j’aurais voulu reposer mes lèvres sur les tiennes, afin de me rafraîchir à ta figure qui doit être si belle. Mais je t’aurais souillée, puisque je suis lépreux.
Et le roi s’évanouit dans la mort.
Et la jeune fille éclata en sanglots, voyant que le visage du roi aveugle était pur et limpide, et sachant bien qu’elle-même avait craint de le souiller.
Or de la cité des Misérables s’avança un vieux mendiant à la barbe hérissée, dont les yeux incertains tremblaient.
– Pourquoi pleures-tu ? dit-il.
Et la jeune fille lui dit que le roi aveugle était mort, après avoir eu les yeux arrachés, pensant être lépreux.
– Et il n’a point voulu me donner le b****r de paix, dit-elle, afin de ne pas me souiller ; et c’est moi qui suis véritablement lépreuse à la face du ciel.
Et le vieux mendiant lui répondit :
– Sans doute le sang de son cœur qui avait jailli par ses yeux avait guéri sa maladie. Et il est mort, pensant avoir un masque misérable. Mais, à cette heure, il a déposé tous les masques, d’or, de lèpre et de chair.