Chapitre 4Brézillet avait pris place maintenant sur une chaise, à la droite de Prigent. Il faisait face à Mahir et Workan.
Ce dernier eut une pensée émue pour le capitaine, valait-il mieux être sur les chemins du Tro Breiz ou au Centre Eugène Marquis à subir des séances de chimiothérapie ?
Workan décida vite de son choix. Il regarda sa montre et proclama :
— Ça y est, je suis en vacances, au revoir Messieurs-Dames ! Les péniches m’attendent…
Il fit le geste de se lever de sa chaise.
— Assis, Workan ! tonna Prigent.
— OK. Mais je vous préviens, je ne connais même pas le Notre Père ni le Je vous salue Marie ; ça va pas le faire. Et je ne parle même pas de Leila Mahir, pour qui ces prières sont de l’hébreu, (il réfléchit) enfin, je me comprends… Et pourtant… vous saviez que mon père connaissait très bien Jean-Paul II ? Mes ancêtres étaient du même village que la famille de Karol Józef Wojtyła, ce qui…
— On s’en fout ! lâcha la procureure. Écoutez plutôt le capitaine Brézillet, (elle fit un geste de la main vers ce dernier) allez-y !
« Il est vraiment blanc, ce mec ! » songea Workan. Brézillet prit quelques feuilles entre ses mains.
— Quand j’ai été saisi de l’enquête sur la disparition d’Angèle Simonin, cela faisait un peu plus d’une semaine qu’elle avait disparu. Après deux jours sans nouvelles de leur fille, les parents Simonin s’étaient présentés à ce commissariat pour signaler sa disparition. Tu sais bien, Lucien, que la loi n’interdit pas à un majeur le droit de s’évaporer dans la nature. Ce n’est qu’au bout de ce laps de temps que sa disparition a été qualifiée d’inquiétante et que l’enquête a démarré. Cela fait dix mois qu’elle est inscrite au FPR1. Pour l’instant, nous n’avons aucun résultat, tout au moins en ce qui la concerne directement, mais tout un faisceau d’indices nous entraîne, ce qui paraît impensable, vers le Tro Breiz. Ce Saint-Jacques-de-Compostelle breton. L’année dernière, Angèle Simonin a participé, au mois d’août, à ce pèlerinage, en participant à l’étape Vannes-Quimper qui a duré une semaine. Elle a disparu un mois après, en septembre.
— Il y avait combien de pèlerins lors de cette étape ? demanda Workan.
— Je ne sais pas, environ quinze cents.
— Et ils ont tous disparu ?
— Je sens ton ironie habituelle… Non, à ce que je sache, il n’y a qu’elle qui a disparu.
— Je ne vois pas le rôle du Tro Breiz là-dedans.
— Attendez, commissaire, laissez-le parler ! s’insurgea Prigent.
Brézillet poussa un soupir et regarda ses notes.
— J’ai donc commencé l’enquête de la façon habituelle en interrogeant l’entourage, la famille, les amis, les relations professionnelles, en me renseignant sur ses loisirs et cetera… Rien à se mettre sous la dent, elle semblait être une fille sans histoires. Elle n’avait aucune raison apparente de fuguer. Évidemment, aussitôt après, je me suis orienté vers une rencontre qui aurait mal tourné. La fameuse « mauvaise rencontre », mère de beaucoup de nos maux. Je dois avouer que je n’ai pas eu beaucoup plus de résultats. Je me suis donc mis à éplucher le FPR à la recherche de profils similaires…
— Belle initiative, glissa Workan.
— Merci de ton soutien, railla Brézillet… Il y a entre quarante et cinquante mille disparitions chaque année en France, beaucoup de ces personnes sont retrouvées, mais il en reste au moins dix mille jugées inquiétantes. En écartant les mineurs, les hommes et les femmes d’un certain âge, il me restait pour l’année 2016, trois cent cinquante-deux disparitions de femmes âgées de vingt à trente ans. Après trois mois d’enquête, je n’ai pu établir aucun lien entre ces disparues et Angèle Simonin. Et puis, le coup de chance : un jour, je reçois un appel d’un policier belge qui enquêtait sur la disparition d’une jeune femme à Charleroi et qui avait entendu parler de l’affaire Angèle Simonin et me demande tout de go si Angèle avait participé au Tro Breiz, le mois précédant sa disparition. Tremblant, je réponds que oui. Alors il m’explique qu’il est en charge d’un dossier sur une certaine Laura Smickler, âgée de vingt-deux ans, qui a disparu en septembre 2015. En août de la même année, elle était venue en France, en Bretagne, participer à l’étape Dol-de-Bretagne-Vannes du Tro Breiz. Il avait eu cette intuition car les parents de la jeune Laura, à Charleroi, n’arrêtaient pas de le bassiner avec ce pèlerinage et que leur fille était probablement au ciel. Imagine que notre sang, à lui et à moi, n’a fait qu’un tour et on est partis comme des fous sur cette piste.
— Intéressant, fit Workan.
— J’ai passé plusieurs centaines de coups de téléphone pour interroger les commissariats, les familles des jeunes femmes pour connaître leurs emplois du temps dans les semaines précédant leur disparition… Et là, bingo, j’en ai retrouvé trois qui ont participé au Tro Breiz : (Brézillet se saisit d’une feuille posée sur le bureau) la première est Hélène Berger, âgée de 26 ans à l’époque, disparue à Paris en septembre 2011 et qui a participé à la première étape du Tro Breiz, la même année, qui reliait Saint-Pol-de-Léon à Tréguier, c’était le début de ce cycle du tour de Bretagne. L’année suivante, en septembre 2012, disparaissait, à Clermont-Ferrand, Élodie Barrault, âgée de 30 ans. Le mois précédent, elle avait parcouru l’étape Tréguier-Saint-Brieuc. En août 2013, Tina Almeda, de Machecoul dans le quarante-quatre, participait sans le savoir à sa dernière marche entre Saint-Brieuc et Saint-Malo, puisqu’en septembre, elle disparaissait à son tour. En même temps, Pol Gossin, le policier belge, avait ratissé large, puisqu’il avait retrouvé en Suisse, à Bâle exactement, la trace d’une autre jeune femme, Noémie Müller, disparue en septembre 2014 et qui avait participé en août à l’étape du Tro Breiz Saint-Malo-Dol. Ces quatre femmes retrouvées, plus Angèle Simonin de mon enquête et Laura Smickler de l’enquête du policier belge, ça nous fait, depuis six ans, six disparues qui ont parcouru six étapes différentes du Tro Breiz.
— Et cette année ? dit Workan.
— Cette année, c’est la dernière étape, Quimper-Saint-Pol-de-Léon, et la boucle sera bouclée.
Workan se leva, mit les mains dans les poches de son pantalon, fit le tour de sa chaise et se rassit. Leila imagina que sa cafetière cérébrale devait fonctionner à plein régime.
— Intéressant, dit-il.
— Qu’en pensez-vous, commissaire ? lui demanda Prigent.
— Je pense qu’une jeune femme qui va participer au Tro Breiz cette année sur l’étape Quimper-Saint-Pol-de-Léon aura des chances, ou la malchance, d’être portée disparue au mois de septembre qui suivra.
— Bravo commissaire ! Vous avez tout compris.
— Dis-moi, Brézillet, reprit Workan, est-ce qu’il est possible que dans votre enquête, à toi et à ton ami belge, vous ayez omis d’autres cas similaires ? C’est-à-dire, Tro Breiz en août, disparition à suivre en septembre ?
— Nous y avons pensé, mais nous ne sommes tombés que sur les cas que je viens de citer.
— Donc, il se peut qu’il y ait d’autres femmes disparues qui ont participé au Tro Breiz ?
— Ce n’est pas inenvisageable.
— Qu’est-ce que vous allez imaginer, Workan ? se navra Prigent. Vous êtes toujours à chercher la petite bête. Il faut plutôt se féliciter du remarquable travail du capitaine Brézillet !
— Remarquable… avec un peu de chance, lâcha Workan.
Brézillet grimaça, les deux hommes ne s’appréciaient pas beaucoup. La procureure leva ses fesses du bureau et se campa sur ses jambes, bien droite et, les bras croisés, elle s’adressa aux deux naufragés du canal du Midi :
— Vous avez donc compris que nous soupçonnons un prédateur qui, tous les ans, parcourt l’étape du Tro Breiz, y fait certainement connaissance avec sa future victime, se lie peut-être d’amitié avec elle, ce qui expliquerait que lors des disparitions, aucune trace de violence n’a jamais été relevée.
— Que fait-il de ces disparues ?
— Nous l’ignorons. Plusieurs experts psychologues et criminologues nous ont affirmé qu’il les tuait et faisait disparaître leurs corps.
— Un tueur en série, alors ?
— Probablement.
— Est-ce que l’une de ces femmes a parcouru, dans les années précédentes, d’autres étapes du Tro Breiz ?
Brézillet se manifesta :
— Oui, la Suissesse et la Belge ont participé à deux étapes, deux années de suite.
— Donc, le prédateur les a ignorées la première année de leur participation ?
— Oui. Ce qui n’empêche pas qu’ils aient pu faire leur connaissance cette année-là.
— C’est troublant, votre affaire, fit Workan en se levant de sa chaise.
Il croisa le regard de la procureure, du divisionnaire et de Brézillet. Il allait se faire avoir.
— N’est-ce pas ? miaula Prigent.
— Et cette année ?
— Cette année ? gazouilla Prigent.
— C’est l’année de la septième victime.
— Exactement. Et la boucle sera bouclée.
— Quelqu’un l’a déjà dit… Ça a un rapport avec les sept saints ? C’est un truc religieux, sectaire ?
— Si on le savait, commissaire, on n’aurait pas fait appel à vous.
— Basse flatterie, monsieur le divisionnaire… Puis se tournant vers le capitaine : Je crois savoir, Brézillet, que tu devais marcher avec ta cousine sur l’étape Quimper-Saint-Pol… Pourquoi ta cousine ?
— Elle devait servir de proie, elle est jolie… J’ai omis de dire que toutes les disparues étaient très belles.
— Je commence à comprendre un peu mieux mon rôle, couina Leila. On veut carrément m’occire comme une vulgaire dinde, si je n’étais pas un petit peu arabe, est-ce que vous oseriez me proposer ce genre de deal ?
— Mais vous ne risquez rien, s’offusqua le divisionnaire, n’oubliez pas qu’il tue en septembre !
— C’est ça : enlevée en septembre, kaput en novembre, Noël en décembre, ça me fait une belle jambe, vos proverbes à la con !
— Allons, lieutenante ! Un peu de tenue, voyons ! la réprimanda Workan.
— J’ai pas envie de mourir, moi !
— Vous ne risquez rien, vous dis-je, insista Prigent, ce prédateur fera juste votre connaissance au mois d’août. Il vous donnera peut-être un rendez-vous en septembre et, à ce moment-là, nous l’intercepterons… Pour cela, encore faut-il que vous lui plaisiez…
— Merci de votre compliment ! Vous voulez que je fasse un brushing avant de partir ?
— On va s’arrêter là, dit Workan qui se rassit et poursuivit : On ne m’ôtera pas de l’idée ce que je disais tout à l’heure, que ça peut être un truc religieux ou sectaire. Sept saints, sept étapes, sept évêchés, bientôt sept victimes… Ça sent le sept à plein nez, et je suis sûr qu’on va découvrir d’autres combines avec le sept… Souvenez-vous des colonnes de Beauregard avec le chiffre neuf, on en a bavé des ronds de chapeau avec ce connard de William !2 Là, je suppute qu’on va encore prendre une leçon de mathématiques à travers la gueule. Est-ce qu’il y a des menhirs dans les monts d’Arrée, monsieur Prigent ?
— J’en sais rien… Sûrement.
— Y a pas sept menhirs quelque part dans ce secteur ?
— Je l’ignore.
— Des calvaires ?
— Ah oui, ça, il y en a un paquet !
— Sept ?
— Vous m’énervez à la fin, j’en sais rien ! À mon avis, il y en a beaucoup plus que ça.
— Un multiple de sept ?
— Merde, Workan !
— OK, je vois que vous n’êtes pas très branché sur les maths et les calvaires, monsieur le divisionnaire, un peu comme moi… Je voudrais demander au capitaine Brézillet s’il a consulté les relevés téléphoniques des disparues, je suis sûr qu’il l’a fait… Tu peux m’en donner les résultats ?
— Bien sûr que l’on a consulté les messageries… Certes, les parents – toutes ces femmes étant célibataires – ou leur famille proche ne connaissaient pas tous leurs correspondants, mais on n’a décelé aucun message, aucun numéro douteux. Personnellement, j’ai opéré plusieurs vérifications. Nous continuons à recenser et à mettre un nom sur chaque numéro auprès des opérateurs téléphoniques. Malheureusement, je pense que l’on a affaire à un pro.
— Ou à une secte…
— Si tu veux.
— Ou aux Témoins de Jéhovah…
— Si tu veux aussi.
— Ou à l’Opus Dei…
— Bon, on va arrêter là ! s’exclama Prigent.
— J’espère que ce n’est pas un coup du Vatican ! dit Leila.
1. Fichier des Personnes Recherchées.
2. Voir L’incorrigible Monsieur William, même auteur, même collection.