Chapitre 2

2255 Words
Chapitre 2Le divisionnaire avait raccroché. Workan fit une moue dubitative : Tro Breiz sans H, ça voulait dire quoi ? — Qu’est-ce qu’il a dit, l’Ancien ? s’inquiéta Leila. — « Tro Breiz sans H à Breiz. » J’ai l’impression qu’il ignore que je pars me gondoler en péniche sur le canal du Midi… Sans doute une lubie de sa part, on va monter le désillusionner et on se tire… Au fait, Sylviane Guérin est présente dans son bureau. — Ouh là là, ça sent pas bon, ça ! — Je confirme, surtout que Prigent veut te voir également. — Ça pue carrément, là. p****n, j’le crois pas ! Quand ils sont ensemble, ces deux-là deviennent des virulents de l’invective. Des médisants cruels. Des pervers toxiques. Des… — OK. C’est bon… On le sait qu’ils sont anxiogènes et mortifères, mais ils sont nos supérieurs, alors, allons-y ! Sylviane Guérin, la procureure de la République, était une vieille connaissance de Lucien Workan. Femme ambitieuse, dans la cinquantaine, elle aspirait maintenant à devenir procureur général près de la cour d’appel de Rennes. Comme chien et chat, leurs poils se hérissaient dès qu’ils se voyaient. Leur première enquête commune avait viré au cauchemar pour Sylviane1, Workan, pas très au fait des effets de la ménopause chez une procureure – qui est pourtant une femme comme les autres –, ne l’avait pas épargnée. Toujours jolie, les cheveux courts, auburn, vêtue ce jour-là d’un tailleur, style militaire, de chez Burberry, qui accentuait ses courbes, elle entendait maintenant imposer sa loi – qui était, en fait, celle de la justice. — Vous croyez qu’il va venir ? demanda Sylviane Guérin au divisionnaire. — Mais bien sûr, je lui ai donné un ordre, répondit Prigent. « Si tu savais ce qu’il pense de tes ordres… », songea Sylviane. Elle ajouta à voix haute : — Ne pourrait-on pas confier cette affaire à quelqu’un d’autre ? Vous savez comme moi que Workan est ingérable. — Ingérable, ingérable… Je voudrais bien voir ça ! se rebella-t-il en se dressant sur la pointe des pieds comme le coq impérial de la basse-cour. N’importe comment, on n’a pas le choix, Brézillet nous a plantés. — « Plantés » n’est pas le mot, monsieur le divisionnaire, Brézillet est malade. — Ouais, ben, il avait qu’à être malade avant et pas maintenant ! — Un cancer, monsieur le divisionnaire, chimio. — Bon, OK… marmonna-t-il. Malheureusement, c’est lui qui est au courant de l’affaire. — Un remarquable travail qu’il a accompli, il va nous rejoindre tout à l’heure et expliciter tous les détails de son enquête. — Avec qui devait-il aller sur le Tro Breiz ? — Une cousine, je crois. — OK ! Eh ben, ce sera Workan et Mahir. — Le beau duo ! glissa la procureure, perfide. Prigent regarda sa montre. Il s’impatienta. Il attendait désespérément le signal du départ en retraite dont la date reculait de jour en jour. Petit homme, chauve, le visage rond, barré par une paire de lunettes à monture d’écaille, formé à l’ancienne école, il avait gravi tous les échelons, sans piston et avec honnêteté, de la hiérarchie policière. Divisionnaire à Rennes, il dirigeait toute la police judiciaire du Grand Ouest. Les flics lui obéissaient au doigt et à l’œil, un seul lui causait des agacements nourris de turpitudes : Workan. L’infâme. — La lieutenante Mahir m’accompagne, dit Workan en refermant la porte du bureau de Prigent, je l’ai rencontrée dans les couloirs. Il regarda sa montre et poursuivit : Dans une heure pile, je suis en vacances et je crois qu’il en est de même pour la lieutenante. Alors vous comprendrez que nous n’avons pas trop de temps. Nous ignorons ce qu’est le Tro Breiz sans H à Breiz et, à vrai dire, nous ne tenons pas à le savoir. Si vous pouviez nous rendre notre liberté, ce serait bien… — Vous pourriez frapper avant d’entrer, lança Sylviane, et ensuite dire bonjour ! — B’jour M’dame, je ne vous avais pas vue. Vous êtes à contre-jour devant la baie vitrée. Vous ne vous asseyez pas ? — Je fais ce que je veux, Workan. — Je n’en doute pas. — Prenez une chaise, commissaire, fit le divisionnaire en interrompant les hostilités, et vous aussi, lieutenante. Les deux flics s’exécutèrent. — Les vacances, c’est sacré, enchaîna Workan, je ne sais pas ce que la lieutenante Mahir a prévu pour les siennes, mais moi, personnellement, j’ai loué une péniche sur le canal du Midi, une location qui me coûte les yeux de la tête. Presque un mois de salaire. — Alors c’est un paquebot que vous avez loué, jeta la procureure, méprisante. — Vous connaissez le salaire d’un commissaire, madame Guérin ? Je ne suis pas procureur, moi. — Mon salaire n’est pas plus élevé que le vôtre, monsieur Workan, répliqua sèchement Sylviane. — Bon, vous allez arrêter de nous faire chier avec vos salaires, brama Prigent… Et puis d’abord, qu’est-ce que vous allez foutre sur le canal du Midi, Workan ? Il y a la mer en Bretagne. — Justement, je ne suis ni marin ni breton, les canaux me conviennent mieux. — Alors, ne vous inquiétez pas, il n’est pas question d’aller en mer. — Monsieur le divisionnaire, dans quarante-huit minutes, je serai en instance de départ vers le lieu de mes vacances, alors il est hors de question pour moi d’envisager le moindre petit déplacement pendant ces trois quarts d’heure qu’il me reste à effectuer. — Dites-moi, Workan, une petite question : avez-vous songé à différer vos congés, disons… d’une semaine ? — Et pourquoi je songerais à ce genre de chose ? Je ne suis pas un ahuri, je réfléchis et je loue une péniche pour une semaine bien précise, pas la suivante. La semaine où ma fille peut se consacrer à son papa et vice et versa. Vous comprenez ? — Commissaire, protesta Sylviane Guérin, il y a plein de péniches sur le canal du Midi, votre fille est lycéenne et c’est les grandes vacances. Vous la verrez la semaine prochaine ! — Mais merde ! s’emporta Workan. Vous n’allez quand même pas gérer ma p****n de vie privée ! Devant son visage furibond, le silence s’abattit dans la pièce. Il fut rompu par la voix effrontée de Leila. — En tout cas, moi avec mon salaire de lieutenante, je ne pourrais pas me louer une péniche, même pour une journée. À la rigueur, un kayak… — Vous, on ne vous demande rien, gronda Prigent. — Vous ne me demandez rien, peut-être, mais j’ai comme l’impression que vous voulez interrompre également mes vacances qui ne sont pas encore commencées. Et si je regarde l’heure sur mon portable, elles débutent dans trente-sept minutes. Qu’on le veuille ou non. — Vos vacances démarreront quand je le déciderai, tonnerre de Dieu ! Leila baissa la tête. — OK ! — Merci de votre compréhension… Je précise que là où on veut vous envoyer, c’est un peu des vacances. — Nous envoyer ? s’enquit Workan, vaguement inquiet. — Oui. Cette mission est pour vous deux. — Cette mission ?... Avec Mahir ?... Mais je ne veux pas partir où que ce soit avec cette lieutenante qui est désagréable comme tout ! La procureure vint s’asseoir à son tour, en posant ses fesses à l’extrémité du bureau où siégeait Prigent. — Monsieur Workan, on ne vous demande pas votre avis, vous allez entendre le divisionnaire Prigent qui va vous briefer sur la situation. Connaissez-vous le Tro Breiz ? — Avec un H ? — Non, sans H. — Personnellement, j’aime mieux avec un H, mais ce n’est que mon opinion et vous vous en fichez royalement. — C’est exact. À vous, monsieur le divisionnaire… Prigent toussota, empila quelques notes devant lui. — Voyez-vous, Workan, et vous, mademoiselle Mahir, le Tro Breiz, comme son nom l’indique est un tour de Bretagne… — Cycliste ? le coupa Lucien. — Arrêtez vos âneries, Workan, et laissez finir monsieur Prigent ! s’interposa la procureure. Le divisionnaire jeta un coup d’œil sur ses feuilles, lança un regard morne sur ses deux flics et poursuivit : — Le Tro Breiz est un tour de Bretagne religieux, catholique, mais ouvert à tous… Breiz sans H doit cette particularité à l’orthographe de son nom au XIXe siècle. Date de sa réapparition, tout au moins dans les… — On ne savait même pas qu’il avait disparu, dit Leila. Prigent lui jeta un regard glacial de ses yeux bleu acier et poursuivit : — Il réapparaît donc, tout au moins dans les écrits, à la fin du XIXe siècle, sous la plume de l’abbé Luco qui en dresse son histoire au fil des siècles. Pour vous être agréable, lieutenante Mahir, les historiens estiment sa disparition lors du rattachement de la Bretagne à la France en… ? — J’sais pas. — 1532... Dix-sept ans après Marignan. Pour être moins précis, je situerai l’abandon de ce pèlerinage dans ces années-là. On l’appelait également, autrefois, de son nom latin, Circuitus Britanniae… — Ça en jette plus ! fit Workan. La procureure et le divisionnaire, à l’unisson, haussèrent les épaules. Prigent enchaîna : — Vous savez que je suis breton, Workan ? — Bien sûr… Breton… tête de… lion ! — J’ai eu peur, marmonna Sylviane qui s’était affaissée sur sa chaise. — On dit que tout Breton, reprit Prigent, doit faire ce pèlerinage au moins une fois dans sa vie… — Sinon ? dit Workan. — Sinon, il sera condamné à le faire dans l’Au-delà, en avançant chaque jour de la seule longueur de son cercueil. Et tout ça en le portant sur ses épaules. — p****n, c’est pas gai ! clama Leila. Et la route est longue ? — Dans les six cents kilomètres. — C’est inhumain des trucs pareils ! s’insurgea, faussement, Workan. Si on prend un cercueil de deux mètres par exemple, il va falloir un temps considérable pour… — On s’en fout, commissaire ! tonna la procureure. C’est l’Au-delà, c’est pas nos oignons. — OK… Mais pourquoi on doit savoir tout ça ? — Pour vous imprégner, Workan, continua Prigent. Vous imprégner d’une foi que vous n’avez certainement pas, mais surtout vous imprégner de votre future mission. Il faut que vous soyez dedans jusqu’au cou. — Dans quoi ? — Dans les cantiques, les chapelles, les calvaires, les enclos paroissiaux, les vêpres, les messes, les glorifications, les sermons, les confessions… — Arrêtez de me foutre les miquettes (il secoua la tête). Et par quels bleds on passe ? Qui va nous guider ? — Nous y voilà, fit Prigent avec satisfaction. Le Tro Breiz qui se déroulait au Moyen Âge, est né, on va être large, au début du deuxième millénaire et peut-être avant, sous le roi breton Nominoé au IXe siècle – les historiens ne sont pas d’accord à ce sujet. — Vous avez déjà vu des historiens d’accord ? — Non !... Le parcours du Tro Breiz effectué par les pèlerins relie les villes des sept saints fondateurs de la petite Bretagne qui, pour la plupart d’entre eux, venaient de la grande, de l’autre côté de la Manche. Ces villes créées par ces moines immigrés sont devenues les sept évêchés de la péninsule bretonne. Pour votre information, je vais vous les citer. Ne vous inquiétez pas, un mémo vous sera délivré afin que vous ne vous empêtriez pas dans vos discussions avec les autres pèlerins. Les visages des deux flics s’affligèrent. Les péniches du canal du Midi s’éloignaient à tire-d’aile. Imperturbable, Prigent continua : — Il y a d’abord Corentin à Quimper – la ville où vous allez vous rendre demain. Puis Paul Aurélien à Saint-Pol-de-Léon, Tugdual à Tréguier, Brieuc à Saint-Brieuc, Malo à Saint-Malo, Samson à Dol-de-Bretagne et pour terminer Patern à Vannes. Voilà, ça fait sept villes, sept saints et sept évêchés. Des questions ? Abasourdis, Lucien et Leila échangèrent un regard… consterné. — Je vous sens dubitatifs. — Non, fit Workan, personnellement, je n’ai jamais remis en cause les sept évêchés de Bretagne. — Ni les sept saints, ajouta Leila. — Vous imaginez bien, mes chers… mes chers… (il réfléchit intensément) mes chers, je ne sais pas quoi d’ailleurs, que là-dessous se cache une terrible intrigue. — Sur les saints ? — Non. Mais je poursuis sur le Tro Breiz. L’Histoire et la légende se mélangent allègrement. L’évocation des sept saints de Bretagne apparaît pour la première fois dans un récit hagiographique, Vita sancti Maclovius, Vie de saint Malo, qui fut écrit par un clerc, Bili, je crois, au IXe siècle. — Billy le Kid ? s’enquit Workan. — Non, Billy, la bibliothèque de chez Ikéa ! précisa Leila. Prigent les fusilla du regard et continua : — Et c’est là que la légende apparaît, puisque ces sept saints se seraient rendus, en délégation, à la cour du roi franc Childebert en l’an 542. Ce qui est strictement impossible. — Et pourquoi ? fit Workan, déçu. — Parce que ces sept saints, pour la plupart, ont émigré et vécu, chacun, dans des siècles différents. — Ah oui, effectivement, c’est embêtant pour organiser une petite délégation à la rencontre de Childebert… Dites donc, monsieur le divisionnaire, vous êtes pointu sur vos saints bretons ! — À cause de cette enquête de Brézillet, j’ai dû m’y plonger. — Qu’est-ce que Brézillet vient faire là-dedans ? demanda Workan. — Vous le saurez tout à l’heure, je poursuis sur le Tro Breiz. À noter, pendant que j’y pense, que la duchesse Anne, la double reine de France, a effectué ce pèlerinage en 1505 en omettant toutefois les étapes de Saint-Malo et Dol. — C’est important ? — Pour l’enquête, non. Pour l’Histoire, oui… Je continue : chaque pèlerin peut effectuer le Tro Breiz à sa guise. Le faire individuellement, par étapes, ou les six cents kilomètres d’une seule traite, c’est le choix de chaque marcheur, et ceci à n’importe quel moment de l’année. Mais, et c’est là que je veux en venir, tous les ans, généralement au mois d’août, une étape reliant deux villes est organisée afin que plusieurs fidèles ou pèlerins ou tout simplement randonneurs puissent marcher ensemble, bivouaquer ensemble et, pour ceux qui ont la foi, prier ensemble. Cette manifestation réunit à chaque fois entre mille et deux mille individus. Le prochain départ groupé aura lieu lundi sur le parvis de la cathédrale Saint-Corentin de Quimper. Les marcheurs prendront la direction de Saint-Pol-de-Léon vers le nord de la Bretagne, en traversant les Monts d’Arrée, ceci en quelque six ou sept étapes de vingt à trente kilomètres par jour. Bref, une promenade de santé. — Je crains le pire… lança Leila. — Vous avez tort, lieutenante, la brume qui rase au petit matin les ajoncs, les genêts, les bruyères… personnellement, j’en rêve. Prigent mima le geste de humer en étirant son cou vers le plafond de son bureau. — Pas moi ! fit la Berbère. — Si je vous suis bien, monsieur le divisionnaire, dit Workan, vous avez l’intention de nous envoyer, moi et Mahir, dans la lande bretonne, lande qui est certainement traîtresse ? — Vous ne croyez pas si bien dire. — Sans nous demander notre avis ? — Non. Je vous demande juste d’obéir aux ordres. La procureure Guérin esquissa un sourire. « s****e ! » songea Workan. — Vous allez me rembourser la location de ma péniche ? demanda-t-il insidieusement. — Nous en reparlerons… Cette étape Quimper-Saint-Pol-de-Léon vient conclure un périple de sept années pour le pèlerin qui accomplit son tour de Bretagne uniquement à l’occasion de cette randonnée aoûtienne. En effet, il y a sept ans, les marcheurs quittaient Saint-Pol en direction de Tréguier. — Je crois que je préfère avancer d’une longueur de mon cercueil chaque année plutôt que d’aller faire le con dans les Monts d’Arrée, monsieur le divisionnaire… 1. Voir Hortensias Blues, même auteur, même collection.
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