Chapitre 4

1961 Words
A huit heures, le domestique de Strabane eut de la peine à éveiller son maître de ce dur sommeil. Sir John en sortit, comme toujours, les nerfs plus malades, avec une lourdeur de tête que ne put dissiper l’eau froide dont il s’inondait chaque matin. Pour s’éveiller tout à fait, il but un large bol d’un café très fort et très noir qui exaspéra encore son énervement. Il y avait des journées où ce malaise était si intense qu’il songeait au suicide. Tout en montant à cheval et gagnant le lieu de rendez-vous fixé par son ami, les petits faits de la veille qui avaient déterminé sa crise de jalousie lui revenaient aussi présents. Il eut de nouveau cette angoisse au cœur, insupportable, dont il avait tenté de se débarrasser avec l’opium. Seulement auprès du marquis et lorsque leurs chevaux galopèrent dans la grande allée des Cascines, il goûta quelque répit, grâce à la hâte de la course et au coup de fouet du grand air. Il faisait une de ces claires matinées du premier printemps, qui sont réellement divines à Florence. Comme une poussière verte saupoudrait toutes les branches des arbres. La ligne des collines à gauche courait sur un ciel d’un azur tout ensemble profond et léger, une brise fraîche et chaude à la fois frissonnait dans l'atmosphère, et c’était le long de l’allée principale un défilé de cavaliers et de voitures sur lequel Bonnivet lançait une remarque, puis une autre. Il était en veine de misanthropie, et chacune de ses observations augmentait l’étrange malaise dont sir John était tour à tour repris et quitté. On eût dit que le marquis se faisait un jeu de faire revenir toutes les pensées de son compagnon sur ce fatal chemin de la défiance où il s’ensanglantait si aisément le cœur. — « Bon, voici la comtesse Nina qui galope avec le prince André. Il parait que les actions de ce pauvre Peppe ont baissé… — Emilia est bien jolie ce matin, à quarante ans passés et après tant de campagnes ! Comme votre cousin lord Randolph Ramsey était amoureux d’elle ! Il a été heureux et elle fidèle six semaines. Un long bail pour cette inconstante !… — Votre ami James vous salue. Il aura trouvé le moyen de ne pas réussir auprès de Natacha… Vous pouvez lui dire qu’il est le seul… » Qu’étaient-ce que tous ces discours et d’autres semblables, sinon la menue monnaie des propos débités chaque soir dans cinquante salons de Florence, — propos dont les uns étaient des médisances, les autres des calomnies ? Mais sir John se trouvait dans une humeur à sentir la vie avec amertume, et tout en poussant son cheval comme pour fuir son compagnon, il se sentait saisi d’un farouche désir de s’en aller au loin, oui, très au loin, pour n’avoir plus rien de commun avec cette société de mensonge, dont Lucie de Nançay faisait partie. Et puis, comment savoir si quelques-uns de ces promeneurs des Cascines n’échangeaient pas, eux aussi, sur lui et sur elle, des phrases toutes semblables : — « Pauvre Strabane !… La petite de Nançay se moque-t-elle assez de lui !… » Non, il ne serait pas le jouet d’une coquette, d’une de ces femmes au cœur altéré de perfidie, qui se réjouissent de décevoir un homme sincère, comme le joueur d’échecs qui gagne une partie se réjouit d’un mat habilement donné. Dévoré de mélancolie, il écoutait à peine Bonnivet, lorsque celui-ci, consultant sa montre, le fit pourtant s’arrêter en lui criant : — « Il faut retourner, mon cher, j’ai tout juste le temps d’être exact à mon rendez-vous avec votre flirt… » Rien n’irritait davantage sir John que cette appellation légère donnée à celle dont il voulait faire sa femme. — « Mme de Nançay vous attend ? » demanda-t-il. — « Je ne vous ai pas conté sa nouvelle folie ? » fit le marquis, naïvement. — « Non, » répondit sir John, avec un battement de cœur. — « Imaginez-vous qu’elle fait des armes chez Heurtebise et qu’elle commence aujourd’hui. Venez-y donc, cela nous amusera toujours une heure. » — « Allons, » fit sir John en brusquant son cheval pour le faire tourner. Et trois quarts d’heure plus tard, ayant confié leurs bêtes, le marquis à l’homme du manège où la sienne était en pension, sir John au domestique dont il était suivi, les deux compagnons entraient dans la maison où Bonnivet avait fait une si courte et si souriante apparition la veille. La pièce du rez-de-chaussée qui donnait sur la rue présentait l’aspect habituel des salles d’armes. Des fleurets étaient appendus le long du mur, chacun à son clou. Il y avait aussi là des gants, des savates, des masques et des plastrons. Deux planches longues marquaient la place où les élèves prenaient leur leçon. Mais cette vaste pièce était toute vide. Elle se terminait par une porte vitrée du côté de laquelle arrivaient des bruits d’appels de pieds, des froissements de fleurets, et les mots : « engagez… dégagez… parez quarte… parez sixte… la pointe plus haute… fendez-vous… » Des éclats de rire s’entremêlaient à ce jargon d’escrime. Sir John Strabane reconnut le rire de Lucie et la voix du prince Vitale. La première porte, en s’entr’ouvrant, avait fait résonner un timbre. La porte vitrée s’ouvrit comme en réponse, donnant passage à Michel Heurtebise lui-même, un grand diable d’homme tout en jambes, avec un visage osseux, que terminait une impériale tournée de côté, comme si elle fût ellemême allée à la parade. Il n’y avait dans cet étrange corps que juste ce qu’il fallait pour l’exercice de sa noble profession : de longues jambes pour mieux se fendre, de longs bras pour mieux filer un dégagé, et de torse presque rien, de quoi éviter le coup de bouton. C’était le marquis de Bonnivet qui le protégeait à Florence où l’ancien prévôt de régiment s’était installé, depuis l’évacuation de Rome par nos troupes. — « Mme la comtesse est là, » dit le maître d’armes aussitôt qu’il eut salué ses visiteurs, « elle prend sa leçon dans la salle réservée avec M. le prince Vitale. Ah ! elle ira bien, si elle travaille… Elle avait déjà pris leçon du vivant de M. le comte, à ce qu’elle m’a dit… Elle n’a rien désappris… Mais voyez… » Sir John et le marquis entraient en effet dans la seconde pièce, plus petite que l’autre, et ils s’arrêtèrent quelques minutes à regarder un spectacle d’une grâce singulière. Lucie était là, vêtue d’une de ces robes en flanelle blanche, à large col, que les Anglaises adoptent pour jouer au tennis. Ses pieds fins étaient chaussés de minces souliers de cuir jaune, dont la couleur contrastait joliment avec ce que l’on voyait de la soie noire de ses bas. Son chapeau, sa voilette, son ombrelle à gros pommeau, un cache-poussière en étoffe grise étaient posés sur une chaise. Quelques-unes des mèches de ses beaux cheveux blonds étaient défaites et remuaient autour de son masque sous lequel on devinait son joli visage, animé d’une joie enfantine. Ses yeux brillaient, ses dents blanches luisaient à travers le treillis de fil de fer, et l’on voyait qu’un peu de rose teintait ses joues, d’ordinaire trop pâles. La souplesse aisée de ses gestes, tandis que son bras droit allait et venait, armé du fleuret, laissait deviner, sous sa toilette, un corps jeune et leste, d’une vigueur de muscles qu’on n’eût pas attendue de cette femme à la taille presque trop menue, aux poignets si frêles. En face d’elle, le prince Vitale, le visage masqué aussi, le torse pris dans une veste à plastron de peau blanche, bien assis sur ses jambes, la main gauche relevée pour faire balancier, s’acquittait avec une adresse accomplie de ses fonctions de professeur improvisé.— « Bonjour, vous autres, » fit Lucie en continuant de raccourcir et de tendre le bras pour parer et riposter ; « le temps de finir la reprise, et je suis à vous. » Les deux arrivants s’assirent et la leçon continua. Le marquis de Bonnivet donnait à son visage cet air à la fois railleur et indulgent, avec lequel un frère aîné accueille les innocentes folies de sa sœur, toujours traitée en enfant gâtée. — « Brava ! » disait-il. « Voyons, votre pied gauche ne tient pas assez à terre… Vous permettez ? » Et il se levait pour assurer de sa main la petite bottine jaune sans talon. — « Le torse plus immobile, la tête plus droite… Vous permettez ? » Et respectueusement, de sa main, il inclinait un peu en arrière le front de la jeune femme. Ce n’était pas de ces familiarités que souffrait sir John, et cependant sa crise de douleur était plus intense encore qu’à la minute où il avait vidé dans un petit verre les gouttes noires de l’endormeuse drogue. Non, mais la fantaisie, cette fois, dépassait les bornes. Était-ce l’action d’une lady de venir dans une salle d’armes croiser le fer avec un prétendant à sa main ? Il regardait le prince, dont le corps bien d’aplomb gardait une élégance si mâle sous le costume d’escrime, et plus il constatait la beauté de ce fier garçon, plus il haïssait Lucie de sa nouvelle escapade. — « Qu’en dites-vous?» fit la jeune femme, lorsque son partner eut lancé le traditionnel : — En place, repos. — « Je n’ai pas trop perdu, » ajouta-t-elle en enlevant son masque ; puis elle glissa sous son bras gauche son fleuret à poignée nickelée, et tendant aux nouveaux venus sa main droite, dont la joliesse n’était plus visible sous le gros gant de peau grise à crispin verni : « Les fleurets sont excellents et si légers, » dit-elle au marquis. « Est-ce que vous allez être des nôtres, sir John ? Ce serait si amusant !… Mais vous autres, Anglais, vous méprisez le fencing. — C’est trop fin pour eux, » ajouta-t-elle avec un sourire malicieux, en se tournant vers Vitale, « il leur faut de violents et pénibles exercices d’athlète. » — « Un coup droit, » sir John, interrompit Bonnivet en riant. — « Je ne riposterai pas, » fit l’Anglais, « je ne suis pas de force. — Me permettezvous seulement de vous dire un mot, madame ? » — « Cent, si vous voulez. » — « Mais un mot à part, pour la petite commission dont vous m’avez chargé. » — « Que de mystère !… » répondit Lucie, dont le sourcil venait de se contracter. « Allons. » Et elle passa dans la pièce voisine. — « Que signifie cette liberté ? » fit-elle aussitôt qu’elle fut seule avec Strabane, et à voix basse ; mais on sentait la colère dans cet accent étouffé. — « Rien, madame, » répliqua le jeune homme, « sinon que je ne peux pas supporter de vous voir vous compromettre ainsi, et comme personne ne vous dira la vérité, il faut que vous l’écoutiez… Je vous en supplie, retournez à la villa tout de suite et que cette folle leçon d’armes soit la dernière… Voulez-vous être la fable de Florence ? » Elle le regarda, partit d’un éclat de rire strident, et tout en lui jetant un « merci », elle rentra dans la seconde salle et dit au prince : — « Une autre reprise, voulez-vous? » Et sir John en s’en allant put entendre la voix de son rival qui faisait de nouveau : — « Engagez… une, deux… Parez tierce… bon… Parez quarte… » — « Ah ! sans cœur, sans cœur ! » grommelait le malheureux homme en regagnant à pied son palais. Et tout haut : — « Il faut en finir ! »
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