Madame de Nançay, une fois sir John parti, continua de faire des armes comme auparavant, peut-être même avec plus de vivacité, pendant quelque deux ou trois minutes, puis brusquement elle jeta son fleuret. — « Voyez donc si ma voiture est là, » dit-elle au marquis. Et sur la réponse affirmative de ce dernier, elle regarda la petite montre qui pendait à sa ceinture de cuir, en forme de breloque : — « Onze heures passées. Je me sauve, » dit-elle. Et en un tour de main elle eut posé son chapeau sur ses cheveux, noué sa voilette, enveloppé de son long manteau gris son excentrique toilette. Ses cils trop longs soulevaient sa voilette blanche nouée un peu trop près. — « Adieu, messieurs, » dit-elle avec un sourire énervé. — « Elle n’est pas contente, » fit le prince Vitale, quand elle fut remontée dans sa Victoria. — « Querelle d’amoureux entre sir John et elle, » répondit Bonnivet. — « Bah ! » répliqua l’autre, « il se trouvera bien quelqu’un pour les raccommoder. » Ce disant, il regardait son interlocuteur de ses yeux si noirs, si fins : « Ah ! monsieur le marquis,» disaient ces yeux, « vous voudriez bien nous faire croire cela et nous rendre jaloux et savoir nos intentions. Vous ne saurez rien, sinon que nous nous moquons de votre petit manège et que nous le connaissons comme vous-même. » Et, tout haut : — « Tirez-vous, ce matin ? » La Victoria de Mme de Nançay courait maintenant le long des rues de la ville, où les barres bleuâtres d’ombre froide et les barres blanches de brûlant soleil alternaient sur le pavé clair. Elle passait devant les vieux palais dont les rudes blocs, les fenêtres grillées, les murs garnis d’énormes anneaux révélaient l’existence dangereuse d’autrefois. A la base de ces palais, c’était comme une bordure de printemps mise par l’étalage des marchands de fleurs qui avaient déposé là par gerbes des œillets blancs, des tulipes rouges, des roses rouges et blanches, des narcisses pâles au cœur jaune. Le contraste de ces éclatantes couleurs avec le ton noirâtre des pierres n’amusa pas une minute les yeux bleus de Lucie qui se fixaient ailleurs sous la ligne de leurs sourcils froncés. Un des traits enfantins de ce caractère était la préoccupation excessive de l'opinion d’autrui. Comme il arrive à beaucoup de personnes victimes de ce sentiment pusillanime, elle bravait et froissait volontiers cette opinion, puis elle souffrait des critiques ainsi provoquées. C’est le sort habituel de la vanité naïve : elle se singularise pour être remarquée, et le blâme qui suit toute singularité lui est une blessure. — « De quel droit sir John se permet-il de me juger, » pensait-elle, « et de me le dire ? Oui, de quel droit? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal, et, quand je l’aurais fait, est-ce qu’il est mon mari, ou mon fiancé?… » L’évidence de ce raisonnement ne prévalait pas contre une colère insupportable, celle de subir une dépréciation dans l’esprit du jeune Anglais. Une des places invisibles de son amour-propre s’était mise à saigner. — « Mais est-ce que je l’aime, » se demanda subitement Lucie, « qu’une opinion de lui ait le pouvoir de me jeter dans un tel état ? » Elle s’étudia tout de suite avec le mélange d’angoisse et d’espérance qu’elle apportait à cette sorte d’examen. Elle le renouvelait souvent, et paralysait ainsi son cœur, sans même s’en douter, par l’effort des réflexions qu’elle faisait sur elle-même. Elle se regardait dans le fond de l’âme, et chaque fois elle constatait les insuffisances d’un sentiment qui, pour grandir, eût dû s’ignorer et se développer dans le mystère. Puis elle se disait : « Non, ce n’est pas cela, » et elle recommençait, comme ce matin où, dans sa voiture maintenant lancée sur la route, parmi les haies de roses, elle se demandait : — « Voyons, est-ce que j’aimerais sir John ? » Elle s’abandonnait au bercement des roues, les yeux fermés à demi pour mieux ramener sa pensée sur elle-même : — « Quel est le signe le plus certain de l’amour ? » se disait-elle. « Que la présence de ce qu’on aime soit indispensable au bonheur… Mais la présence de sir John ne me manquait pas ce matin… Je faisais des armes avec Vitale, sans plus penser que l’autre existât… Non, je ne l’aime pas. » Et tout de suite elle se posa la question, qui, dans la tête d’une femme, accompagne inévitablement ce genre d’enquête: — « Et lui, m’aime-t-il ? Comme ses yeux s’allument quand il me regarde ! Mais, chez les hommes, le désir et la jalousie produisent des effets pareils à ceux de l’amour. » Involontairement elle se rappela, en pensant aux yeux de sir John, les yeux de son mari, lorsqu’il se préparait à lui faire une de ces tragiques scènes dont elle avait failli mourir. Elle eut un petit frisson de peur : « C’est assez d’une fois. Je ne serai jamais lady Strabane, » conclut-elle à la porte de sa villa. Elle descendit pour marcher un peu avant de rentrer. Il était midi. Le vert jardin dormait sous le soleil qui faisait étinceler le marbre des statues et qui avivait les couleurs sur la façade peinte de la maison. Mme de Nançay s’engagea sous un massif qui conduisait à une allée de lilas. Ces arbustes n’étaient pas encore en pleine floraison. Çà et là, une grappe plus ouverte que les autres commençait de s’épanouir. Lucie cueillit quelques branches et les respira, tout en regardant l’azur lumineux du ciel. L’émotion désagréable que la tyrannique sortie de sir John lui avait infligée s’en allait, lui laissant seulement le souvenir de ne pas s’être ennuyée ce matin-ci. Le parfum des fleurs était si doux qu’un attendrissement s’empara d’elle qui changea la nuance de ses réflexions : — « Malgré tout, comme il est sincère ! » En disant ces mots, elle songeait à l’Anglais. — « Il m’aime vraiment… Viendrat-il aujourd’hui s’excuser de son algarade? » Elle regarda sa montre, et, comme une pensionnaire, elle battit des mains : — « S’il vient avant deux heures et demie, c’est un signe qu’il m’aime, et je serai très douce. S’il vient après, je serai très mauvaise… » Et, toute souriante de ce pacte enfantinement conclu avec sa propre coquetterie, elle rentra dans la villa, où Maurice et Mme Olivier l’attendaient pour le déjeuner. — Le repas se passa comme tous les autres, à gronder Maurice de ce qu’il ne mangeait pas, à rendre compte de son équipée matinale, à plaisanter le pauvre cousin sur ses mines effarouchées quand il s’agissait de quelque excentricité un peu trop forte, à questionner Mme Olivier sur les nouvelles données par les journaux français. Puis, Maurice sortit, la tante remonta dans sa chambre, où elle se tenait, au coin de la fenêtre, des journées entières, à faire des ouvrages infiniment compliqués et dont elle préparait la surprise à sa nièce, — mais une véritable surprise et qu’elle avait l’art de dissimuler jusqu’à la dernière heure. Mme de Nançay, sous le prétexte d’écrire quelques-unes de ses innombrables lettres en retard, se retira dans son petit salon. Là, elle commença de fumer ses cigarettes en regardant l’aiguille de la petite pendule de voyage à parois de cristal, posée entre un cendrier japonais, un roman français à demi coupé et les deux portraits d’elle qui lui déplaisaient le moins. Elle avait pris au sérieux son engagement du jardin et elle calculait la fuite du temps le plus gravement du monde : « Deux heures ; deux heures cinq ; — deux heures dix… » Par une instinctive rouerie, elle avait revêtu, au lieu de sa toilette masculine du matin, une sorte de robe faite pour la chambre, toute en dentelle blanche sur un fond d’un rose mort, avec une ceinture et des nœuds de la même couleur, qui découvrait son bras gauche jusqu’au coude, et ce bras joli et ferme révélait la solide organisation physique de cet être d’apparence menue, si réellement robuste et si capable de se dominer… « Deux heures dix-huit… deux heures vingt… » L’aiguille allait marquer la demie, lorsqu’un coup de sonnette retentit, et le domestique vint demander si Madame voulait recevoir sir John Strabane. La jeune femme eut un petit sourire de triomphe en répondant : « Certainement, » et un sourire de câlinerie lorsque Strabane entra, ayant luimême sur le visage et dans les yeux cet air de résolution prise que même les moins calculatrices aiment tant à changer en un air d’obéissance heureuse. — « C’est gentil, très gentil à vous, » dit-elle, « de ne pas bouder et de m’apporter vos excuses tout de suite. Voyons, » ajouta-t-elle en se redressant parmi ses coussins et montrant un siège du bout d’un crochet qu’elle venait de prendre dans son panier à ouvrage avec une pelote de laine brune, « asseyez-vous là ; ne dites rien, ce n’est pas la peine… Vous m’avez trouvée fast une fois de plus, n’est-il pas vrai ? Vous me l’avez laissé voir et vous en avez des remords… Je vous tiens quitte de toute pénitence… Allez en paix, mais ne péchez plus, » ajouta-t-elle en menaçant le jeune homme du bout de son crochet, coquettement. — « Vous vous trompez, madame, » répondit sir John d’un ton grave et qui contrastait avec la légèreté d’accent adoptée par Lucie. « Je ne viens pas vous faire d’excuses. Je n’ai le sentiment d’aucune espèce de faute commise envers vous. » — « Fort bien, » répondit Lucie en posant son crochet et allumant une nouvelle cigarette, avec une physionomie mutine, « vous venez me faire une seconde scène… Une scène ou des excuses, c’est la seule alternative offerte à un homme qui s’est mis dans son tort… Je vous écoute… » — « Les Parisiennes ont beaucoup d’esprit, » articula sir John lentement. Il se rappelait ce qu’il s’était dit avec sa décision enfin reconquise : « Il faut en finir. Ou bien elle m’aime, ou bien elle ne m’aime pas. C’est une chose à savoir une fois pour toutes. » Le rire de Lucie l’énervait au delà de toute expression. Il lui semblait que la jeune femme eût dû comprendre la crise de jalousie presque tragique dont il avait été la victime. L’antithèse était insoutenable pour lui entre le sérieux de sa douleur et le joli accent de plaisanterie mondaine avec lequel Mme de Nançay l’accueillait. — « … Oui, » continua-t-il, « vous avez beaucoup d’esprit, mais vous rappelezvous le titre d’une comédie de votre Alfred de Musset ? » — « Entre la coupe et les lèvres ?… » interrogea Mme de Nançay malicieusement. Elle rencontra de nouveau dans les yeux de sir John ce regard de violence qu’elle avait tant haï chez son premier mari. Ses dispositions conciliantes changèrent aussitôt. — « Où avais-je la tête ?» se dit-elle. « Ah ! messieurs les Anglais, vous tirez les premiers, on va vous répondre. Il vous faut une leçon. Hé bien ! vous l’aurez… » — « Non, » reprit sir John sans se départir de son ton sérieux et triste. « Ce n’est pas : Entre la coupe et les lèvres... C’est : On ne badine pas avec l’amour. Permettezmoi, madame, de vous rappeler une conversation que nous avons eue ensemble, lorsque j’eus l’honneur de vous demander votre main, il y a trois mois… Vous m’avez répondu… » — « D’en attendre six, » interrompit Lucie. « Nous ne sommes pas en juillet, que je sache. » — « J’ai accepté cette réponse, » continua Strabane, « parce que j’ai cru que vous vouliez vraiment consulter votre cœur. Mais je n’admets pas que vous m’ayez fixé ce délai uniquement pour me faire souffrir. » — « Je suis bonne princesse, » répondit Lucie ; « cette séance d’escrime avec Vitale m’a mise en gaieté. Je vous laisse aller… Pour vous faire souffrir ? Et par quoi ? » — « Par votre intimité avec des hommes dont le seul regard devrait vous offenser. Lucie, » continua-t-il avec véhémence, « si vous n’avez aucune intention de devenir ma femme, dites-le-moi, ce sera charité. Si vous l’avez, sacrifiez-moi ceux qui me portent ombrage. Je sens que je deviendrai fou de jalousie. » — « Est-ce du marquis de Bonnivet que vous êtes ainsi jaloux ? » demanda-t-elle. — « Ah ! vous savez bien que je vous parle du prince, » reprit sir John, « II vous fait la cour, je le sais, je le sens, je le vois. Que vous traversiez cette cour avant d’être ma femme, non, je ne le souffrirai pas. » Et l’expression de sa bouche devint à la fois douloureuse et cruelle. Mais cette douleur ne toucha pas Mme de Nançay, elle vit seulement la cruauté de cette jalousie, et, appréhendant que cet homme, évidemment hors de lui, ne se livrât à quelque violence, elle se leva. Il se leva aussi. Elle marcha vers la sonnette, et, le doigt sur le timbre : — « Vous réfléchirez, » fit-elle, « à ce qu’il y a d’injurieux dans la manière dont vous venez de me parler. Je vous demande pardon de vous quitter si vite. J’ai demandé ma voiture pour trois heures, et j’ai à peine le temps de m’habiller… Good bye, » acheva-t-elle en pressant le timbre. — « Adieu, » répondit sir John en s’inclinant. L’évidente froideur de Mme de Nançay venait de lui donner le coup de grâce. — « Ce n’est qu’une coquette, » se disait-il en regagnant Florence. « Je me donne ma parole d’honneur d’avoir tout quitté après-demain, sans la revoir. » Et il ordonna au cocher de l’arrêter au bureau du télégraphe : le temps d’annoncer sa prochaine arrivée à lord Herbert. — « Quel sauvage ! » se répétait Lucie, tandis que sa femme de chambre lui préparait sa toilette des Cascines, « quel sauvage !… Il m’a dit : Adieu… Bon, je le verrai à mes pieds demain, repentant, soumis. Mais cela finira mal… » Et un petit frisson secouait ses jolies épaules.