Monseigneur

1863 Words
Je sens qu’une main ferme se pose sur ma poitrine puis un torse sous la mienne.  Julian prend mon menton et relève ma tête.  J’ouvre les yeux et nos regards se connectent automatiquement.  La cruauté qui m’a si soudainement envahie retourne dans son antre.  Je me sens à nouveau moi.    -          C’était moins une, soufflé-je, reprenant possession de mes moyens.  Si tu n’avais pas été là…   Je frissonne, imaginant le pire.  Nous savons mieux que quiconque ce que nous venons d’éviter.  Évidemment, mon combat intérieur n’a pas passé inaperçu, effaçant toute tentative de discrétion de ma part devant Monseigneur.  Heureusement, son Éminence discute toujours avec Victoria, ayant même intégré Cassie et Myriam à leur conversation.  Julian me tend une enveloppe   -          Je crois que c’est le bon moment, m’encourage-t-il.    Il a probablement raison.  Je puise tout mon courage et prend la lettre que Père a écrite pour Monseigneur.  Je me tourne vers lui, les yeux rivés sur mes pieds.  D’une petite voix mal assurée, je lui demande la permission de m’adresser à lui.  La Chapelle devient silencieuse.  La dernière fois où je me suis sentie aussi intimidée par sa présence est lorsque Père m’a présentée à la ville de Montréal quelques nuit après ma transformation.    -          Parlez Première Prêtresse.  Vous avez toute mon attention, mon enfant, me dit doucement mon Roi.    -          J’ai entre les mains une lettre de la part de feu son Éminence Fabre, mon Père, débuté-je.  En devenant citoyen de Montréal, il savait mieux que n’importe qui ce qu’il faisait.  En choisissant de m’élever dans la culture particulière de notre cité, il me protégeait de moi-même lors de cette chute sociale qui aurait dû m’être fatale.   L’esprit de Julian se trouble, comme toujours lorsque j’évoque la possibilité que je puisse mourir.  Je lui prends la main pour le réconforter.    -          Cette nuit-là, c’est lui que j’ai visité.  J’ai dû lui expliquer que j’étais punie pour avoir donné naissance à une Immortelle et non une adepte du fouet par plaisir.  C’est pourquoi je crois sincèrement qu’il vous a choisi comme Roi.  Vous le savez comme moi : il n’y a pas de hasard dans notre univers.    -          Je vous ai observé durant toutes ces années, Rébecca, m’apprend Monseigneur.   Je lève la tête, surprise.  Son regard est bienveillant.  Il me sourit comme un père à sa fille.  Je baisse les yeux, gênée.    -          À l’exception des premières minutes de votre première nuit où, avec raisons, vous étiez paniquée, sans repère, toutes les nuits de votre punition, vous adoptiez l’attitude d’une mère aimante.  Vous aviez dans le regard, même pour ceux qui vous crachaient dessus ou qui vous insultaient, de la compassion et de l’amour.  À chaque instant, dans ce coin, vous êtes restée la digne héritière de votre Père.  Vous êtes restée la Prêtresse de notre cité.    -          J’aurais dû me douter que vous m’aviez observée, avoué-je en surmontant ma gêne.  Je suis consciente que je méritais toute la colère des citoyens ainsi que leur déception, surtout la vôtre, Monseigneur.  J’ai suivi les conseils de mon Père pour m’accrocher à chaque qualité que je connaissais de mes concitoyens.  Je me refusais de tous vous haïr.  Je vous ai tous tant blessés, surtout vous.  Montréal se souviendra car j’ai noté chaque force, chaque bon côté des membres de notre communauté dans le « Livre des Bénédictions » aux Archives des Mathetes Loudas.  Mais je dois être honnête, sans le soutien de Julian, ou celui de mes Filles, nous n’aurions probablement pas cette conversation aujourd’hui.  Les membres de ma Coterie m’ont également été d’un grand secours pendant ces années.  Quand ma cité m’a mise à l’écart, ils sont restés à mes côtés.  Je trouve seulement dommage qu’il ait perdu votre respect à cause de moi.   -          Pourquoi dites-vous cela ?  s’étonne le Roi.  Il est vrai que leur affront public m’a énormément déçu cette nuit-là.  Je n’ai cependant jamais retiré mon soutien à l’ASARA.  Votre Coterie est resté silencieuse et inactive durant cette dernière décennie.   L’Évêque s’approche doucement de Monseigneur et lui parle à l’oreille.  Mal à l’aise, je baisse la tête et recule d’un pas, un peu trop tard, car je remarque une nouvelle veine noire qui éclate sous son œil droit.  Viktor reprend alors sa place derrière notre Roi.    -          Je vois.  Un problème de communication qui nous aura coûter très cher, maugrée-t-il, contrarié.   Je ne l’ai jamais vu aussi perturbé.  Je lui tends l’enveloppe, comprenant que notre conversation vient de se terminer.  Monseigneur de Cornouailles la prend et nous quitte sans un mot de plus.  Nous attendons que la porte de son tunnel privé se referme derrière lui avant d’oser nous remettre à bouger.  Comme la nuit avance à grand pas, Myriam me demande si je rentre avec eux.  Le regard soucieux de Viktor me confirme qu’il ne se sent pas prêt à me laisser partir loin de lui pour l’instant.   -            Votre Mère restera au Presbytère quelques temps, répond Julian pour moi. Mon Ancien semble plus que soulagé de sa réponse.  Il me laisse tout de même dire aurevoir à ma moitié en tête à tête.  Je le reconduis jusqu’au stationnement souterrain de la Chapelle où les Filles l’attendent dans la voiture.    -          Il y a longtemps que nous n’avons pas été séparés comme ça, mentionne ce dernier en m’enlaçant.  Ça me rappelle nos jeunes années.   -          Lorsque nous étions encore si innocents et amoureux fou, rigolé-je avant de l’embrasser.   -          Je suis encore amoureux fou, Sweet-cubus, précise Julian entre deux baisers.    Il me fait fondre ce Skugga.  Je le laisse partir à regret.  À mon retour dans la Chapelle, je vois Victoria agenouillé devant l’urne d’Antoine.  Je m’appuie sur une colonne près de la porte du Presbytère pour l’attendre, remarquant qu’elle se signe du nœud coulant, comprenant qu’elle a terminé sa prière.  Un hurlement sinistre résonne à travers les couloirs du Presbytère, percutant la voûte de la Chapelle dans un triste écho.  Je ferme les yeux en frissonnant, versant une larme.  Mon Évêque fait ses adieux à Farkas.  C’est à la fois déchirant, terrifiant et magnifique.  J’attends qu’il termine d’exprimer sa peine avant de marcher vers son bureau en compagnie de la Régente.  Viktor se tient debout devant la carcasse de Farkas, immobile.  Le loup est enveloppé dans un grand tissu gris foncé.  Bien qu’elle ait lu les aventures de cet Initié-animal dans notre correspondance à Farouk et moi, Victoria reste saisie devant la grosseur de la bête.    -          Il a été mon unique compagnon pendant près d’un siècle dans ma forêt en Hongrie.  Je l’ai recueilli alors qu’il n’était qu’un louveteau.  Je n’avais aucun but et cet orphelin m’en a offert un, sans le savoir.  Après tout, il n’était qu’un loup avant de devenir Farkas.   J’ignore si Viktor expliquait à Victoria la raison de la présence d’un loup dans le Presbytère ou s’il lui rendait un dernier hommage.  Nous sommes restés tous les trois silencieux autour de Farkas pendant quelques minutes avant que mon Ancien ne bouge pour prendre son compagnon dans ses bras, ployant sous l’imposante masse.  Je me précipite à ses côtés pour l’aider, puisant ma puissance surnaturelle pour ne pas paraître faible. Nous le déplaçons doucement jusqu’à l’incinérateur.  Je gratte une dernière fois sa grosse tête avant d’en fermer la porte.  Comme s’ils avaient senti ce qui se passe, Gaspard et Milady apparaissent près de nous, sans oser approcher.  Ils savent que Viktor ne les apprécie pas.  Je me penche pour les appeler doucement, les rassurant.  Ils viennent se blottir dans mes bras.  Je les sens tristes.  Mon Ancien nous observe avec ce qui pourrait ressembler à de l’affection.   -          C’est la présence de Farkas qui t’a inspiré l’idée de tenter l’expérience avec une espèce animale plus intelligente.  Ce que Jessica et toi avez fait est impressionnant.  Ces boules de poils sont en quelque sorte l’héritage de ce gros « zsémbes ».   -          Zsémbes, répété-je, incertaine.    -          Grognon, grincheux, tu sais bien qu’il chialait plus qu’une Sakyu, me lance-t-il avec un clin d’œil.   Sur cette magnifique pointe envers ma descendance, mon Évêque enclenche l’incinérateur avant de tourner les talons.  Nous retrouvons Victoria à la sortie des Catacombes près de la Chapelle.  Elle nous informe que le soleil va se lever dans moins de 15 minutes.  Je la taquine sur son cadran interne de Skugga ce qui la fait sourire.    -          On voit que tu en fréquentes un de très près pour te permettre de rigoler de ça, me réplique-t-elle.  Tu ne dois plus t’endormir le nez dans tes bouquins depuis que tu vis avec lui.    -          Disons qu’il ne m’en laisse plus l’occasion, rigolé-je.  Julian aime me savoir à l’horizontal, idéalement dans ses bras quand le soleil se lève.   Je remarque que mon Évêque nous suit dans l’aile des invités pendant que nous discutons de ma relation de couple.  Je sens bien qu’il refusera de me savoir loin de lui.  Le connaissant, il pourrait bien dormir sur la plancher du corridor pour faire le guet les quelques minutes précédant le lever du jour, juste au cas où.    -          Je viens tout juste de me rappeler que les matelas de nos chambres d’invités sont vraiment inconfortables.  J’en avais discuté avec Marie le mois dernier.  Elle devait les faire changer sous peu.    Ma voix s’étrangle en pensant à elle.  Viktor m’observe perplexe.   -          Le mois dernier, répète-t-il.  Vous n’aviez plus autorité sur…   Il lève les yeux vers le plafond en soupirant.    -          Et je m’étonne que rien n’ait changé en dix ans dans ce Presbytère, grommelle-t-il.  Elle m’avait averti qu’ils étaient d’abord et avant tout les Initiés de votre Père.  Comme votre Coterie et votre famille, ils ne vous ont jamais laissé tomber.  Contrairement à nous.    -          Vous savez très bien que je suis la première à vous avoir déçu, lui rappelé-je en changeant de direction sans préavis.  Avant même que Myriam n’ait ouvert les yeux à nouveau, je savais que je venais de me condamner à mort.  Subir la colère et la déception d’une ville entière tout en restant vivante était, quand on y réfléchit bien, une bénédiction.    Je vois qu’ils me regardent tous les deux étrangement alors que je marche vers la section des salons communs.    -          Les divans sont beaucoup plus confortables que nos lits d’invités.  Il est hors de question que mon magnifique corps passe une mauvaise journée.  Je suis une Sakyu, tâchez de vous en souvenir, leur mentionné-je d’un ton faussement hautain.    Victoria me rattrape en riant tandis que mon Ancien grogne que je suis une petite nature prétentieuse.  Je lis pourtant une certaine reconnaissance dans son regard lorsque nous nous sommes installé tous les trois dans la même pièce.  J’ai eu juste le temps de lui murmurer quelques mots avant de sombrer dans le sommeil diurne.   -          Julian et moi avons mis des semaines avant de laisser Cassie et Myriam sortir sans supervision après l’attaque des trois Nouveaux-Nés contre elles.  J’étais terrorisée à l’idée de les perdre.  Je resterai à vos côtés aussi longtemps que nécessaire.  J’ai bien cru que je vous avais perdu pendant un moment.  Pour moi aussi, vous êtes le dernier membre de ma Congrégation vivant.  Je remercie Loudas et la Déesse que vous soyez encore parmi nous. 
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