Abonné absent

1989 Words
-          Je sais que je me suis promis d’être patiente envers Julian, mais son silence m’exaspère, boudé-je en m’écrasant dans le sofa d’un salon privé que nous avons loué Victoria et moi.   -          Si ça peut te rassurer, il n’y a que lui qui est silencieux, rigole-t-elle.  Tes nouveaux amis semblent avoir apprécié ta compagnie.  J’avais presque oublié à quel point tu aimes t’amuser avec tes proies.    -          C’est bien ça le problème, je ne ressens plus le besoin de m’amuser autant qu’avant, avoué-je.  J’ai exagéré un peu pour sortir Julian de son mutisme, sans succès.  Il n’a même pas eu un soupçon de jalousie.  Ça ne lui ressemble pas d’être aussi hermétique.    -          Cesse de t’inquiéter.  Il avait tellement peur de te perdre hier.  Le seul autre Immortel que j’ai vu avoir ce type d’émotions pour quelqu’un, c’est Antoine lorsque tu…   Elle se tait en frissonnant.  Je devine immédiatement qu’elle fait référence à la nuit où j’ai voulu me laisser mourir sous le soleil parce que je n’assumais pas ce que mon rêve m’avait révélé au sujet de mon Père.  Je ne comprends toujours pas pourquoi la jeune moi n’a gardé en tête que le fait qu’Antoine soit mort et non que j’échangeais mon sang avec un total étranger.  Comme si mon lien d’Âmes Jumelles trouvait déjà la présence de Julian complètement normale dans mes prémonitions.  Je tente de rassurer Victoria qui semble mal à l’aise d’avoir évoqué ce souvenir.   -          Monseigneur Lambert m’a révélé cette partie de mon passé.  Je sais ce que j’ai fait subir à Père.  J’ignorais que tu étais au courant.   -          Je ne sais pas ce qui t’a poussé à vouloir en finir ce matin-là.  Antoine ne s’est jamais confié totalement.  Mais je sais une chose, la peur que j’ai lue dans son regard quand il ne t’a pas trouvé dans tes appartements était la même que j’ai vue dans les yeux de Julian quand il est arrivé dans ta chambre hier.  Je suis certaine que Julian t’aime de manière inconditionnelle et qu’il reviendra quand il se sera calmé.  Tu es tout pour lui, comme tu étais tout pour ton Père.    Les paroles de Victoria me réconfortent à peine.  Je grommelle que je préfèrerais qu’il m’aime moins mais qu’il m’ouvre son esprit avant de quitter la pièce.  Elle me suit en râlant que je suis l’Immortelle la plus geignarde qu’elle connaisse. En sortant du bar, j’ai l’impression qu’une ombre m’observe de l’autre côté de la rue.  Je pourrais y porter une plus grande attention mais je sais que Viktor doit être dans les parages.  Il m’a semblé un peu trop détendu lorsque je lui ai annoncé que nous étions prête à partir un peu plus tôt.  Il est resté assis à son bureau, poursuivant sa lecture.  Je me suis dit qu’il serait tout simplement discret.  Je me devais de respecter son choix.  Le fait qu’il veille sur moi aurait dû me faire sourire, pourtant, je n’y arrive pas.  L’absence de Julian commence à me peser.  La rencontre avec Monseigneur et ma Coterie ne m’égaie pas plus.  Il y a eu tellement de non-dits en 10 ans que je sens une terrible tension entre notre mentor et mes sœurs et frère.  Sans lui manquer de respect, ils sont plus que distants avec lui.  Je sais que mon Roi l’a constaté.  Ça se voit comme le nez au milieu du visage.  Il reste pourtant silencieux, attendant que l’un d’entre nous s’exprime.  N’ayant pas eu l’occasion de discuter avec Kat, Lydia et Jörg depuis les derniers événements, ils ne savent rien du manque de communication interne dont ils ont été victimes dans les dernières années.    -          Monseigneur, dis-je pour briser le silence étouffant.  Je n’ai pas eu l’opportunité de parler avec le Colonel Dorken, la Professeure Jacobs et Madame Dufort depuis que j’ai repris mes fonctions.  Je n’ai donc pas pu leur faire part de la discussion que j’ai eu avec vous à la Chapelle.  Me permettez-vous de leur faire une mise à jour de la situation, s’il-vous-plait ?   Le Roi m’accorde la permission d’un geste de la main.  Je me tourne vers les membres d’ASARA et les regarde avec douceur.  Je vois bien que Jörg souffre malgré son visage impassible.  Je lis une douleur similaire dans les yeux de Kat.  Seule Lydia adopte une attitude froide, sans émotion.   -          Je constate que vous êtes blessés et que vous pensez que tout ceci aurait pu être évité si notre Roi avait accepté de vous rencontrer ou si vos rapports avaient été lus.  Je ressens votre douleur ainsi que votre colère.  C’est légitime.  Personne ne peut vous en vouloir.  Le monstre qui a engendré tout ça n’est pas dans cette pièce.  Celui qui a détruit Kiara, Jessica, Farouk, Sébastien, Mariko et James était un serpent de la pire espèce.   Je ferme les yeux pour retenir mes larmes.  Penser à ceux que je ne reverrai plus me fait plus mal que je ne l’aurais souhaité.  Je prends une grande bouffée d’air complètement inutile avant de reprendre.   -          Monseigneur n’a pas besoin que vous ajoutiez cette pression silencieuse à son fardeau déjà lourd.  La cité a été victime d’un problème de communication plus que déplorable.  Alors que vous avez défié l’autorité d’un Roi pour me défendre, un être charmeur et enjôleur en a profité pour s’immiscer parmi nous et séduire les citoyens.  Que pouvions-nous y faire ?  Il a su profiter d’une faiblesse.    -          J’ai vu Kiara partir en cendre.  Elle est morte sous mes yeux, grogne Jörg en m’agrippant les épaules.    Je serre les poings pour ne pas le frapper.  Je déteste quand on me violente comme ça.  J’inspire profondément.  Les habitudes humaines ont vraiment la vie dure.    -          J’ai ressenti la douleur de la mort de Jessica sur ce toit, dis-je d’une voix ferme.  Tu n’as aucune idée de ce que c’est Dorken.  J’ai trouvé Farkas et les Initiés de mon Père.  Torturés, méconnaissables.  Il a forcé notre Évêque a assisté à la destruction de tous les Purifiés pour assouvir sa vengeance.  Leurs cendres reposaient dans ses appartements.  Ce serpent m’a flagellée alors que j’étais en mission pour que nous puissions en savoir plus sur lui.  Cinq lanières de sang en plein visage.  Les gestes que je décris sont ceux d’un monstre qui n’est plus.  Ce monstre est encore moins dans cette pièce.    Je prends doucement les mains de mon frère et les garde dans les miennes.    -          Mais si… commence Kat.   -          Je t’arrête, la coupé-je, sans la regarder.  Avec des « si », nous pourrions réécrire l’histoire et mon Père serait encore avec nous.  Ce serpent avait des objectifs et nous avons réussi à ce qu’il ne les atteigne pas tous.  C’est l’important.  Nous avons été écouté avant qu’il ne soit trop tard.  Tâchons, à partir d’aujourd’hui, de regarder vers l’avant et de ne pas répéter les mêmes erreurs.  C’est d’ailleurs ce que nos mentors nous apprennent depuis toujours.  C’est aussi ce qu’ils feront.  Gardez confiance en eux.  Ils ont toujours été là pour nous.   N’oubliez pas que Monseigneur est notre mentor.  Il a toujours été là pour nous malgré son silence, malgré nos différents.  Je sais qu’il ne nous a pas laissé tomber et que ça n’arrivera jamais.   Du coin de l’œil, je perçois un faible mouvement dans la posture du Roi.  Bien que son visage soit demeuré impassible, ses yeux se troublent légèrement.  Une veine éclate au niveau de son cou, juste au-dessus du col de sa chemise.  J’ai déjà remarqué cette réaction à deux reprises, à des moments très précis.  La première fois, Jörg et moi venions de lui offrir les cadres illustrant les danses du bal de clôture de l’Assemblée de Philadelphie.  Mon Nyama préféré avait utilisé son dessinateur pour immortaliser ses souvenirs de ces instants mémorables sur des toiles, prétextant qu’il avait rêvé de ces couples.  Les œuvres étaient à couper le souffle.  L’artiste, sans m’avoir rencontrée, m’avait magnifiquement illustrée dans les bras de Lucas, telle la Belle dans les bras d’une Bête à la peau bleutée.  La complicité dans notre regard, nos sourires bienveillants et la confiance que nous ressentions l’un pour l’autre vibraient à travers les traits de pinceau.  La sagesse, l’expérience et la puissance de Monseigneur contrastaient avec l’innocence, la jeunesse et l’insouciance de Cassie de la deuxième aquarelle.  Sans hésiter, notre Roi avait décidé d’exposer les tableaux dans le Munitum.  En alternance, l’un est exposé dans la grande salle, faisant face aux murs de nos ennemis tandis que l’autre se trouve dans la salle des Dirigeants.  Inutile de préciser que mon côté « Admirez-moi » apprécie quand les gens s’arrêtent devant pour les regarder.  Après tout, qu’on me regarde moi ou ma Fille, on flatte mon ego.  La deuxième fois où j’ai remarqué l’éclat d’une veine dans le cou de Monseigneur, c’est lorsque sa fille, Émilie, une Substitut réputée, lui a présenté son Petit-fils, Olivier.  J’aurais aimé pouvoir le rencontrer et discuter avec lui, mais j’étais dans mon coin de la honte.  Évidemment, Émilie n’a pas pris le temps de venir me parler lorsque j’étais dans le salon des Purifiés.  Elle n’en avait que faire de celle qui a humiliée son Père et je la comprenais.  Pourtant, c’est grâce à elle si nous sommes partis à la recherche de Viktor à l’époque.  Étant Substitut, elle avait eu la chance de voyager à travers l’Europe au nom du Magistrat de sa descendance.  Elle avait donc entendu les rumeurs concernant cet ancien Pape ayant tout abandonné pour une vie d’Indépendant en Hongrie.  Je ne la remercierai jamais assez de nous avoir mis sur sa piste.  Montréal et mon immortalité lui doivent beaucoup.  Je m’éloigne un peu du sujet.  Je soupire.  Si les veines qui éclatent dans le visage de nos Anciens sont des signes de colère retenue, je commence à croire que celles au niveau du cou et du torse sont liés à des émotions positives.  Dieu merci qu’ils soient déjà morts car ils feraient définitivement tous des crises cardiaques.  Pourquoi n’apprennent-ils pas à les montrer ? Je secoue la tête et lâche finalement les mains de Jörg pour me laisser retomber dans le sofa.    -          Je m’en veux pour tout ce qui s’est produit.  Je pourrais vous faire la liste de tous mes péchés mais ça ne les ramènera pas, soufflé-je, tristement.  Je sais que ce que je vous demande est difficile.  Pour vous tous.  (Je jette un œil vers Monseigneur avant de regarder chacun des membres de ma Coterie.) Mais nous devons retrouver notre synergie d’avant si nous souhaitons comprendre pourquoi ce monstre était ici, retrouver celui pour qui il travaillait et venger nos défunts.  Sinon, ils auront gagné.   Je me rassois confortablement, attendant la réaction de quelqu’un.  Un silence gênant s’installe dans la pièce.  Monseigneur a la sagesse de ne pas le laisser s’éterniser.  Il s’adresse à moi.   -          Son Éminence Kovacs m’a informé que vous aviez vécu une expérience particulière la nuit dernière.  Il n’est pas entré dans les détails.  Il semblait, ma foi, vraiment inquiet pour vous.    Je lui raconte le cauchemar que je faisais en boucle, émotions incluses.  La Professeure Jacobs donne sa vision externe, dans un langage clinique et froid, brossant par le fait même un portrait global de la situation.  Tandis que Lydia explique à Monseigneur qu’elle croit que cette vision se veut un avertissement que le Cardinal de Bavière, mon ancêtre, soit sur le point de s’éveiller de son « Repos Mérité », je sens mon cellulaire vibrer dans ma sacoche.  Je souhaite tellement avoir des nouvelles de Julian que je le prends sans réfléchir.  Habituellement, je n’y touche pas lorsque je suis en réunion avec le Roi.  Mon geste ne passe pas inaperçu.  Pas plus que le sang qui se retire de mon visage malgré moi lorsque je lis le message.  Je sens mon corps se mettre à trembler et j’entends à peine Monseigneur me parler.  Je laisse tomber mon téléphone en murmurant :   -          Reiner est réveillé.  

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