Chapitre Un
Nico
— Désolé, Nico, mais on dirait que t’es à sec…
Brett, mon comptable, baisse les yeux et ramasse un invisible grain de poussière sur la surface de son bureau.
— Complètement à sec.
Les mots mettent un certain moment à atteindre mes neurones. Puis ma tête implose.
— Qu’est-ce que tu veux dire complètement à sec ?
Tout le sang de mon corps afflue dans mon cerveau, laissant mes doigts et mes orteils exsangues. Je les fléchis à plusieurs reprises, histoire de m’assurer que je ne suis pas en train de vivre une de ces expériences cheloues où l’on sort de son propre corps.
— Eh bien… Avant que tu signes les papiers du divorce… Il semblerait que Veronica a siphonné tous vos comptes.
J’écrase mes deux mains sur le bureau et me penche en avant. Brett tressaille, mais au moins il a le courage d’affronter mon regard, aussi menaçant soit-il.
— Alors magne-toi de trouver une solution pour tout récupérer ! dis-je avec colère, m’efforçant de conserver une vue claire sur la situation. Tu es mon comptable, bordel.
— Que tu paies pour remplir tes déclarations d’impôts, pas garder un œil sur tes millions comme un vulgaire baby-sitter, rétorque-t-il avec agacement.
Je repense au dîner, à la conversation quelque peu gênée entre Brett, moi et sa femme, Maggie – ce regard que j’ai surpris entre eux, ces quelques indices, délicatement cachés, révélant que ma présence était désormais de trop… Je me sens de plus en plus nauséeux.
— Depuis quand est-ce que tu le sais ?
Son air coupable me révèle tout ce que j’ai besoin de savoir. Je me répète, sentant la colère monter.
— Depuis quand, hein ?
— Euh… quelques jours, c’est tout, répond-il à voix basse, son visage adoptant une drôle de teinte. Je… je voulais m’en assurer avant de… Juste au cas où…
Sa voix se perd.
— Au cas où quoi ? m’enquis-je, les dents serrées.
À chaque seconde qui passe, le tableau m’apparaît un peu plus nettement.
— Au cas où tu pourrais me pomper un peu plus de fric ? Au cas où tu pourrais continuer à t’en mettre plein les poches ? Pendant quelques jours de plus ?
Comment ai-je pu être si naïf ?
— p****n, Brett. On était colocs à la fac !
Mais pas amis. Clairement, pas amis. J’ai été vraiment con.
— Ce n’est pas ce que tu crois, bredouille-t-il.
— Ah bon ? Alors dis-moi – qu’est-ce que je ne comprends pas bien ?
J’en ai ma claque de tout ça. De notre amitié qui n’en était pas une, de cette trahison, de tous ces faux-semblants. Une voix funeste retentit dans mon esprit. Le karma, Nico. Le karma. Elle a raison, la voix. Mon château de cartes a entamé sa lente déliquescence au moment où mon père nous a privés de notre trust, mes frères et moi. Ensuite, c’est Veronica qui m’a foutu dehors, puis elle s’est aussitôt retrouvée en cloque à cause de ce crétin de sénateur Whelan, un ancien producteur à Hollywood qui a choisi de se reconvertir dans la politique. À peine ai-je eu le temps de dire ouf, que les papiers du divorce étaient entre mes mains. Je ravale un rire cynique. C’est marrant de voir avec quelle rapidité cinq années de mariage peuvent perdre toute importance à partir du moment où l’argent cesse d’affluer. Et maintenant, ça. Elle m’a bien baisé, et pas à moitié. Surtout qu’elle connaissait mes failles, et qu’elle n’a pas hésité à s’en servir contre moi. Exactement comme tu l’as fait avec Jason, me fait remarquer la voix. Puissance dix. p****n de karma, en effet.
— Explique-moi à quoi ça a servi, que je te paie, Brett ? Tu étais censé veiller à ce que ce genre de chose ne se produise pas.
Son visage est à présent cramoisi.
— Je sais, je sais, c’est juste…
— Que tu étais plus intéressé par la paie que par le travail à effectuer ?
Je comprends de mieux en mieux la situation. Pour la première fois, j’y vois clair.
— Alors tous tes beaux discours sur l’amitié, sur le fait que ta porte me serait toujours ouverte et que notre lien remonte à super loin – tout ça, c’était que des conneries, n’est-ce pas ?
Il ouvre la bouche mais la referme aussitôt.
J’écrase de nouveau mes mains sur le bureau et me lève.
— N’est-ce pas ?
J’aimerais juste un peu d’honnêteté, pour une fois. Ces lèche-culs sont attirés comme des mouches par l’odeur du fric.
Brett ouvre les mains.
— Je suis désolé, mec. Vraiment désolé.
Mais oui. Je secoue la tête et m’écarte du bureau, mon cerveau turbinant déjà à mille à l’heure, tel un Rolodex, pour anticiper mes prochains coups.
— Remercie Maggie pour son hospitalité.
— Est-ce que tu as un autre endroit où aller ?
Le fait qu’il ne prenne même pas la peine de cacher son empressement vient porter le coup de grâce à notre « amitié ».
— Ouais, ouais.
Comme si, après tout ça, j’allais lui avouer le contraire. Ou pire, l’implorer de me laisser rester. Je m’arrête sur le pas de la porte, la main sur l’encadrure.
— … Brett ?
— Ouais ?
— Tu es viré.
Je m’engage dans le couloir, dépasse ma « tanière » – ce coin-canapé où j’ai dormi pendant les sept dernières semaines –, puis passe également devant Maggie, qui se planque, retranchée dans la cuisine, pour enfin atteindre le vestibule où sont suspendus mon sac à dos et ma veste en cuir. Cette veste, je ne l’avais plus portée depuis mes années fac, car Veronica la détestait. Alors quand elle m’a platement foutu dehors, j’ai éprouvé un malin plaisir à l’extraire du placard, puis à sortir ma Ducati du garage et à faire décoller un jet de graviers en accélérant pour partir.
Cette fois-ci, mon départ se passera de tout effet dramatique. Une page se tourne, et j’ai juste envie d’aller de l’avant. Lorsque je me faufile dehors, la moiteur salée de l’air marin enveloppe d’un seul coup ma peau. C’est marrant comme la brume ne s’est pas dissipée, aujourd’hui. Pour un départ cinématographique en direction du soleil couchant,, faudra repasser. Moi, je vais juste m’enfoncer dans le brouillard et disparaître. Tristement, je trouve que ça colle à la situation.
Je prends le temps de contempler une dernière fois ce voisinage huppé des Carmel Highlands, avec ses maisons gracieuses, soigneusement bordées de séquoias et de rochers décoratifs, surplombant la baie comme de minuscules fiefs, bien placés pour administrer leurs terres. Si Brett et sa famille se sont installés ici, c’est uniquement grâce à moi. Une remontée acide me brûle la gorge. Combien de personnes dans les parages sont exactement comme lui ? Des parasites qui phagocytent les ultra-riches pour s’en mettre plein les poches, tout ça au nom du sacro-saint marché ? Ça me dégoûte. Mais ce qui me débecte plus encore, c’est le rôle que j’ai joué malgré moi dans cette affaire en croyant bêtement que ma fortune me garantirait la loyauté, voire l’amitié de ceux et celles qui en bénéficieraient.
Je consulte rapidement mon téléphone. Il y a quelques semaines, quand Veronica m’a pris en traître en me demandant le divorce tout en laissant à la presse people le soin de m’informer qu’elle portait un enfant – celui du sénateur Whelan cette fois –, mon frère Declan m’a proposé de venir décompresser dans son vignoble sur le Mt. Veeder. Mais je ne pouvais pas. Pas à ce moment-là. Je suis l’aîné de la fratrie, et bien que je n’aie que six minutes de plus, c’est à moi de montrer l’exemple, d’être le plus responsable des trois. Alors demander de l’aide, surtout à mes frères, serait un aveu d’échec. Mais à présent, à quoi bon le nier ? Je suis précisément cela : un échec. Un échec lamentable. Et soit j’accepte l’invitation de mon frère, soit je vais devoir camper sur la plage.
Je ne me donne pas la peine de confirmer mon arrivée par texto. Je sais déjà qu’il n’y a personne, mis à part quelques ouvriers qui œuvrent à rebâtir le corps de ferme qui date du début du dix-neuvième siècle. Car oui, je me suis renseigné sur sa propriété, au cas où. J’enfile mon casque et balance une jambe par-dessus la selle de ma moto, un brin apaisé par l’ample ronflement du moteur entre mes jambes. Le brouillard ondule par vrilles autour de moi, se refermant sur mon sillage à mesure que je m’éloigne – et le prince, milliardaire déchu, tombé de son piédestal, est rapidement avalé par la nuit.
Le trafic du vendredi soir n’aidant pas, ce n’est qu’après minuit que je parviens à destination, la fatigue accumulée faisant souffrir les muscles entre mes omoplates. J’ai désespérément envie de dormir. Et de boire un coup, j’avoue. Je ne serais pas contre une bouteille de scotch. Ou de bourbon. Ou quoi que ce soit d’assez fort pour m’aider à sombrer et oublier le bordel sans nom qu’est devenue ma vie. Je coupe le moteur et lève les yeux vers le ciel. Declan a gagné le gros lot en acquérant cette propriété. L’air est pur et frais, et malgré la pollution lumineuse provenant de Napa et de Sonoma, les étoiles restent visibles. Je ne lui avais pas demandé si les vignes étaient déjà plantées. Il faudrait vraiment le faire exprès pour produire du mauvais vin dans des conditions pareilles. Le squelette du corps de ferme, détruit dans les incendies l’année dernière, se dresse telle une silhouette solitaire et mélancolique sous la lumière bleutée de la lune, baignant le lieu d’une atmosphère quelque peu gothique. À ma droite se trouve un grand mobil-home, sans doute le bureau du chef de chantier. Je n’ai qu’à me caler là pour cette nuit, en attendant de prendre mes marques demain.
J’accroche mon casque à mon guidon, descends de moto puis m’étire un moment avant de m’approcher du mobil-home. Lorsque la porte pivote silencieusement sur ses gonds, la tension se dissipe dans mes épaules. J’actionne un interrupteur tout près de la porte et cligne des yeux sous la lumière vive du plafonnier.
— Eh ben ! C’est classe ! dis-je pour moi-même en pénétrant à l’intérieur.
Je pose mon sac à dos près de la porte. Dans le coin opposé se trouve effectivement un bureau avec un ordinateur portable, mais le reste du mobil-home possède une atmosphère plus… intime. Un large canapé d’angle en cuir et une table basse moderne occupent la majorité de l’espace. La cuisine est bien équipée, et une table ronde sertie de quatre chaises est nichée dans le renfoncement créé par la fenêtre en baie. Mais ce qui attire surtout mon attention, c’est la bouteille de vin blanc – du grappa – et les deux verres disposés en son centre. Il n’est que logique que Declan ait embauché quelqu’un qui s’y connaisse en vin. Le fruit ne tombe jamais très loin de l’arbre, même lorsqu’on fait tout pour s’écarter du chemin tout tracé.
Je me laisse tomber dans une chaise et approche la bouteille ainsi qu’un verre. Je préférerais ne pas boire seul – car la tristesse aime la compagnie. Mais on ne choisit pas toujours, et j’ai besoin de boire pour effacer le souvenir de cette journée, cette semaine… cet été lamentable. Je remplis bien mon verre et regarde l’espace vide en face de moi.
— Au karma, dis-je tout bas en levant mon verre, avant d’en descendre tout le contenu d’une seule traite.
La brûlure me fait monter les larmes aux yeux, mais je m’en contrefiche. J’aurai le temps de mieux apprécier cette bouteille, mais pour l’heure, j’ai besoin de me détendre. Je me sers un autre verre et le descends cul sec.
L’alcool produit son joyeux effet au bout du quatrième verre. Je laisse échapper un soupir satisfait. Ma fatigue a raison de moi, c’est à peine si je suis en mesure de lever mon bras. Je me sers un dernier verre histoire d’être bien certain que ça fasse effet. Avec ce que j’ai bu, je devrais pouvoir dormir jusqu’à la semaine prochaine. Et peut-être qu’à mon réveil, je découvrirai avec joie que tout ceci n’était qu’un horrible cauchemar, particulièrement vicieux.
Si seulement j’avais cette chance…