CHAPITRE V - L’arrestation

1999 Words
CHAPITRE V L’arrestationL’homme qui était sorti un moment, après avoir recommandé à l’ogresse son broc et son assiette, revint bientôt accompagné d’un autre personnage à larges épaules, à figure énergique, et lui dit : – Voilà un hasard de se rencontrer comme ça, mon vieux ! Entre donc, nous boirons un verre de vin. Le Chourineur dit tout bas à Rodolphe et à la Goualeuse, en leur montrant le nouveau venu : – Il va y avoir de la grêle… c’est un raille. Attention ! Les deux bandits, dont l’un, coiffé d’un bonnet grec enfoncé jusque sur ses sourcils, avait demandé plusieurs fois le Maître d’école et le Gros-Boiteux, échangèrent un coup d’œil rapide, se levèrent simultanément de table et se dirigèrent vers la porte ; mais les deux agents se jetèrent sur eux en poussant un cri particulier. Une lutte terrible s’engagea. La porte de la taverne s’ouvrit ; d’autres agents se précipitèrent dans la salle, et l’on vit briller au dehors les fusils des gendarmes. Profitant du tumulte, le charbonnier dont nous avons parlé s’avança jusqu’au seuil du tapis-franc, et, rencontrant par hasard le regard de Rodolphe, il porta à ses lèvres l’index de la main droite. Rodolphe, d’un geste aussi rapide qu’impérieux, lui ordonna de s’éloigner ; puis il continua d’observer ce qui se passait dans la taverne. L’homme au bonnet grec poussait des hurlements de rage ; à demi étendu sur la table, il faisait des soubresauts si désespérés, que trois hommes le contenaient à peine. Anéanti, morne, la figure livide, les lèvres blanches, la mâchoire inférieure tombante et convulsivement agitée, son compagnon ne fit aucune résistance, il tendit de lui-même ses mains aux menottes. L’ogresse, assise dans son comptoir et habituée à de pareilles scènes, restait impassible, les mains dans les poches de son tablier. – Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, ces deux hommes, mon bon monsieur Narcisse Borel ? – demanda-t-elle à un des agents qu’elle connaissait. – Ils ont assassiné hier une vieille femme dans la rue Saint-Christophe, pour dévaliser sa chambre. Avant de mourir, la malheureuse a dit qu’elle avait mordu l’un des meurtriers à la main. On avait l’œil sur ces deux scélérats ; mon camarade est venu tout à l’heure s’assurer de leur identité, et les voilà pincés. Heureusement qu’ils m’ont payé d’avance leur chopine – dit l’ogresse – Vous ne voulez rien prendre, monsieur Narcisse ? un verre de ratafia de la Colonne ? – Merci, mère Ponisse ; il faut que j’enfourne ces brigands-là. En voilà un qui regimbé encore ! :… En effet, l’assassin au bonnet grec se débattait avec rage. Lorsqu’il s’agit de le mettre dans un fiacre qui attendait dans la rue, il se défendit tellement qu’il fallut le porter. Son complice, saisi d’un tremblement nerveux, pouvait à peine se soutenir : ses lèvres violettes remuaient comme s’il eût parlé… On jeta cette masse inerte dans la voiture. Avant de quitter le tapis-franc, l’agent regarda attentivement les autres buveurs, et il dit au Chourineur d’un ton presque affectueux : – Te voilà, mauvais sujet ? il y a longtemps qu’on n’a entendu parler de toi ! Tu n’as pas eu de batteries ? Tu deviens donc sage ? – Sage comme un image ? vous savez que je ne casse guère la tête qu’à ceux qui me le demandent. – Il ne te manquerait plus que cela, de provoquer les autres, fort comme tu es ! – Voilà pourtant mon maître – dit le Chourineur en mettant la main sur l’épaule de Rodolphe. – Tiens ! je, ne le connais pas, celui-là – dit l’agent en examinant Rodolphe. – Et je ne crois pas que nous fassions connaissance – répondit celui-ci. – Je le désire pour vous, mon garçon – dit l’agent. Puis, s’adressant à l’ogresse : – Bonsoir, mère Ponisse : c’est une vraie souricière que votre tapis-franc, voilà le troisième assassin que j’y prends. Et j’espère bien que ce ne sera pas le dernier, monsieur Narcisse ; c’est bien à votre service… – dit gracieusement l’ogresse en s’inclinant avec déférence. Après le départ de l’agent de police, le jeune homme à figure plombée, qui fumait en buvant de l’eau-de-vie, rechargea sa pipe et dit d’une voix enrouée, au Chourineur : – Est-ce que tu n’as pas reconnu le bonnet grec ? C’est l’homme à la Boulotte. Quand j’ai vu entrer les agents, j’ai dit : – Il y a quelque chose ; avec ça que l’autre cachait toujours sa main gauche sous la table. – C’est tout de même heureux pour le Maître d’école et le Gros-Boiteux qu’ils ne se soient pas trouvés la – reprit l’ogresse. – Le bonnet grec les a demandés deux fois pour des affaires qu’ils ont ensemble… Mais je ne Mangerai jamais mes pratiques. Qu’on les arrête, bon… chacun son métier… mais je ne les vends pas… Tiens ! quand on parle du loup on en voit la queue – ajouta l’ogresse au moment où un homme et une femme entraient dans le cabaret ; – voilà justement le Maître d’école et sa largue. Ah bien… il avait raison de ne pas la montrer… quel vilain vieux museau elle a… Faut qu’elle se rabiboche joliment par le cœur pour qu’il l’ait choisie. Au nom du Maître d’école, une sorte de frémissement de terreur circula parmi les hôtes du tapis-franc. Rodolphe lui-même, malgré son intrépidité naturelle, ne put vaincre une légère émotion à la vue de ce redoutable brigand, qu’il contempla pendant quelques instants avec une curiosité mêlée d’horreur. Le Chourineur avait dit vrai, le Maître d’école s’était affreusement mutilé. On ne pouvait voir quelque chose de plus épouvantable que le visage de cet homme. Sa figure était sillonnée en tous sens de cicatrices profondes, livides ; l’action corrosive du vitriol avait boursouflé ses lèvres ; les cartilages du nez ayant été coupés, deux trous difformes remplaçaient les narines. Ses yeux gris, très clairs, très petits, très ronds, étincelaient de férocité ; son front, aplati comme celui d’un tigre, disparaissait à demi sous une casquette de fourrure à longs poils fauves… ; on eût dit la crinière du monstre. Le Maître d’école n’avait guère plus de cinq pieds deux ou trois pouces ; sa tête, démesurément grosse, s’enfonçait entre ses deux épaules larges, puissantes, charnues, qui se dessinaient même sous les plis flottants de sa blouse de toile écrue ; il avait les bras longs, musculeux ; les mains courtes, grosses et velues jusqu’à l’extrémité des doigts ; ses jambes étaient un peu arquées, leurs mollets énormes annonçaient une force athlétique. Cet homme offrait, en un mot, l’exagération de ce qu’il y a de court, de trapu, de ramassé dans le type de l’Hercule Farnèse. Quant à l’expression de férocité qui éclatait sur ce masque affreux, quant à ce regard inquiet, mobile, ardent comme celui d’une bête sauvage, il faut renoncer à les peindre. La femme qui accompagnait le Maître d’école était vieille, assez proprement vêtue d’une robe brune, d’un tartan à carreaux rouges à fond noir, et d’un bonnet blanc. Rodolphe la voyait de profil ; son œil vert, son nez crochu, ses lèvres minces, son menton saillant, sa physionomie à la fois méchante et rusée, lui rappelait involontairement la Chouette, cette horrible vieille dont Fleur-de-Marie avait été victime. Il allait faire part à la jeune fille de cette observation, lorsqu’il la vit tout à coup pâlir en regardant avec une terreur muette la hideuse compagne du Maître d’école ; enfin, saisissant le bras de Rodolphe d’une main tremblante, la Goualeuse lui dit à voix basse : – Oh ! la Chouette !… la Chouette… la borgnesse ! ! À ce moment le Maître d’école, après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec Barbillon, s’avança lentement vers la table où s’attablaient Rodolphe, la Goualeuse et le Chourineur. Alors, s’adressant à Fleur-de-Marie, d’une voix rauque le brigand lui dit : – Eh ! dis donc, la belle blonde, tu vas quitter ces deux mufles et t’en venir avec moi. La Goualeuse ne répondit rien, se serra contre Rodolphe ; ses dents se choquaient d’effroi. – Et moi… je ne serai pas jalouse de mon homme, de mon petit fourline – dit la Chouette en riant aux éclats. Elle ne reconnaissait pas encore dans la Goualeuse… la Pégriotte, son ancienne victime. – Ah ça, blondinette, m’entends-tu ? – dit le monstre en avançant. – Si tu ne viens pas, je t’éborgne pour faire le pendant de la Chouette. Et toi, l’homme à moustaches… (il s’adressait à Rodolphe), si tu ne me jettes pas la petite gironde par-dessus la table… je te crève… – Mon Dieu, mon Dieu ! défendez-moi – s’écria la Goualeuse à Rodolphe, en joignant les mains. Puis, réfléchissant qu’elle allait l’exposer peut-être à un grand danger, elle reprit à voix basse : – Non, non, ne bougez pas, monsieur Rodolphe ; s’il approche, je crierai au secours, et, de peur d’un esclandre qui attirerait la police, l’ogresse prendra mon parti. – Sois tranquille, ma fille – dit Rodolphe en regardant froidement le Maître d’école. – Tu es à côté de moi, tu n’en bougeras pas ; et comme ce hideux gredin te fait mal au cœur et à moi aussi, je vais le jeter dehors… – Toi ?… – dit le Maître d’école. – Moi !… – reprit Rodolphe. Et, malgré les efforts de la Goualeuse, il se leva de table. Malgré son audace, le Maître d’école recula d’un pas, tant la physionomie de Rodolphe était menaçante, tant son regard était surtout saisissant… Car certains coups d’œil ont une puissance magnétique irrésistible ; quelques duellistes célèbres doivent, dit-on, leurs sanglants triomphes à cette action fascinatrice qui démoralise, qui domine, qui atterre leurs adversaires. Le Maître d’école tressaillit, recula encore d’un pas, et, ne se fiant plus à sa force prodigieuse, il chercha sous sa blouse un long couteau-poignard. Un meurtre eût peut-être ensanglanté le tapis-franc, si la Chouette, saisissant le Maître d’école par le bras, ne se fût écriée : – Minute… minute… fourline, laisse-moi dire un mot… tu mangeras ces deux mufles tout à l’heure, ils ne t’échapperont pas… Le Maître d’école regarda la borgnesse avec étonnement. Depuis quelques minutes elle observait Fleur-de-Marie avec une attention croissante, cherchant à rassembler ses souvenirs. Enfin elle ne conserva plus le moindre doute : elle reconnut la Goualeuse. – Est-il bien possible ! – s’écria donc la borgnesse en joignant les mains avec étonnement – c’est la Pégriotte, la voleuse de sucre d’orge. Mais d’où donc que tu sors ? c’est donc le boulanger qui t’envoie ? ajoute-t-elle en montrant le poing à la jeune fille. – Tu tomberas donc toujours sous ma griffe ? Sois tranquille, si je ne t’arrache plus de dents, je t’arracherai toutes les larmes de ton corps. Ah ! vas-tu rager ! Tu ne sais donc pas ? je connais les gens qui t’ont élevée avant qu’on ne t’ait livrée à moi… Le Maître d’école a vu au pré l’homme qui t’avait amenée dans mon chenil quand tu étais toute petite. Il a des preuves que c’est des daims huppés, les gens qui t’ont élevée… – Mes parents ! vous les connaissez ?… – s’écria Fleur-de Marie. – Que je les connaisse ou non, tu n’en sauras rien, ce secret-là est à nous deux fourline, et je lui arracherais plutôt la langue que de lui laisser te le dire… Hein ? ça va te faire pleurer, ça, la Pégriotte ?… – Mon Dieu, non – dit la Goualeuse avec une amertume profonde – maintenant… j’aime autant ne pas les connaître, mes parents… Pendant que la Chouette parlait, le Maître d’école avait repris un peu d’assurance en regardant Rodolphe à la dérobée ; il ne pouvait croire que ce jeune homme de taille moyenne et svelte fût en état de se mesurer avec lui ; sûr de sa force herculéenne, il se rapprocha du défenseur de la Goualeuse, et dit à la Chouette avec autorité : – Assez causé. Je veux défoncer ce beau mufle-là… pour que la blonde me trouve plus gentil que lui. D’un bond Rodolphe sauta par-dessus la table. – Prenez garde à mes assiettes ! – cria l’ogresse. Le Maître d’école se mit en défense, les deux mains en avant, le haut du corps en arrière, bien campé sur ses robustes reins, et pour ainsi dire arcbouté sur une de ses jambes énormes… qui ressemblait à un balustre de pierre. Au moment où Rodolphe s’élançait sur lui, la porte du tapis-franc s’ouvrit violemment ; le charbonnier dont nous avons parlé, et qui avait presque six pieds de haut, se précipita dans la salle, écarta rudement le Maître d’école, s’approcha de Rodolphe et lui dit à l’oreille, en allemand : – Monseigneur, la comtesse et son frère… Ils sont au bout de la rue. À ces mots, Rodolphe fit un mouvement d’impatience et de colère, jeta un louis sur le comptoir de l’ogresse et courut vers la porte. Le Maître d’école tenta de s’opposer au passage de Rodolphe ; mais celui-ci se retournant lui détacha au milieu du visage deux ou trois coups de poing si rudement assénés, que le taureau chancela tout étourdi et tomba pesamment à demi renversé sur une table. – Vive la Charte ! ! ! je reconnais la mes coups de poing de la fin – s’écria le Chourineur. – Encore quelques leçons comme ça, et je les saurai… Revenu à lui au bout de quelques secondes, le Maître d’école s’élança à la poursuite de Rodolphe, mais ce dernier avait disparu avec le charbonnier dans le sombre dédale des rues de la Cité ; il fut impossible au brigand de les rejoindre. Au moment où le Maître d’école rentrait écumant de rage, deux personnes, accourant du côté opposé à celui par lequel Rodolphe avait disparu, se précipitèrent dans le tapis-franc, essoufflées, comme si elles eussent fait rapidement une longue course. Leur premier mouvement fut de jeter les yeux de côté et d’autre dans la taverne. – Malheur ! – dit l’un – il est parti… cette occasion est encore perdue. Ces deux nouveaux venus s’exprimaient en-anglais. La Goualeuse, épouvantée de sa rencontre avec la Chouette, et redoutant les menaces du Maître d’école, profita du tumulte et de l’étonnement causés par l’arrivée des deux nouveaux hôtes du tapis-franc, se glissa par la porte entrouverte, et sortit du cabaret.
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