CHAPITRE DEUXIÈME - L’appartement du docteur

1620 Words
CHAPITRE DEUXIÈME L’appartement du docteurQuelques instants après, M. de Moronval revint avec le médecin, comme moi vieil ami de la maison. Celui-ci, en examinant le pied brûlé de Marie et en constatant les heureux résultats obtenus par l’emploi de l’aloès médicinal ou soccotrin, ne put retenir un mouvement de surprise. – Cela tient vraiment du prodige, dit-il, et voici une preuve de plus de la difficulté avec laquelle une bonne idée fait son chemin à travers la routine et l’insouciance ! Qui de nous, excepté le docteur Sam, cultive chez soi un pied d’aloès, charmante plante grasse qui cependant produirait un aussi bon effet dans un salon, sur une étagère, que beaucoup d’autres arbrisseaux adoptés par la mode et par l’habitude ? – Je n’avais jamais entendu parler de la propriété que possédait l’aloès de guérir les brûlures, objectai-je. – Cette propriété, reprit le médecin, et l’histoire de sa découverte, ont produit, il y a quatre ou cinq ans, une assez vive sensation sans que, pour cela, personne songe à acheter un pied d’aloès soccotrin et à le garder chez soi en cas d’accident. – En effet, reprit M. de Moronval, il me souvient de ce que nous dit le docteur, et les détails m’en reviennent à la mémoire. Un jour, M. Lemon, horticulteur distingué, mort aujourd’hui, et qui habitait Belleville, se heurta à un vase d’eau bouillante qui lui brûla profondément les pieds. Il se trouvait seul : la douleur le clouait sur place et l’empêchait d’aller demander du secours. Une plante d’aloès s’épanouissait près de lui : il arracha une de ses feuilles en forme de sabre, la fendit en deux et l’appliqua sur la brûlure, pour que la sensation de fraîcheur de la plante grasse diminuât un peu les angoisses qu’il éprouvait. À sa grande surprise, à mesure qu’il oignait ses pieds du suc vert que contenait la feuille, ses pieds se teignaient en violet, et la souffrance disparaissait, pour employer une expression populaire, comme si on l’eût enlevée avec la main. Le lendemain, il ne restait pas même de traces des ravages qu’avait faits l’eau bouillante, seulement la teinture violette persista pendant une dizaine de jours. À quelque temps de là, M. Lemaire, professeur de botanique à Gand, renouvela sur sa cuisinière le traitement dont M. Lemon devait la découverte au hasard. Il appliqua sur le bras cruellement brûlé, de la pauvre fille un pansement fait avec des feuilles d’aloès, et il obtint les mêmes résultats que l’horticulteur de Belleville. Enfin M. Houllet, directeur des serres du Muséum, agit de la même manière à l’égard d’un ouvrier dont un jet de vapeur transformait le dos en une vaste plaie ; la guérison s’opéra aussi rapide et aussi complète que dans les deux autres cas dont je viens de parler. – Qu’est-ce que l’aloès ? demanda la petite Marie. – L’aloès soccotrin, reprit son père, provient du cap de Bonne-Espérance. Charmante plante grasse que chacun peut cultiver chez soi, dans son salon ou dans sa salle à manger, il produit une jolie fleur, et ses feuilles épaisses et charnues peuvent se conserver pendant tout l’hiver au fond des caves des herboristes. On se procurerait donc toujours avec facilité un spécifique efficace, si par malheur l’insouciance et sa stupide sœur la routine n’étaient pas là toujours pour passer à côté d’un progrès ou d’une amélioration sans songer à se les approprier. – Mais quel est donc ce docteur Sam ? demanda le médecin. – Je n’en sais rien, répondit madame de Moronval. Je ne l’en aime pas moins de tout mon cœur pour le service qu’il nous a rendu, et je compte bien que mon mari, dès demain, ira le remercier. – De bon cœur et en compagnie de notre ami que voici, répliqua M. de Moronval, en me désignant du doigt. – Et puis, père, tu le prieras de venir me voir, n’est-ce pas ? demanda la petite Marie. – Il a l’air si intelligent ! remarqua Étienne. – Et si bon ! s’écria Louise. – Et si triste ! ajouta Antoinette ; il faut qu’il souffre d’un grand chagrin. – Je voudrais être à demain, conclut chacun en chœur, pour le revoir, pour le remercier… – Et pour lui dire que nous l’aimerons tous, et que nous tâcherons de le consoler s’il a du chagrin, conclut la petite Marie. Là-dessus on prit le thé, et l’heure habituelle de la retraite ayant sonné à la pendule, nous retournâmes chacun chez nous. Le lendemain matin, j’étais avant onze heures chez M. de Moronval, pour l’accompagner dans sa visite chez le docteur Sam. Nous avions choisi cette heure matinale parce que nous avions appris du concierge que celui que nous voulions voir sortait d’habitude vers midi, pour ne rentrer que le soir ; enfin, une fois six heures du soir sonnées, il ne recevait jamais personne. Donc, à onze heures et demie nous sonnâmes à la porte du docteur Sam : Une de ces vieilles domestiques que, du premier coup d’œil, on reconnaît servir depuis longtemps leur maître, nous ouvrit et nous demanda nos noms. À peine les eut-elle transmis au docteur qu’il vint lui-même nous recevoir sur le seuil de son cabinet où il nous introduisit. J’éprouvai une sorte d’éblouissement en entrant dans cette pièce singulière. On ne pouvait, en effet, rien voir de plus extraordinaire. La grande pièce qui servait à la fois de cabinet et de chambre à coucher au docteur semblait un véritable musée d’ethnologie. Chacun des panneaux se trouvait couvert de panoplies des diverses parties du monde. Sur l’un s’étalaient, artistement disposés, les armes et les costumes de l’Amérique du Nord, d’un aspect sévère, et à la fabrication desquels les peaux de bison et d’antilope contribuaient à peu près exclusivement. En regard, l’Amérique du Sud se montrait parée de plumes aux couleurs éclatantes ; plus loin, l’Océanie apparaissait avec ses pagnes sombres, ses pagayes ciselées artistement en bois de fer, ses couronnes élégantes et légères, et son étrange bijouterie, trop souvent empruntée à des ossements humains. Et puis c’étaient la Nouvelle-Hollande et la Tasmanie aux boucliers en bois et aux massues à peine dégrossies, l’Afrique et sa civilisation ébauchée et farouche, l’Inde somptueuse, la Chine opulente, Java et ses flèches empoisonnées. De riches et rares pelleteries complétaient l’aspect bizarre de cet appartement, unique sans doute à Paris. Une peau d’ours blanc recouvrait le lit du docteur ; deux peaux de tigre et de lion lui servaient de rideaux ; enfin on hésitait à poser le pied sur les dépouilles d’ours gris et d’ours noirs, de panthères, de lynx, de lionnes, d’hyènes, qui recouvraient le parquet et servaient de tapis. Tout cela n’était rien cependant à côté de deux animaux nonchalamment étendus devant la cheminée, où flambait un grand feu, et qui tournèrent la tête pour regarder les inconnus qui venaient visiter leur maître. Le premier était un petit chien de la Havane, blanc comme la neige ; il se souleva de dessus le coussin qui lui servait de couche, nous flaira ; et, satisfait sans doute de cet examen, reprit paresseusement sa place. L’autre y mit plus de façon : d’un seul bond il sauta du parquet sur un meuble élevé et nous regarda de ses grands yeux d’or, en faisant entendre une sorte de voix qui tenait à la fois de l’aboiement du chien et du ronflement du chat. – Allons, mademoiselle Mine, dit le docteur en s’adressant à la jolie bête, allons ! ces messieurs sont des amis. Embrassez-les et venez ensuite vous asseoir sur mes genoux. L’animal étrange obéit à son maître, et nous embrassa en passant ses deux petits bras autour de nos cous et en faisant entendre une sorte de psalmodie amicale. – Mademoiselle Mine, ajouta le docteur, est un maki à front noir que j’ai ramené de Madagascar. On ne saurait, n’est-ce pas, voir une plus jolie bête, avec son museau fin et recouvert d’un véritable velours noir, ses quatre mains, sa longue queue en panache et son pelage d’un fauve foncé. Quant à son caractère, il réunit à la tendresse du chien la pétulance et les caprices du singe. Ce petit tyran trouve moyen, dans l’espace d’une même minute, de me caresser, de me gronder, et même quelquefois de me battre. Voici bientôt quatre ans que nous vivons ensemble, et je ne puis ni lire, ni écrire, ni travailler sans la permission de mademoiselle Mine. Il en est de même pour les remontrances que je crois devoir parfois adresser à mon chien, maître Flock. Mine et lui sont souvent en guerre, et la moindre friandise donnée à l’un des deux les fait en venir aux pattes. Mais la plupart du temps, quand je les sépare, Flock me saute aux jambes et Mine au visage ; ils veulent bien se battre l’un l’autre, mais ils ne reconnaissent ce droit qu’à eux seuls exclusivement. Le docteur, tout en nous racontant ces détails avec bonhomie, nous faisait asseoir dans d’excellents fauteuils indiens. – Monsieur, lui dit M. de Moronval, permettez-moi de vous exprimer combien je suis touché de l’empressement avec lequel vous avez donné à ma fille des soins si bienveillants et si efficaces. – Chacun en eût fait autant, reprit le docteur. Et comment va notre petite malade ? – Grâce à vous, aussi bien que possible, répliquai-je. Elle demande à grands cris, pour l’embrasser, le docteur qui l’a si bien guérie. Un nuage passa sur les traits fatigués et sur la physionomie triste de Sam ; je crus même apercevoir une larme couler sur sa joue. – Excusez mon hésitation et ma faiblesse, dit-il ; moi aussi, j’ai été père, et aujourd’hui je suis seul au monde. Vous comprendrez donc que le mot d’enfant commence toujours par me faire mal. Mais cela ne dure pas longtemps, et je maîtrise bientôt mon émotion, ajouta-t-il en marchant à grands pas. Il s’arrêta brusquement devant nous. – J’irai ce soir rendre visite à mademoiselle Marie ; c’est ainsi qu’elle se nomme, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix encore émue et en s’efforçant de sourire. M. de Moronval et moi nous lui primes chacun la main et nous la lui serrâmes avec émotion. – Voyons, voyons, ne nous attendrissons pas, interrompit-il avec effort. Venez visiter ma collection : je l’ai recueillie presque tout entière pendant mes longs et aventureux voyages dans les diverses parties du monde. Chacun des objets qui la composent me rappelle un souvenir. Sans joie dans le présent, sans espoir dans l’avenir ; en les regardant, je revis dans le passé. Enfin, si le passé, – ce qui parfois m’arrive, – devient trop lourd, alors je demande à Celui qui a tant souffert pour les hommes de me donner la force de supporter mes souffrances, ajouta-t-il en nous montrant un magnifique crucifix d’ivoire du seizième siècle.
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