I
Un carrosse mystérieuxIl n’y a pas plus d’une vingtaine d’années, qu’une femme jeune encore, vêtue avec élégance et accompagnée de trois jeunes filles, descendit de voiture devant la boutique d’un boulanger. C’était dans un des plus pauvres quartiers de Paris. On peut juger de la surprise du boulanger en voyant de pareilles acheteuses s’approcher de son comptoir.
Les jeunes filles demandèrent chacune un pain de six livres ; elles tirèrent d’une bourse richement brodée l’argent nécessaire pour payer leur emplette, chargèrent les pains sur leurs bras délicats, et les portèrent jusqu’à la voiture. Après quoi, elles remontèrent elles-mêmes dans le landau, le cocher fouetta l’attelage et tout disparut.
La curiosité du boulanger se sentit vivement éveillée par cet incident. Il se demanda quels motifs pouvaient amener tout exprès des personnes qui habitaient évidemment un autre quartier que le sien, chez un humble boulanger, dans une rue pauvre, afin d’y acheter trois pains. Pourquoi ne chargeaient-elles pas de cette peine un des deux domestiques montés derrière le siège de la voiture ? pourquoi laissait-on aux petites filles le soin de transporter elles-mêmes ces pains, dont le poids dépassait presque leurs forces ? pourquoi enfin chacune d’elles tirait-elle d’une bourse particulière le prix de chaque pain ? Tout cela était autant d’énigmes pour lui.
Huit jours après, également un jeudi, la voiture reparut, et s’arrêta de nouveau devant la boutique du même boulanger. Cette fois encore, de jeunes filles, mais deux seulement, descendirent avec la dame inconnue et achetèrent chacune deux pains.
Le boulanger jeta les yeux dans la voiture ; il y vit la troisième jeune fille assise tristement.
– Et vous, ma jolie demoiselle, demanda-t-il en s’approchant du landau, ne vous vendrai-je rien aujourd’hui ?
La jeune fille cacha son visage dans ses deux mains et se mit à pleurer.
– Louise n’a point d’argent pour payer un pain, répondit la mère.
– Qu’à cela ne tienne ! s’empressa de répliquer le boulanger ; je ferai crédit à mademoiselle Louise.
Il prit aussitôt, sur les planches qui garnissaient sa boutique, deux beaux pains et les porta à Louise, dont les larmes redoublèrent.
– Merci, monsieur le boulanger, dit-elle quand elle eut repris un peu de sang-froid, merci ; vous venez de m’ôter un grand chagrin, que je m’étais attiré par ma faute. Soyez bien convaincu que je me montrerai digne de votre confiance. Dussé-je passer toutes les nuits au travail, je gagnerai assez d’argent d’ici à huit jours pour vous payer.
Le boulanger sourit.
– Ne vous fatiguez point à passer les nuits, dit-il. À votre âge, mademoiselle, une pareille fatigue serait dangereuse ; si vous n’avez point, jeudi, la somme nécessaire pour me payer, j’attendrai. Je suis habitué à faire crédit, ajouta-t-il ; dans ce quartier, on compte plus de pauvres que de riches.
La dame remercia le boulanger de la confiance qu’il voulait bien témoigner à sa fille, exhorta celle-ci à la justifier et remonta dans sa voiture, sans remettre en secret au boulanger, comme il s’y attendait, le prix des deux pains.
« Voilà qui est singulier ! se dit le brave homme. Cette dame possède un beau carrosse, se fait accompagner de deux domestiques et laisse sa fille me faire un crédit de quelques sous ! »
L’étonnement du boulanger devint encore plus grand, lorsqu’il vit, le jeudi suivant se passer sans que le carrosse, comme les deux semaines précédentes, s’arrêtât devant sa porte. Il ne pouvait avoir été la dupe d’une escroquerie ; on ne vient point voler deux pains de six livres dans une riche voiture et avec des laquais en livrée. Il se cachait évidemment une énigme sous cette aventure.
Quel était le mot de l’énigme ? Là se perdaient ses conjectures et ses suppositions. Le vendredi, le samedi, le dimanche s’écoulèrent sans que ses débiteurs inconnus reparussent. Enfin, le lundi il entendit un bruit de pas de chevaux dans la rue ; il accourut sur le seuil de sa boutique, et vit la voiture mystérieuse.
La première des jeunes filles qui s’élança sur le marche-pied, quand un des laquais l’eut déployé, fut Louise.
– Excusez-moi, monsieur, dit-elle en présentant au marchand de pain l’argent qu’elle lui devait ; il m’a fallu travailler beaucoup pour regagner le temps perdu la semaine dernière. Je n’ai pu compléter qu’hier la somme dont j’étais votre débitrice. Encore ai-je dû prier mes sœurs de m’aider. Grâce à Dieu, tout est réparé ; je vous assure qu’à l’avenir je ne contracterai plus de dettes. Si vous saviez combien je me sentais honteuse en songeant que vous m’accuseriez peut-être de négligence et de mauvaise foi !
Comme d’habitude, les trois jeunes filles achetèrent chacune deux pains, les portèrent dans la voiture, et s’éloignèrent avec leur mère.
Le lendemain, le boulanger, préoccupé de cette aventure, la raconta à une lingère du quartier.
– Je tiens pour certain, répliqua celle-ci, que la voiture dont vous parlez est celle qui vient également tous les jeudis matin stationner à ma porte. La dame a de beaux cheveux blonds ; les jeunes filles peuvent compter l’une quatorze ans, l’autre treize, et la plus jeune douze environ.
« La première fois qu’elles sont venues chez moi cet été, pour me demander si je n’avais point d’ouvrage à leur donner, je me suis prise à rire.
– Mes bonnes dames, ai-je fait, comment voulez-vous que je vous donne de l’ouvrage ? Vous l’ignorez donc, je ne vends que des objets de lingerie façonnés avec de la grosse toile, et ça est pénible à coudre ?
– Nous nous y habituerons, me répondit d’un petit air capable l’aînée des jeunes demoiselles, qui s’appelle Mélanie et qui a des cheveux blonds comme sa mère.
– Ce n’est point la première fois que nous cousons de la grosse toile, ajouta une petite brune, à laquelle ses sœurs donnaient le nom de Louise.
– Sans doute ! dit de son côté Marie, la troisième : quand nous habitions la campagne, nous faisions pour les paysans des chemises de toile plus grosse que celles que je vois dans votre magasin.
– Je ne refuse point de vous donner de l’ouvrage, continuai-je. Cependant je dois vous prévenir qu’il faut travailler beaucoup pour gagner peu ; je suis obligée de vendre à très bon marché : par conséquent, je ne puis rétribuer que médiocrement les personnes que j’emploie.
– Rien de plus juste, dit la mère ; soyez assez bonne pour nous apprendre ce que vous payez par chemise.
Je proposai mon prix.
Les dames le discutèrent sou à sou, centime à centime ; enfin nous tombâmes d’accord : je donnai six chemises à faire. Huit jours après, le jeudi matin, on me les rapporta. J’examinai si elles étaient cousues avec soin : rien n’y manquait ; il n’y avait pas le plus petit reproche à faire ; mes plus habiles ouvrières n’auraient pas mieux travaillé. Je payai à chacune des jeunes filles soixante centimes par chemise ; elles prirent cet argent avec empressement, me prièrent de leur donner encore de l’ouvrage, et remontèrent en voiture.
– Et le jeudi suivant ? demanda le boulanger.
– Le jeudi suivant ? reprit la lingère. Attendez, les choses ne se passèrent pas de même.
– Qu’arriva-t-il, voisine ?
– Lorsque mademoiselle Mélanie, l’aînée des trois filles, me remit les chemises qu’elle avait cousues, je n’eus que des éloges à donner à la besogne ; il en fut de même du linge confectionné par mademoiselle Marie. Quant à mademoiselle Louise, les coutures étaient faites sans soin ; le point était inégal, et on remarquait partout le manque d’application.
– Je ne puis, dis-je, recevoir de la marchandise si peu soignée. Les acheteurs qui m’honorent de leur confiance me reprocheraient avec raison de les tromper. Je me vois donc forcée de vous laisser pour votre compte la chemise que vous me rapportez ; je retiendrai la valeur de la toile sur le prix de la première chemise que vous coudrez pour moi, si vous désirez en coudre encore.
Le visage de la jeune fille se couvrit d’une vive rougeur ; elle me regarda et regarda sa mère. Les traits de celle-ci restèrent impassibles ; elle semblait n’avoir rien entendu. Je donnai aux deux autres jeunes filles l’argent que je leur devais ; j’y joignis pour chacune de nouvelles chemises à confectionner. La petite Louise se tint éloignée de moi et se dirigea vers la voiture.
La mère me fit un signe.
– Si mademoiselle Louise, dis-je alors, ne veut point prendre de nouvelles chemises à faire, il faut qu’elle me rembourse la toile qu’elle m’a gâtée.
– Eh bien, reprit-elle d’un ton sec et irrité, maman vous remboursera.
– Moi ? demanda d’une voix douce et ferme la dame, moi ? à Dieu ne plaise que j’acquitte de pareilles dettes ! »
Je présentai à la petite fille un paquet de quatre chemises taillées ; elle les prit avec un mouvement plein d’orgueil et de dépit, et s’élança dans la voiture.
Le jeudi suivant, je ne vis personne ; le lundi après, le carrosse reparut, et mademoiselle Louise m’apporta quatre chemises cousues dans la perfection : la meilleure ouvrière de Paris n’eût pu mieux faire.
– À la bonne heure ! dis-je, ceci vaut cinq centimes de plus par chemise.
« Et je payai dix centimes à chacune de mes petites ouvrières, car les sœurs de mademoiselle Louise avaient fait aussi bien qu’elle. »
– Il n’y a plus à en douter, dit le boulanger après un instant de réflexion, ce sont les mêmes personnes qui viennent chez moi m’acheter du pain. Je veux, jeudi prochain, suivre la voiture et savoir ce que signifie ce mystère.
– Je suis aussi curieuse que vous d’en connaître le secret, ajouta la lingère : en nous associant tous les deux nous parviendrons assurément à connaître ce que signifie ce mélange de luxe et de pauvreté, et pourquoi des personnes riches, dans le but de gagner un salaire de vingt-quatre sous, dépensent huit ou dix fois cette somme en voiture.
La conspiration décidée, les deux voisins se mirent sur leurs gardes et attendirent le jeudi avec impatience.