Chapitre préliminaire« Je foule en ces lieux sous mes pas
Des rois assassinés la cendre ensevelie,
Et j’aperçois plus loin la scène d’un trépas
Qui fit couler les larmes de Marie. »
Le Capit. Marjoribanks.
Chaque quartier d’Edimbourg a quelque objet particulier dont il est fier ; de sorte que cette ville réunit dans cette enceinte, si vous voulez en croire les habitants sur parole, autant de variété que de beauté, autant d’intérêt historique que de sites pittoresques. Nos prétentions en faveur du quartier de la Canongate ne sont ni les moins élevées ni les moins intéressantes. Le Château peut nous surpasser par l’étendue de la perspective et par l’avantage naturel de sa situation sublime. Le Calton-Hill a toujours eu la supériorité par son panorama sans rival, et il y a ajouté récemment ses tours, ses ponts et ses arcs de triomphe. Nous convenons que High-Street a eu l’honneur distingué d’être défendu par des fortifications dont nous ne pouvons montrer aucun vestige. Nous ne nous abaisserons pas jusqu’à mentionner les prétentions de certains quartiers, semblables à de nouveaux parvenus, et qu’on nomme l’Ancienne-Nouvelle-Ville, et la Nouvelle-Nouvelle-Ville, pour ne rien dire du quartier favori, Moray-Place, qui est la plus nouvelle Nouvelle-Ville. Nous ne voulons entrer en compétition qu’avec nos égaux, et seulement avec nos égaux en âge, car nous n’en reconnaissons aucun en dignité. Nous nous vantons d’être le quartier de la cour, de posséder le palais, ainsi que les restes et la sépulture de nos anciens monarques ; nous avons le pouvoir de faire naître, à un degré inconnu aux parties moins honorées de la ville, les souvenirs sombres et solennels de l’ancienne grandeur qui régna dans l’enceinte de notre vénérable abbaye, depuis le temps de saint David jusqu’à l’époque où les murs abandonnés de cet édifice éprouvèrent une nouvelle joie, et éveillèrent leurs échos longtemps silencieux, lors de la visite de notre gracieux souverain actuel.
Mon long séjour dans les environs, et la tranquillité respectable de mes habitudes, m’ont procuré une sorte d’intimité avec la bonne mistress ***, qui remplit les fonctions de femme de charge dans cette partie très intéressante de l’ancien édifice, qu’on appelle les Appartements de la Reine Marie. Mais une circonstance toute récente m’a donné encore de plus grands privilèges, de sorte que je pourrais, je crois, risquer le même exploit que Chastelart, qui fut exécuté pour avoir été trouvé à minuit caché dans la chambre à coucher de la souveraine d’Écosse.
Il arriva que la bonne dame dont je viens de parler s’acquittait de ses fonctions en montrant les appartements à un Cockney de Londres. Ce n’était pas un de nos voyageurs ordinaires, tranquilles taciturnes, ouvrant une grande bouche et de grands yeux, et écoutant avec une nonchalante complaisance les informations banales distribuées par un cicérone de province. Point du tout ; c’était l’agent actif et alerte d’une grande maison de la cité de Londres, qui ne manquait pas une occasion de faire ce qu’il appelait des affaires, c’est-à-dire de vendre les marchandises de ses commettants, et d’ajouter un item à son compte pour droit de, commission. Il avait parcouru avec une sorte d’impatience toute la suite des appartements, sans trouver la moindre occasion de dire un seul mot de ce qu’il regardait comme le but principal de son existence. L’histoire même de l’assassinat de Rizzio ne fit naître aucune idée dans l’esprit de cet émissaire commercial, et son attention ne s’éveilla que lorsque la femme de charge, à l’appui de sa relation en appela aux taches de sang imprimées sur le plancher.
– Vous voyez ces taches, lui dit-elle, rien ne les fera disparaître. Elles existent depuis deux cent cinquante ans, et elles existeront tant que le plancher durera : ni l’eau, ni rien au monde ne peut les enlever.
Or, notre Cockney, entre autres marchandises, avait à vendre ce qu’on appelait un élixir détersif, et une tache de deux cent cinquante ans était pour lui un objet très intéressant, non parce qu’elle avait été causée par le sang du favori d’une reine, massacré dans son propre appartement, mais parce qu’elle lui offrait une excellente occasion d’éprouver l’efficacité de son incomparable élixir. Notre ami tomba sur ses genoux à l’instant même, mais ce n’était ni par horreur, ni par dévotion.
– Deux cent cinquante ans, madame ! s’écria-t-il ; et rien ne peut l’enlever ! Quand elle en aurait cinq cents, j’ai dans ma poche quelque chose qui l’enlèvera en cinq minutes. Voyez-vous cette fiole d’élixir, madame ? je vais vous faire disparaître cette tache en un instant.
En conséquence, mouillant de son spécifique irrésistible un des coins de son mouchoir, il commença à frotter le plancher sans écouter les remontrances de mistress ***. – La bonne âme resta d’abord interdite d’étonnement, comme l’abbesse de Sainte-Brigitte quand un profane vida d’un seul trait une fiole d’eau-de-vie qui avait été longtemps montrée, parmi les reliques du couvent, comme contenant les larmes de cette sainte. La vénérable abbesse de Sainte-Brigitte s’attendait probablement à l’intervention de sa patronne ; et peut-être la femme de charge de Holy-Rood espérait-elle que le spectre de David Rizzio apparaîtrait pour prévenir cette profanation. Mais mistress *** ne resta pas longtemps dans le silence de l’horreur. Elle éleva la voix, et poussa des cris aussi perçants que la reine Marie elle-même à l’instant où le meurtre se commettait.
Il arriva que je faisais en ce moment ma promenade du matin dans la galerie voisine, cherchant à deviner pourquoi les rois d’Ecosse suspendus autour de moi étaient tous représentés avec un nez courbé comme le marteau d’une porte. Tout-à-coup les murs retentirent de cris lamentables, au lieu des accents de la joie et des sons de la musique qu’on avait autrefois entendus si souvent dans les palais des souverains écossais. Surpris de ce bruit alarmant dans un lieu si solitaire, je courus à l’endroit d’où il partait, et je trouvai le voyageur bien intentionné frottant les planches comme une chambrière, tandis que mistress *** le tirait par les pans de son habit, s’efforçant en vain d’interrompre son occupation sacrilège. Il m’en coûta quelque peine pour expliquer à ce zélé purificateur de bas de soie, de gilets brodés, de draps super fins, et de planches de sapin, qu’il existait en ce monde certaines taches qui devaient rester ineffaçables à cause des souvenirs qui s’y rattachaient : notre bon ami ne pouvait rien y voir qu’un moyen de prouver la vertu de sa marchandise si vantée. Il finit pourtant par comprendre qu’il ne lui serait pas permis d’en démontrer l’infaillibilité en cette occasion. Il se retira donc en grommelant, et en disant à demi-voix qu’il avait toujours entendu dire que les Écossais étaient une nation malpropre, mais qu’il n’aurait pas cru qu’ils le fussent au point de vouloir avoir les planchers de leurs palais couverts de sang, comme le spectre de Banquo, tandis que, pour les enlever, il ne leur faudrait que quelques gouttes de l’infaillible élixir détersif, préparé et vendu par MM. Scrub et Rub, en fioles de cinq et de dix shillings, chaque fiole étant marquée des lettres initiales de l’inventeur, pour que tout contrefacteur pût être poursuivi suivant la loi.
Délivrée de l’odieuse présence de cet ami de la propreté, ma bonne amie mistress *** me prodigua des remerciements sincères ; et cependant sa reconnaissance, au lieu de s’être épuisée par ces protestations, suivant l’usage du monde, est encore aussi vive en ce moment que si elle ne m’en eût adressé aucune. C’est grâce au souvenir qu’elle a conservé de ce bon office que j’ai la permission d’errer à mon gré dans ces salles désertes, comme l’ombre de quelque défunt chambellan, tantôt songeant à des choses
Depuis assez longtemps passées,
comme le dit une vieille chanson irlandaise, tantôt désirant avoir la même bonne fortune que tant d’éditeurs de romans, et découvrir quelque cachette mystérieuse, quelque armoire antique et massive, qui pût offrir à mes recherches un manuscrit presque illisible, contenant les détails authentiques de quelques-uns des évènements singuliers du temps étrange de l’infortunée Marie.
Ma chère mistress Baliol unissait ses regrets aux miens, quand je me plaignais qu’on ne vit plus tomber du ciel des faveurs de cette espèce, et qu’un auteur dont les dents claquent de froid sur le bord de la mer, pût se les briser les unes contre les autres, avant qu’une vague jetât à ses pieds une caisse contenant une histoire comme celle d’Authomates ; qu’il pût se rompre les os des jambes en furetant dans une centaine de caves, sans y rencontrer autre chose que des rats et des souris ; et habiter successivement une douzaine de misérables taudis, sans voir d’autre manuscrit que le mémoire qu’on lui présente à la fin de chaque semaine pour sa nourriture et son logement. Une laitière, dans ce temps de dégénération, pourrait tout aussi bien laver et décorer sa laiterie dans l’espoir de trouver dans son soulier la pièce de six sous de la fée.
– C’est une chose fort triste, et qui n’est que trop vraie, cousin, dit mistress Baliol ; nous avons certainement tout lieu de regretter ce manque absolu de secours pour une imagination épuisée. Mais vous avez plus que personne le droit de vous plaindre que les fées n’aient pas favorisé vos recherches, vous qui avez prouvé à l’univers que le siècle de la chevalerie n’est pas encore terminé ; vous, chevalier de Croftangry, qui avez bravé la fureur d’un audacieux apprenti de Londres, pour prendre la défense d’une belle dame, et pour conserver le souvenir du meurtre de Rizzio. – N’est-ce pas bien dommage, cousin, puisque cet acte chevaleresque était si bien d’accord avec toutes les règles, – n’est-ce pas bien dommage, dis-je, que la dame n’ait pas été un peu plus jeune, et la légende un peu plus vieille ?
– Quant à l’âge auquel une belle dame perd son recours à la chevalerie, et n’a plus le droit de demander à un chevalier de lui octroyer un don, c’est ce que je laisse à décider aux statuts de l’ordre de la chevalerie errante ; mais pour le sang de Rizzio, je relève le gant, et je soutiens contre tous et un chacun que les taches ne sont pas de date moderne, et qu’elles sont véritablement la suite et l’indice de ce meurtre abominable.
– Comme je ne puis accepter le défi, beau cousin, je me contenterai de vous demander vos preuves.
– La tradition constante du palais, et l’analogie de l’état actuel des choses avec cette tradition.
– Expliquez-vous, s’il vous plaît.
– Je vais le faire. La tradition universelle dit que lorsque Rizzio eut été traîné hors de la chambre de la reine, les meurtriers qui dans leur fureur se disputaient à qui lui ferait plus de blessures, l’assassinèrent à la porte de l’antichambre. Ce fut donc en cet endroit que la plus grande quantité de sang fut répandue, et c’est là qu’on en montre encore les traces. En outre, les historiens rapportent que Marie continua à supplier qu’on épargnât la vie de Rizzio, mêlant ses prières de cris et d’exclamations, jusqu’au moment où elle fut positivement assurée qu’il n’existait plus ; et qu’alors, s’essuyant les yeux, elle dit : – Maintenant, je songerai à le venger.
– Je vous accorde tout cela… Mais le sang ? Croyez-vous qu’un si grand nombre d’années ne suffirait pas pour en effacer les marques, pour les faire disparaître ?
– J’y arrive dans un moment. La tradition constante du palais dit que Marie défendit qu’on prit aucune mesure pour enlever les traces du meurtre, voulant les conserver pour mûrir ses projets de vengeance. Mais on ajoute que trouvant qu’il lui suffisait de savoir qu’elles existaient, et ne se souciant pas d’avoir toujours sous les yeux les marques horribles de cet assassinat, elle ordonna qu’une traverse, comme on l’appelait, c’est-à-dire une cloison en planches, fût élevée dans l’antichambre, à quelques pieds de la porte, de manière à séparer du reste de l’appartement la partie dans laquelle se trouvaient les traces de sang, partie qui devint beaucoup plus obscure. Or cette cloison existe encore, et comme elle rompt l’uniformité des corniches, c’est une preuve évidente que quelque motif de circonstance l’a fait construire, puisqu’elle nuit aux proportions de l’appartement, comme à celles des ornements du plafond, et que par conséquent on n’a pu avoir d’autre but, en la plaçant en cet endroit, que de dissimuler un objet désagréable à la vue. Quant à l’objection que les taches de sang auraient disparu avec le temps, je crois qu’en supposant qu’on n’ait pas pris des mesures pour les enlever immédiatement après que le crime eut été commis, en d’autres termes, qu’on ait laissé au sang le temps de pénétrer dans le bois, elles doivent être devenues ineffaçables. Or, indépendamment de ce que nos palais d’Ecosse n’étaient pas très scrupuleusement nettoyés à cette époque, et qu’il n’existait pas d’élixir détersif pour aider le travail de l’éponge et du torchon, je crois très probable que ces marques sinistres auraient pu subsister très longtemps, quand même Marie n’aurait pas désiré ou ordonné qu’on les conservât, mais qu’on les dérobât à la vue par le moyen d’une cloison. Je connais plusieurs exemples de pareilles taches de sang qui ont duré pendant bien des années, et je doute qu’après un certain temps on puisse les faire disparaître autrement qu’en recourant au rabot du menuisier. Si quelque sénéchal, pour ajouter à l’intérêt qu’inspirent ces appartements, avait voulu employer une couleur ou quelque autre moyen imitatif, pour tromper la postérité par ces stigmates artificiels, il me semble qu’il aurait établi la scène de son imposture dans le cabinet ou dans la chambre à coucher de la reine, et placé ces traces de sang dans un endroit où elles auraient été distinctement visibles à tous les yeux, au lieu de les cacher ainsi derrière une cloison. D’ailleurs l’existence de cette cloison est infiniment difficile à expliquer, si l’on rejette la tradition commune. En un mot, les localités s’accordent si bien avec le fait historique, qu’elles me semblent pouvoir venir à l’appui de la circonstance additionnelle des taches de sang qu’on voit sur le plancher.
– Je vous proteste, cousin que je suis très disposée à me laisser convertir à votre croyance. Nous parlons d’un vulgaire crédule, sans nous souvenir toujours qu’il existe aussi une incrédulité vulgaire, qui, en fait d’histoire comme de religion, trouve plus facile de douter que d’examiner, et qui fait qu’on cherche à se faire un honneur d’être un esprit fort, toutes les fois qu’un fait est un peu au-dessus de l’intelligence bornée du sceptique. Ainsi, ce point étant réglé entre nous, et puisque vous possédez, comme je le comprends, le sésame qui peut vous ouvrir ces appartements secrets, quel usage comptez-vous faire de votre privilège, s’il m’est permis de vous le demander ?… Avez-vous dessein de passer la nuit dans la chambre à coucher de la reine ?
– Et à quoi bon, ma chère dame ? Si c’est pour ajouter encore à mon rhumatisme, ce vent d’est peut suffire pour cela.
– À votre rhumatisme ! – À Dieu ne plaise ! Ce serait pis que d’ajouter des couleurs à la violette. Non, je ne vous recommandais de passer une nuit sur la couche de la Rose d’Écosse, que pour vous échauffer l’imagination. Qui sait quels rêves peut produire une nuit passée dans un palais où vivent tant de souvenirs ! Qui sait si la porte de fer de l’escalier de la poterne ne s’ouvrirait pas à l’heure mystérieuse de minuit, comme du temps de la conspiration, et vous ne verriez pas arriver les fantômes des assassins, d’un pas furtif, avec un air sombre, pour vous donner une répétition de cette scène tragique… Voyez s’avancer le féroce et fanatique Ruthven, qui trouva dans sa haine et l’esprit de parti la force de porter une armure dont le poids eût accablé des membres exténués comme les siens par une maladie lente. Voyez ses traits, défigurés par les souffrances, se montrer sous son casque, comme ceux d’un cadavre animé par un démon, ses yeux étincelants de vengeance, tandis que son visage a le calme de la mort… Vient ensuite la grande taille du jeune Darnley, aussi beau dans sa personne que chancelant dans sa résolution. Il avance comme si son pied hésitait de fouler le sol ; mais il hésite encore davantage dans son projet, une crainte puérile ayant déjà pris l’ascendant sur sa puérile passion. Il est dans la situation d’un enfant espiègle qui a mis le feu à une mine, et qui, attendant l’explosion avec remords et terreur, donnerait sa vie pour éteindre la mèche que sa propre main a enflammée… Après lui… mais j’oublie les noms du reste de ces nobles coupe-jarrets… Ne pouvez-vous m’aider ?
– Évoquez le Postulant, George Douglas, le plus actif de toute la b***e. – Qu’il apparaisse à votre voix celui qui prétendait à une fortune qu’il ne possédait pas dans les veines duquel coulait l’illustre sang des Douglas, mais souillé d’illégitimité. – Peignez cet homme cruel, entreprenant, ambitieux, si près de la grandeur, et ne pouvant y atteindre ; si voisin de la richesse, et ne pouvant se la procurer ; ce Tantale politique, prêt à tout faire et à tout oser pour contenter sa cupidité et faire valoir ses droits douteux.
– Admirable, mon cher Croftangry ! mais qu’est-ce qu’un Postulant ?
– Ah ! ma chère dame ! vous troublez le cours de mes idées ! – On nommait Postulant en Écosse, le candidat à un bénéfice qu’il n’avait pas encore obtenu. – George Douglas, qui poignarda Rizzio, était Postulant des domaines temporels de la riche abbaye d’Arbroath.
– Me voilà instruite. – Allons, continuez : qui vient ensuite ?
– Qui vient ensuite ? Cet homme grand et maigre, ayant un air sauvage, tenant en main un pétrinal, doit être André Ker de Faldonside, fils, je crois, du frère du célèbre sir David Ker de Cessford. Son regard et son maintien annoncent un maraudeur des frontières. Il avait l’humeur si farouche, que, pendant le tumulte dans le cabinet, il dirigea son arme chargée contre le sein de la jeune et belle reine… d’une reine qui devait devenir mère quelques semaines après.
– Bravo ! beau cousin ! – Eh bien, puisque vous avez évoqué un tel essaim de fantômes, j’espère que vous n’avez pas le projet de les renvoyer dans leur couche froide pour se réchauffer ? Vous les mettrez en action, et puisque votre, plume infatigable menace encore la Canongate , vous avez sans doute dessein d’arranger en roman, ou en drame, si vous le préférez, cette tragédie la plus singulière de toutes ?
– On a choisi des temps plus arides, c’est-à-dire moins intéressants, pour amuser les siècles paisibles qui ont succédé à des jours orageux. Mais, ma chère dame, les évènements qui se sont passés sous le règne de Marie sont trop connus pour qu’il soit possible de les couvrir du voile de la fiction. Que pourrait ajouter un meilleur écrivain que je ne le suis à l’élégante et énergique narration de Robertson ? Adieu donc ma vision ! Je me réveille, comme John Bunyan, et je vois que ce n’était qu’un songe. – Eh bien, je ne suis pas fâché de m’éveiller sans la sciatique qui aurait probablement suivi mon sommeil, si j’avais profané le lit de la reine Marie, en m’en servant comme d’une ressource mécanique pour rendre son élasticité à une imagination engourdie.
– Vous ne m’échapperez pas ainsi, cousin. Il faut passer par-dessus tous ces scrupules, si vous voulez réussir dans le rôle d’historien-romancier que vous vous êtes décidé à jouer. Quel rapport y a-t-il entre vous et le classique Robertson ? La lumière qu’il portait était comme une lampe destinée à éclairer les évènements obscurs de l’antiquité ; la vôtre est une lanterne magique qui fait voir des merveilles qui n’ont jamais existé. Un lecteur de bon sens ne sera pas plus surpris de trouver dans vos écrits des inexactitudes historiques, qu’on ne l’est de voir Polichinelle, sur son théâtre mobile, assis sur un même trône avec Salomon dans toute sa gloire, ou de l’entendre crier au patriarche, pendant le déluge : – Voilà un brouillard bien épais, maître Noé !
– Comprenez-moi bien, ma chère dame : je connais parfaitement tous mes privilèges, comme romancier. Mais le menteur, M. Fagg, nous assure lui-même que, quoiqu’il ne se fasse jamais scrupule de mentir par ordre de son maître, cependant il se sent la conscience blessée quand le mensonge est découvert. Or, c’est pour cette raison que j’évite prudemment de marcher dans les sentiers trop battus de l’histoire, où chacun trouve des poteaux chargés d’inscriptions qui lui apprennent par où il doit tourner ; de sorte que les enfants des deux sexes qui apprennent l’histoire d’Angleterre par demandes et par réponses rient aux dépens d’un pauvre auteur, s’il vient à se fourvoyer du droit chemin.
– Ne vous découragez pourtant pas, cousin Chrystal. L’histoire d’Écosse offre une foule de contrées inconnues, dont les chemins, si je ne me trompe, n’ont jamais été décrits avec certitude, et qu’on ne connaît que par des traditions imparfaites et de merveilleuses légendes. Et, comme le dit Mathieu Prior dans les déserts où nul sentier n’est tracé, les géographes placent des éléphants au lieu de villes.
– Si tel est votre avis, ma chère dame, lui dis-je, le cours de mon histoire prendra sa source, en cette occasion, à une époque reculée, et dans une province éloignée de ma sphère naturelle de la Canongate.
Ce fut sous l’influence de ces sentiments que j’entrepris le roman historique qui va suivre, et qui, souvent interrompu et mis à l’écart, a maintenant acquis une dimension trop imposante pour être tout à fait mis au rebut quoiqu’il soit peut-être imprudent de le confier à la presse.
Je n’ai point placé dans la bouche de mes interlocuteurs le dialecte écossais qu’on parle aujourd’hui, parce qu’il est incontestable que la langue écossaise du temps dont il s’agit ressemblait beaucoup à l’anglo-saxon, enrichi d’une légère teinte de français ou de normand. Ceux qui désirent approfondir ce sujet peuvent consulter les Chroniques de Wynton, et l’Histoire de Bruce par l’archidiacre Barbour. Mais en supposant que ma connaissance de l’ancien écossais pût suffire pour en faire passer les particularités dans le dialogue, il aurait fallu y joindre une traduction, pour mettre ce style à la portée de la généralité des lecteurs. On peut donc regarder le dialecte écossais comme mis de côté dans cet ouvrage, si ce n’est dans les occasions où l’emploi de certains mots peut ajouter de la force ou de la vivacité à la phrase.