Je viens de terminer mon petit-déjeuner. Hier, nous ne nous sommes même pas arrêtées sur une aire de pique-n***e pour manger nos sandwichs de midi, nous avons mangé dans la voiture comme je l'avais prédit ; et nous avons roulé tout l'après-midi, s'arrêtant une fois dans une station-service pour faire le plein d'essence. J'en ai profité pour aller aux toilettes et acheter quelques magazines peoples. C'est à ce moment-là que Mag a pris la relève de Sara au volant. Puis vers vingt-deux heures, nous nous sommes arrêtées dans un des hôtels qui bordent l'autoroute, pour y passer la nuit et manger un vrai repas. Après ça, je me suis endormie comme une masse sur le canapé de la chambre, obligeant mes sœurs à ne pas se priver d'un lit pour moi, puisqu'il n'y en avait que deux.
Je vais prendre une bonne douche avant de partir. Nous n’avons encore pas moins de huit cents kilomètres à parcourir, nous devrions arriver en fin d'après-midi à Newport Coast.
***
Aujourd'hui, l'ambiance dans la voiture est plus calme et plus détendue. Cela me permet de réfléchir et de repenser à ce que mes sœurs m'ont dit avant de partir. Une chose entre toutes, souhaitée par Élisabeth. Que je rencontre l'amour. Étant la plus jeune, j'ai le loisir de pouvoir profiter de l'expérience de mes sœurs. Les quatre plus âgées ont toutes rencontré leurs âmes sœurs à l'université. D'une simplicité extraordinaire, le coup de foudre absolu. Ludovica, elle, est plutôt discrète, elle évite constamment le sujet quand celui-ci la concerne. Elle est très frivole et juge cela indécent d'en parler. Je sais qu’Élisabeth a un petit ami depuis plusieurs mois, et même si rien n'est officiel, je devine en la regardant dans les yeux, qu'elle a trouvé sa perle rare. Quant à Carolyne, elle a eu une relation de deux ans avec un garçon dont elle était très amoureuse, mais quelques jours après ses dix-huit ans, elle a rompu sans aucune explication ; pourtant, ils s'aimaient profondément. Ils ont été anéantis tous les deux. Elle en a pleuré pendant des semaines, enfermée dans sa chambre. Ne permettant à personne de laisser entrer le garçon, qui venait la voir sans cesse pour essayer de comprendre. Il a fini par déménager et nous n'avons plus eu de nouvelles. Depuis, elle a multiplié les conquêtes et fuit les relations sérieuses. Je n'ai jamais osé lui demander pourquoi. J'avais l'impression qu'elle savait rien qu'en me regardant quand j'y pensais, et son regard se voilait avant qu'elle ne finisse systématiquement par quitter la pièce. J'espère que cette nouvelle année lui apportera un peu de paix et de vrai bonheur...
Quant à moi, rien. Absolument rien. Je n'ai jamais rencontré de garçon qui se soit intéressé à moi autrement que parce que je suis la petite sœur de l'une ou des autres, j'ai toujours été la petite dernière, et aucun ne m'a jamais attiré. Je les ai toujours trouvés immatures et superficiels. De plus, à chaque fois que j'y pense, j'ai ce sentiment de manque et de frustration qui me fait mal au ventre, accompagné de cette voix qui me souffle que ce n'est pas ici que je trouverai ma moitié. Est-ce à cause de ça que j'ai commencé à avoir envie de partir ? Peut-être un peu... Alors pour moi, c'est la grande aventure dans tous les domaines. Un nouveau monde à découvrir, c'est une nouvelle vie qui commence. Et j'avoue que tout à coup, j'ai un peu peur, c'est la première fois que je n'aurai pas au moins une de mes sœurs dans les parages immédiats pour m'aider à affronter la réalité de la vie.
Mais quelle réalité exactement ?
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Nous nous arrêtons dans un petit restaurant de campagne pour faire une pause pipi que j'attends impatiemment depuis plus d'une heure. Mag voulait absolument que l'on ait parcouru la moitié du chemin avant de s'arrêter. Sara a eu tout juste le temps de faire pipi derrière un arbre quand nous nous sommes arrêtées au bord de la route qui longe la forêt, pour faire l'échange de conductrice.
Mag est si excitée par mon entrée à l'université, que l'on croirait presque que c'est elle qui va faire sa rentrée en tant qu'étudiante. Si bien qu'elle ne cesse de me répéter :
Kristen, ce sera fantastique ! Tu verras, nous allons t'aider à te préparer un petit nid douillet, mais pour ça, il faut arriver tôt, pour que tu aies l'honneur de faire partie des élèves qui peuvent choisir leur chambre ! Tu n'auras de comptes à rendre à personne si tu as une chambre individuelle, je n'ai vraiment pas envie que ma petite sœur finisse dans un dortoir… Et bla, bla, bla...
À force, je n'écoute plus ce qu'elle dit. Je ne savais même pas que c'était possible d'avoir une chambre individuelle ; je ne comprends pas pourquoi c'est si important pour elle. D'autant plus que les trois quarts des élèves du campus finiront dans une fraternité ou une sororité avant d'avoir entamé la troisième semaine de cours. Même Sara a fini par appeler Damien, pour échapper à la conversation, en prétextant, je ne sais quel problème à régler concernant les enfants (ça fonctionne toujours). Alors j'ai profité du changement de sujet pour avertir Mag que j'allais m'acheter une barquette de frites.
- Les sandwichs ne te plaisent pas ?
- Si ! Bien sûr que si, ils sont délicieux, ne t'en fais pas. Elles me font juste envie, c'est tout.
C'était vrai, mais c'était aussi une opportunité de lui faire oublier l'université durant quelques minutes. Je l'embrasse tendrement sur la joue avant de sauter de la voiture.
Et nous voilà un quart d'heure plus tard, à nouveau sur la route. Cette fois, je ruse, je mets mes écouteurs sur les oreilles et allume mon IPod pour pouvoir écrire tranquillement. Il m'est plus facile d'écrire en écoutant de la musique, plutôt qu'en essayant de faire abstraction des monologues de ma sœur. D'ailleurs, je constate que cela a fonctionné, puisque Mag, qui a laissé le volant à Sara, s'est déjà endormie. Elle doit être épuisée. J'ai bien évidemment proposé à plusieurs reprises de prendre le volant, puisque j'ai eu mon permis de conduire à seize ans (quelques jours avant Noël, c'était mon plus beau cadeau), mais sur ce coup-là, mes sœurs s'étaient donné le mot :
- Non, nous prenons soin de toi encore quelques jours. Alors, laisse-nous en profiter avant que tu prennes ton envol, petit moineau ! A répliqué Sara de manière si poétique.
Et le pire, c'est que je suis sûr que maman est complice…
Bref, maintenant, je vais faire une petite sieste, il nous reste encore quelques heures avant d'arriver et je sens que je ne suis pas encore couchée, ni au bout de mes peines !
Sara m'a réveillée, juste avant de passer le panneau indiquant que nous franchissions les portes de la ville de Newport Coast. (Qu'est-ce que j'ai bien dormi ! Sara et Magdalena ont eu le temps de se relayer deux fois au volant.). C'est une petite ville, très vivante et accueillante. Nous avons demandé le chemin pour rejoindre l'université, les gens sont très sympathiques.
Nous adorons voir de nouveaux visages par ici, annonce l'homme à qui nous nous sommes adressées. C'est l'université qui fait la jeunesse de cette ville, mais rares sont ceux qui restent jusqu'à la fin de leurs études, c'est dommage… J'espère que vous vous plairez ici, mademoiselle, ajoute-t-il en s'adressant à moi avec un grand sourire.
- Je l'espère aussi, répondis-je poliment.
Sara est allée réserver une chambre dans un petit hôtel pour ce soir avant qu'on reparte.
Il a donc fallu que l'on traverse le centre-ville et le quartier huppé, puis quelques lotissements en sortie de ville, pour finir par rouler encore une bonne dizaine de minutes sur une nationale déserte, bordée d'une forêt sombre, qui ne m'a pas l'air aussi inquiétant qu'elle peut le paraître avec le soleil couchant qui nous fait face. Nous avons ensuite bifurqué sur la droite, où se dressait un énorme panneau de bois, peint de couleur verte sapin (il pourrait presque se fondre dans la masse des arbres), portant l'inscription « UNIVERSITÉ DE NEWPORT COAST » gravé en lettres d'or, avec le symbole de l'université : un corbeau aux ailes déployées tenant entre ses serres une boule, entouré de deux branches d'olivier, le tout sur un bouclier doré. J'ai comme une impression de déjà-vu (autre que sur la plaquette d'information de l'université et tous les documents que j'ai dû remplir pour mon inscription), mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus... Je le trouve joli...
Au même moment, j'aperçois une Jaguar noire qui vient d'en face et dont le clignotant indique qu'elle se dirige dans la même direction que nous. Alors que la curiosité me pousse à regarder qui est à l'intérieur, je croise un regard électrique bleu. Sûrement les effets du soleil après l'avoir regardé trop longtemps. Mais le conducteur change d'avis, enlève son clignotant et accélère d'un coup pour continuer sa route tout droit.