‡Chapitre 5 : Aroër ‡

2718 Words
_Territoire d'Aroër- Ville principale : domaine du chef_ – Que la paix soit avec vous mes frères ! Je viens humblement solliciter une audience de la plus haute urgence avec le chef. Un homme drapé dans un large manteau à capuche jaune terne et effiloché _ ayant sûrement connu des jours meilleurs _ camouflant son visage, mis à part une longue barbe grise raide, se tenait devant les deux gardes de la salle de tribune de la chefferie d'Aroër. Ceux-ci, tout d'abord occupés à papoter, fixaient avec dédain ce paysan décrépi apparut de nulle part et qui, en plus, osait interrompre leur précieux temps de distraction. – Hein ?! C'est quoi cet accoutrement étrange ? Dis-moi où tu crois te tenir comme ça vieil homme ! – Et au nom de qui exiges-tu une audience ? Présentes de ce pas ton procès-verbal et plus vite que ça, sinon repars d'où tu viens ! L'homme ne dit rien, à la place, il ôta la cape laissant entrevoir les traits de son visage. Les deux gardes pâlirent sous le choc à l'instant même, leurs jambes se dérobèrent et ils s'agenouillèrent rapidement devant l'individu en question. – G... Grand sage Séïr. Que la paix soit avec vous ! – Veuillez, ô grand sage, pardonner l'insolence des êtres indignes que nous sommes ! – V... Vous n'avez pas à le demander deux fois. Les deux se tinrent debout et de manière synchronisée ouvrirent la grande porte. – Le chef vous attend. Après vous, nous vous en prions ! – Merci bien, répondit calmement le sage avant de traverser la porte pour ensuite franchir un couloir peu éclairé qui menait dans la salle de tribune. Ce compartiment du domaine du chef servait de lieu de rencontre pour divers entretiens. La longueur du couloir et son étroitesse avait pour but d'accorder plus d'intimité aux différentes audiences, à l'abri de toute oreille indiscrète. D'une démarche boiteuse, le grand sage traversa un épais voile séparant l'allée et la salle en question. Contrairement au couloir celle-ci était largement spacieuse, d'aspect ronde avec un plafond en forme de dôme, ainsi aménagée pour accueillir le plus grand nombre. Bien que des chandeliers somptueux accrochés harmonieusement tout au long des murs illuminèrent la pièce, la lumière provenant du plafond et des fenêtres en vitrail élaboré projetait un faible lueur dans l'ensemble. Au bout de la salle se trouvait une large estrade construite en hauteur accordant ainsi un point focal global pour toute la salle. Juste en face, de part et d'autre de l'entrée principale, étaient aménagés plusieurs gradins. En face de la tribune, à environ deux mètres se trouvait un pupitre en bois poli, Seïr se tint à ce niveau et patienta. Au premier abord, l'on ne dénotait aucune présence, toutefois le bruissement de papiers mêlé à des pas qui se rapprochèrent, lui firent penser le contraire. Derrière l'estrade se trouvait une porte dérobée déjà ouverte menant dans une salle quelconque, le sage n'eût pas à attendre longtemps alors qu'une silhouette de grande taille y émergea. C'était un homme de grande taille à la peau sombre, dont le gabarit était camouflé par une longue tunique de lin bleue brodée d'étoffes dorées à l'avant de part et d'autre ainsi qu'à l'arrière. Sa silhouette était rehaussée par des épaulettes de même couleur ainsi qu'une large écharpe pourpre ceinturant sa taille. Tenant sous ses bras plusieurs livres et rouleaux, il les déposa en vrac sur la table. – Longue vie au chef de la tribu d'Aroër ! Salua le sage avec une légère révérence, les mains croisées derrière son dos. – Honorable Séïr. Quand le chef reconnut la présence du vieil homme, il esquissa un sourire qui se voulut amical : – Quelle belle surprise ô grand sage ! Toutefois, je vous saurais gré de me passer des formalités. Après tout, votre position est aussi illustre que la mienne. – Qu'il en soit ainsi, exprima-t-il avec un parfait stoïcisme marqué sur ses traits ridés. Même si je dois admettre que ma présence n'aurait point servi à grand-chose durant ces dernières décennies... Du moins jusqu'à maintenant. Le ton suspicieux qu'il employa délibérément ne passa point inaperçu. Toutefois, le chef avec un air méditatif et sans dire un mot, commença à ranger les fournitures sur la table puis s'assit lourdement sur son fauteuil comme l'énorme fardeau qu'il porte sur ses épaules : Celui de diriger un territoire maudit par le Divin Suprême lui-même. D'ailleurs, il était sérieux quand il mentionnait qu'aucune formalité n'était nécessaire et bien que connaissant le vieux sage et ses principes, le chef l'incita tout de même à se rapprocher : – Prenez donc place à mes côtés et parlons plus aisément, vous n'êtes point venu me rendre visite depuis... Que dirais-je, des lustres. votre débarquement soudain doit avoir une signification non négligeable. Loin de prendre garde à ce ton indifférent, le sage répliqua : – Vous vous demandez sûrement ce qu'un vieil homme tel que moi pourrait apporter comme anecdote digne de ce nom à la vue de notre situation actuelle. Mais, ne vous inquiétez pas, je comprends votre position. Les paupières gauches du chef trémulèrent légèrement. « Maintenant, il lit dans les esprits ? » songea-t-il ironiquement en s'affaissant encore plus sur son fauteuil. Sans vouloir paraître agacer, il fit un geste dédaigneux de la main et reprit : – Allons vieux sage, vous n'avez pas de compte à me rendre, mais oui, je suis plutôt intrigué par ce que vous aurez à me dire. Vous vous êtes terré dans le silence depuis longtemps, si vous jugez que cela en vaut la peine alors soit. Le sage établit un contact visuel ferme avec le chef. Tout ceci ne lui affectait point et l'un comme l'autre le savait. – Oh ! Mais vous ne serez pas déçu, car, voyez-vous nous sommes sur le point d'entrer dans une nouvelle ère. Il s'agit d'une époque que tous nos ancêtres ont convoité mais, n'ont jamais pu en bénéficier. Son sourire placide tendait à approfondir ses sillons nasogéniens et les rides creusant ses paupières. Un éclair de surprise traversa le chef qui se redressa et fixa étrangement le vieil homme qui arborait une expression béat, il en vint même à se demander si ce dernier possédait encore tous ses sens. Ce vieillard même qui est considéré comme le plus sage de toute la tribu et qui tient un rôle comme celui des prophètes des temps anciens. Le seul capable de transmettre le message venant du Divin Suprême ici à Aroër. – Séïr, vous me plongez davantage dans le trouble... Les nouvelles sont bonnes à ce point ? Il commença à passer en revue toutes difficultés que traversent en ce-moment le territoire : – Concerne-t-il les prochaines récoltes ? S'enquit-il d'une voix pensive. Le taux de production est en baisse et la population ne cesse de s'accroître, peut-être est-il temps de mener quelques-uns au supplice pour le sacrifi... Le sage ne put se retenir de relâcher un gloussement ironique, interrompant les songeries de son chef. – N'êtes-vous pas drôle mon seigneur ?! Ses regard fripé se plissèrent d'amusement tandis qu'il fit entrer ses bras en avant dans les manches de son large manteau. – Non, c'est encore mieux. Le sage prit une seconde pour s'asseoir par terre, réfutant implicitement la proposition du chef, il croisa les jambes avant de poursuivre d'un air serein ainsi que d'une voix plus ou moins audible compte tenu de la distance et quelque peu solennelle. – Mon rôle en tant que grand sacrificateur prend enfin tout son sens. Que dirais-je ? Après plusieurs siècles, l'étoile en qui nous mettrons notre espérance est enfin parue et brille d'un éclat aussi majestueux que sa destinée. De sa position, il se délectait de la mine effarée du chef de la tribu d'Aroër qui se figea à l'entente de ses mots. – Cette étoile, à ne point douter, a enfin vu le jour sur notre terre maudite, conclut-il en fermant les yeux comme en pleine méditation. De son piédestal, le chef tressaillit et sentit son cœur s'ébranler de mille façons par cette nouvelle d'un poids inestimable. Ses yeux s'agitèrent de part et d'autre tandis que sa main vint se poser sur son visage dans une vaine tentative de cacher au sage son ébahissement. – N... Ne me dites pas... Non... Un élu ? Ici à Aroër ? Il déglutit sentant sa gorge de plus en plus sèche, paraissant tout à coup rongé par l'incertitude même s'il savait mieux que les faits étaient d'ores et déjà là. – Avez-vous bien consulté les astres ? S'enquit-il néanmoins. Il... Il se pourrait que vous vous soyez trompés, je vous suggère de... C'était inouï, tellement inespéré. Cela ne pouvait arriver et pourtant... – Est-ce une méprise que j'entends de votre part ? Coupa sévèrement Séïr d'une lueur indéchiffrable. Le chef qui jadis couvrait son visage de ses deux mains, releva immédiatement la tête, les yeux grands ouverts, comme s'il sortait d'une transe. Cette transe pouvait être définie comme une rafale de pensées tourbillonnantes... Et pleine d'avidité. – Loin de moi cette pensée, grand sage ! Il dévisagea Seïr assis paisiblement en face de lui. – Tout me parait juste inconcevable et dur à avaler, je l'avoue... À ne point douter, c'est une nouvelle qui vaut mille fois plus que la production conséquente de vivres. Il se leva lentement en prenant appui sur les repose-bras de son siège et se tint debout, un sourire d'abord évasif puis béat étendit ses lèvres, détendant sa machoire dépourvu de barbe. – La venue d'un élu englobe absolument toutes les solutions aux fléaux que nous rencontrons depuis des siècles. Si je pouvais un jour imaginer que je vivrais cet instant, ah ah ah ! C'est tout bonnement divin. Le ton guttural de son rire résonna de manière sinistre dans toute la salle de tribune. Séïr resta de marbre, loin de partager son enthousiasme débordant de malveillance non dite, toutefois, il était d'accord que cette perspective pourrait ravir plus d'un, même lui. C'est pourquoi toute précaution est à prendre dès à présent et il eût bien en tête de le lui aviser. – À votre place, l'interrompit une fois de plus Seïr de ses pleines divagations. Je ne me réjouirais pas aussi tôt, entreprendre les festivités n'est pas non plus une perspective envisageable, car c'est bien cela votre intention, n'est-ce pas ?! Quand le chef ne répondit pas, il poursuivit avec une lueur d'avertissement dans son regard grisâtre. – Voyez-vous, le plus dur reste à venir, cette situation ne sera favorable que si le Divin n'use encore plus de bonté envers notre peuple en nous offrant un deuxième élu sur un plateau d'argent, mais nous n'en sommes pas là. – Que voulez-vous dire par là ? Demanda le chef de la tribu à présent confus et quelque peu frustré. Je ne vois pas ce qui pourrait encore mal tourner, c'est d'une faveur divine dont nous parlons. Sacrificateur, venez en aux faits ! Un rictus peu impressionné s'étendit ensuite sur les lèvres du chef. – Ah ! Est-ce de l'inquiétude qui déforme là vos traits ? Rassurez-vous, peu importe la portée de cette étoile, je l'atteindrais afin de la saisir de mes propres mains. Par sa position en tant que tête de cette tribu maudite, absolument toutes les cartes étaient entre ses mains. Même dans ses rêves les plus fous, il ne laissera jamais filer cet élu filé entre ses doigts, il prendra toutes les mesures nécessaires aussi radicales qu'elles soient. Ce dernier gloussa d'un ravissement malfaisant à l'idée de mettre en place toutes les manigances lui venant en esprit. Ah ! C'est dans ces moments qu'il pouvait jouir de son positionnement sur ce peuple misérable et sans capacité d'évolution depuis des siècles. Le pouvoir absolu, il n'y a que ça de vrai ! Cordialement, il n'en a que faire des avertissements de ce vieil homme rabougri qui se vante d'une sagesse et d'une lucidité accordées par le Divin. Néanmoins, il lui est reconnaissant de lui avoir fait parvenir cette nouvelle, mais pour le reste il s'en chargera. Prophète ou pas, il n'en demeure pas moins que c'est de lui que parte toutes les décisions, et ce, depuis son ascension au pouvoir. Le chef se tenait à présent debout aussi droit que possible voulant refléter un semblant de dignité. – Une nouvelle ère commence, vous l'avez dit vous-même. Ah ! Une voix me souffle à l'oreille que le temps de l'affliction et de l'apitoiement prendra fin pour très bientôt, mais avant, il est impératif de passer à l'action. C'est pourquoi les réjouissances peuvent prendre forme dès maintenant, car les vrais vainqueurs célèbrent la victoire avant la bataille. Rassurez-vous cette étoile, je l'ai déjà au creux de ma main. – Que voulez-vous dire par là mon seigneur ? Demanda le sage, le sourcil arqué sinon quelque peu dérouté. Pourquoi feint-il la surprise à ce stade ? Ah ! Ce cher sage s'en fiche-t-il de la portée d'une telle nouvelle ? D'un air étrangement serein, il reprit place sur son fauteuil en tissu de velours dont les accoudoirs étaient sculptés en forme de pattes de fauve avec deux cornes de buffle disposées sur les bords du siège. – Honorable Séïr, n'avez-vous pas reçu d'indication précise concernant notre élu ? Son s**e ou son âge par exemple afin de restreindre le champ de recherche, énuméra-t-il en ignorant sa question. Séïr qui jusque-là impassible, ferma les yeux en une brève méditation avant de répondre placidement. Quelle insolence même venant d'un chef au pouvoir, s'il comptait le deuxième qu'il a vu succéder depuis sa prise de position en tant que sage. – Malheureusement mon seigneur, aucune mention de cette portée nous fut attribuée, peut-être avec du temps et de la persévérance, nous recevrons des instructions précises quant à ... – Ah, les instructions sous le haut commandement spirituel bien évidemment, se moqua-t-il sans aucune trace d'humour, afin faites ce que bon vous semble, mais loin de vous porter préjudice, j'affecterais moi-même les prospections le plus tôt possible. D'ailleurs, je compte sur l'entièreté de votre soutien, il en va de l'avenir de notre territoire. – Je n'en disconviens pas mon seigneur, mais je vous prie d'agir dans la plus haute discrétion pour ne point éveiller de soupçons. – Bien sûr que oui, pour qui me prenez-vous ? Souffla-t-il en agitant dédaigneusement la main. Je renforcerai juste la surveillance du territoire, ce qui est déjà le cas en mon sens. Toujours est-il qu'il faut bien veiller à l'intégrité pieuse de ce peuple aux penchants diffamatoires, ajouta-t-il avec l'intention de clôturer cette discussion. Son ton joyeusement sinistre fut demandé à Seïr ce que le chef actuel et cruel de la tribu d'Aroër avait en tête. – Bien évidemment, approuva le sage d'un hochement de tête. D'ailleurs, qu'est-ce qui ne nous fait pas croire que cette aubaine est une récompense à l'application de nos principes ? Le chef toujours assis, prit un livre au hasard et se mit à le parcourir avec une expression lasse dans une vaine tentative d'encourager le départ du vieil homme. Mais ce qu'il ajouta ensuite éveilla sa curiosité avec l'effet de le remplir d'un énorme sentiment satisfaction. Ah ! Tous ces sacrifices n'auraient donc pas été vains, ce cher Divin Suprême a enfin daigné porter un regard favorable sur cette tribu qu'il a lui-même maudite depuis plusieurs siècles. – Une récompense hein ? De mieux en mieux ! Le Divin Suprême nous a donc gracié d'un fabuleux présent... Mais alors, quoi de plus pieux que de lui offrir à notre tour une offrande sacrificielle digne de ce nom ! Déclara-t-il avec un sourire malsain sans toutefois lever le regard. Honorable Séïr ! Vous mettrez tout en œuvre pour ce soir et bien sûr, je veux des comptes d'ici demain matin ! Séïr ne montra aucun signe d'approbation maintenant ses traits inexpressifs et donc ses pensées insondables, pourtant il sait qu'il ferait mieux de ne point outrepasser l'ordre qu'il lui fut donné. Lui, qui s'impatientait de le congédier de son bureau et disait ne point vouloir de compte, demande dès à présent des comptes. " Quel homme de pouvoir à l'esprit contradictoire ! Les choses que je dois subir pour ce rôle... Afin que le Divin m'en garde ! " . . . . . . . . ♦‡♦
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