IV – CE QUE VIT ET CE QU’ENTENDIT CŒUR-D’AMOUR-1

2023 Words
IV – CE QUE VIT ET CE QU’ENTENDIT CŒUR-D’AMOURAyant pris cette résolution quelque peu folle, puisqu’il ignorait tout de la capitale, n’y possédait aucune amitié et ne pouvait, surtout, intéresser personne à son projet, au lieu de se retirer sur-le-champ, pour la forme seulement, le chevalier se prit à sonder les murailles du pommeau de son épée. La fuite des deux complices pouvait n’être que simulée, la porte, qui sonnait le plein, avait les allures d’un trompe-l’œil et, dans les murs de cette singulière maison, Bernard ne doutait pas devoir trouver quelqu’un ou quelque chose… Les deux fugitifs apeurés, rencoignés dans une cachette, peut-être ?… À leur défaut, il espérait la découverte d’un nouveau secret pouvant servir à alimenter sa batailleuse activité de redresseur de torts, de défenseur du faible contre le fort. Tout en heurtant à petits coups les lambris où une ornementation de stuc dessinait les méandres d’une guirlande de fleurs et de feuillage, il se disait : — Dois-je aller frapper au portail de l’hôtel de Villeneuve et prévenir la marquise du hideux complot ?… Ou dois-je retrouver Matraque, monter à cheval, et faire aviser le Grand Marquis par l’intermédiaire de Gloriette ? « Examinons le premier point. « La châtelaine de Bonaguil est descendante du seigneur Pierre Terrail, m’a-t-on dit ; elle a du sang de Bayard dans les veines ; comme telle, au premier mot prononcé par moi, elle serait capable de relever l’épée du Chevalier sans peur et d’appeler le peuple au secours de son époux… Or, le peuple ferait sédition, ce n’est pas douteux, et bien du sang coulerait inutilement sans doute… « Ce moyen n’offre donc aucune garantie… Passons à l’autre. « Aviser Gloriette ?… Sais-je seulement où la rencontrer ?… Et puis à quelles vengeances la désignerais-je, cette enfant déjà si malheureuse ?… En m’obéissant, elle se mettrait en état de rébellion ouverte contre Madame Catherine, la plus vindicative des femmes. « C’est vrai que le roi ne doit pas être au courant de l’infamie projetée… Mais cette femme est sa mère ! « Non ! le second moyen ne vaut pas mieux que le premier… je dois m’en tenir et m’en tiens à ma précédente résolution : « J’irai seul et sans aide !… Les assassins fussent-ils dix, fussent-ils vingt, mon épée suffira ! « Vertudiable ! si l’affaire ne devait être chaude, où serait le mérite ? Si quelqu’un eût pu voir en cet instant notre chevalier et connaître à fond l’audacieuse entreprise qu’il méditait d’accomplir, il eût frémi en pensant : — C’est un dément, ou c’est un héros. Or, Cœur-d’Amour avait toute sa tête à lui. Il jouissait par avance de la bataille prochaine. Certes, il eût de beaucoup préféré savoir que la lutte aurait lieu entre rapières ; car, contre des marteaux, des pinces, des dagues, des fléaux, seules armes employées par Peaunoire le tourmenteur, quelle attaque imaginer ?… Bast ! le moment venu, il saurait bien la trouver, et alors gare aux écorcheurs ! Un jour ou l’autre, il lui aurait bien fallu aller à Vincennes pour revoir Gloriette, sa petite sœur. Sa visite s’en trouverait avancée, voilà tout. Bien entendu, toutes ces réflexions, Bernard d’Arma se les était faites sans discontinuer sa chasse au secret. La muraille battait toujours le plein, il en enrageait. Tout à coup, le croisillon de son épée s’étant heurté à l’une des roses de la guirlande de stuc, il fit un bond en arrière et son premier mouvement fut d’aller souffler la lampe qui se trouvait sur un guéridon à sa droite. Bien lui en prit, sans ce geste, il eût été indubitablement découvert par la nombreuse et bruyante société réunie dans le salon contigu et dont il n’était séparé maintenant que par une fine résille de fer. La face externe de cette trame métallique, inégalement tissée en mailles lâches ou serrées, devait servir de support à une peinture murale, sa transparence offrant des inégalités d’un goût artistique. Le calice de la rose recélait un ressort. Tout le panneau dissimulant l’envers de cette cotte de mailles murale venait de se replier lame sur lame, à la façon d’une jalousie. Ah ! si l’établissement de la Poulpe jouissait d’une honnête réputation de discrétion, c’était bien à tort. Par cet exemple, on se rendra facilement compte des moyens employés par elle pour renseigner la prévôté de Paris sur ce qui se passait ou se disait dans chaque pièce de la Maison des Mignonnes, même si le verrou intérieur en était poussé. Le salon ainsi révélé aux yeux de Cœur-d’Amour, par un truc d’une loyauté contestable, mais qui avait son utilité, en ces temps de conspirations, pour mettre la police générale du royaume au courant de bien des intrigues, ce salon était précisément la seconde pièce de l’arrière-façade, celle qui s’éclairait aussi sous l’auvent, celle qui, durant tout le cours de la soirée, avait intrigué le guetteur de l’hôtel de Villeneuve par le bourdonnement confus des mille bruits qui s’y menaient. Il était écrit qu’en cette nuit mémorable tous les sens de Bernard devaient être successivement mis à contribution. Il avait d’abord fait appel au témoignage de ses yeux – et avec quelle âme ! – en guettant la dernière lumière de l’hôtel voisin ; il avait ensuite chargé ses oreilles d’écouter le colloque des deux conspirateurs d’assassinat. Or, maintenant qu’il pouvait, en toute sécurité, faire agir de conserve ses regards et son ouïe, ce furent ses narines qui, frappées par de bonnes senteurs de victuailles, opérèrent la première reconnaissance à travers la toile. Qu’on nous pardonne de montrer le chevalier dans cette déplorable attitude de renifleur. Hélas ! si vaillant qu’il pût être, ce n’était qu’un homme et – grâce à cette faiblesse de l’homme – il en avait les défauts… si tant est que vouloir vivre en est un ! Veuillez vous souvenir de ceci : son dernier repas était loin et le laissait à jeun depuis un incalculable nombre d’heures. Or, devant lui, là, s’étalaient les reliefs d’un plantureux souper. Qu’on juge s’il dut se faire violence pour garder son sang-froid et calmer l’odieuse voix de son estomac en pleine révolte. Auprès de celui qu’il endura en un instant, le supplice de Tantale n’était que de la Saint-Jean. En son lieu et place, devant ces senteurs apéritives diaboliques, Matraque eût peut-être abjuré sa foi de chrétien. Lui n’abjura rien ; il eut l’héroïque courage de refouler son mal. Comme tout à l’heure, il voulait voir, il voulait entendre. Le salon mitoyen, brillamment éclairé, regorgeait de monde. Il y avait là, pour le moins, quatorze muguets de cour et une demi-douzaine de femmes, sans parler des deux servantes qui semblaient aussi faire partie de la société. Cœur-d’Amour ne put les compter. Il attendit d’entendre parler chacun pour fixer dans sa mémoire voix et physionomies. Les femmes étaient toutes jeunes et belles. Elles fraternisaient ensemble, bien qu’elles fussent de conditions très variées : grandes dames, bourgeoises, bohémiennes, ribaudes. — Hardi la v***e, Fiamma ! disait un petit blondin étendu, les tibias en l’air, sur un fauteuil renversé ; et toi, Isis la Belle, fille de Satan, danse, danse encore… tes jambes sèment la gaîté… — Je ne suis point la fille de Satan, seigneur de Maugiron. Mon père se nomme Ripaudier ; il est duc ! Tous éclatèrent de rire. — Ah ! fit un autre en vidant son verre, duc d’Égypte ! noblesse d’argot ! La peste soit de tes prétentions, douce Isis… Et toi, Fiamma, ton père serait-il prince, par hasard ? Fiamma, superbe fille au regard de velours, abandonna sa v***e pour fixer le questionneur. Mon père, dit-elle, est peut-être duc, prince, ou simplement comte comme vous, monsieur de Saint-Mégrin. À son défaut, Salem-Kébir vous est connu ; celui-là est mon protecteur. L’énoncé de ce nom jeta un froid. Il n’eût pas fait bon de se moquer trop haut de ce personnage, redouté à l’égal du mauvais œil. Après un court silence, la conversation fut renouée par un jeune seigneur, assez gros, et possédant un fort accent germain : — Eh ! Messeigneurs, que nous importe la filiation de nos mignonnes compagnes, pourvu qu’elles sachent boire… N’est-ce point ton avis, d’Entragues ? L’interpellé haussa les épaules. Mon pauvre Schomberg, tu as une façon tout à fait choquante d’envisager la beauté à travers des flacons. Pour ma part, si j’admets difficilement l’ivresse chez l’homme, ce genre d’intempérance me rend la femme odieuse. Le gros Schomberg fit la moue. Heureusement, fit-il, en vidant son verre, il n’y a ici que toi pour être de cet avis, mon cher comte. Si ces messieurs ont la faiblesse de ne me point soutenir, j’en appelle au témoignage de la charmante amie du plus fou d’entre nous. — Ayelle ! crièrent plusieurs voix. — Quoi ? demanda celle qui répondait à ce nom, une des trois dames dont les collerettes empesées et les toilettes luxueuses n’eussent pas été déplacées à la cour. — Ayelle, Schomberg désire vous poser une question. — Ayelle, gardez-vous de l’écouter ; c’est un passionné, sans qu’il y paraisse. — Et quand il devient entreprenant… — N’en croyez rien, délicieuse comtesse, ces messieurs voudraient acheter votre silence au profit de d’Entragues, qui n’est qu’un traître ! explosa le gentilhomme lorrain, tout congestionné. — Un traître ! expliquez-vous ? — Eh ! l’explication est simple, coupa un petit homme tout contrefait. Moi, Chicot, je suis du parti de M. de Schomberg et déclare Charles de Balzac, comte d’Entragues, ici présent, coupable de lèse-galanterie. On écoutait sans comprendre. — Chicot, tu déraisonnes ! — Chicot, tu deviens bouffon ! — Je le deviendrai, n’en doutez pas, lorsque cet imbécile de Sibillot voudra bien abandonner l’emploi que son insuffisance déshonore1. Pour l’instant, je parle fort sensément. — Alors, bavard, donne des preuves. — Soyez donc juges, seigneurs. Depuis que nous sommes réunis céans, M. le comte d’Entragues a-t-il seulement accordé un regard – j’entends un regard où se lise l’intérêt – aux mignonnes personnes dont la compagnie – sauf M. de Schomberg, auquel il faut du vin – nous enivre tous ? — C’est vrai, approuva-t-on. — Je m’adresse à votre bonne foi, monsieur de Mercœur. S’est-il détourné en voyant s’approcher de ses lèvres le bras blanc de Mlle de Limeuil qui vous fait vis-à-vis ? — Oui, pardieu ! le comte s’est détourné. — Avouez aussi, monsieur d’Épernon, avouez, monsieur de Maugiron, qu’il fermait les yeux lorsque dansait Isis-la-Belle, dont les jambes nous semblent une bénédiction ? — Il n’y a pas à le nier : Balzac semblait à cent lieues de cette céleste vision. — MM. de Livarot, de Quélus, de Joyeuse et de Ribérac ne me démentiront point. À leur connaissance, toutes les agaceries de Mlle de Saint-Rémy sont restées impuissantes à dérider le comte, et il s’est même presque fâché, souvenez-vous-en, en se trouvant pris entre les épaules, si séduisantes pourtant, de Faustine et de Mariola, les deux servantes occasionnelles de Mme la Poulpe ? — C’est vrai ! — C’est vrai ! C’est vrai ! — A-t-il un regard inquisiteur, ce Chicot ! Il n’y avait pas que le petit bonhomme pour avoir de bons yeux, car, à l’abri de sa toile métallique, en cet instant même, Cœur-d’Amour ouvrait démesurément les siens et se disait : — Les voilà donc, tous ces muguets, ces menins, ces mignons, dont la déplorable réputation est parvenue jusqu’à moi au fond de la Gascogne, au bout de l’Italie même… Eh bien ! je sais gré à mon étoile de me les avoir fait désigner. « Vertudiable ! à distance on a le tort de se former une opinion exagérée de ces courtisans… De près, ce n’est plus du tout la même chose… Et ce qu’ils perdent à se montrer de près ! Pourtant, notre chevalier se réservait encore en ce qui concernait le comte d’Entragues. Bernard d’Arma était un observateur réfléchi et il ne pouvait concevoir que, sous le beau front de penseur de celui que raillait si irrévérencieusement le spirituel nabot, il n’y eût d’autres rêves que les ineptes ou les futiles caprices dont se contentaient assurément ses compagnons de plaisir.
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