III – LA MAISON DES MIGNONNES-2

2314 Words
Le charme était rompu ! Incapable d’accorder la moindre attention aux tiraillements de son estomac, – il n’avait pris aucune nourriture depuis plus de douze heures, s’étant arrêté pour la dernière fois à Palaiseau, – et d’ailleurs bien convaincu que son écuyer et leurs deux montures avaient dû aller se gîter et souper quelque part. Cœur-d’Amour se résolut à demeurer encore à son poste d’observation. Par exemple, n’ayant plus aucun sujet d’observation à examiner sur la façade de l’hôtel désormais endormi, il fit le tour du pilastre de chêne pour porter toute son attention sur la Maison des Mignonnes. Le peu qu’il avait pu percevoir, tout à l’heure, de la conversation échangée entre les deux personnages installés dans le salon de droite, l’incitait à en apprendre plus long. Il se rapprocha donc, en évitant de faire le moindre bruit, de la fenêtre la plus proche. Comme il faisait une température assez élevée dans l’intérieur de la Maison des Mignonnes, la Poulpe, avant de se retirer, s’était efforcée d’accrocher l’espagnolette à son cran d’arrêt, pour permettre à l’air du dehors de trouver un passage dans l’entrebâillement des deux battants. Cœur-d’Amour put donc voir les deux interlocuteurs et les entendre. L’un était petit et maigre. Sa figure chafouine, son teint bilieux, son nez fortement busqué, présentaient un ensemble du caractère le plus faux qui se puisse rencontrer. Cette tête d’oiseau de proie surmontait un vêtement tout noir et de coupe sévère. Son propriétaire répondait au nom de Gaspard Mouvette. Lieutenant de robe courte, il ne fréquentait guère le Grand Châtelet, ayant été détaché au service particulier de Catherine de Médicis, et ce service ne pouvait passer pour une sinécure, la reine mère ayant toujours eu la toquade des entreprises où le poignard, le poison et la hache, ensemble ou séparément, étaient appelés à jouer un rôle important. L’autre personnage, beaucoup plus grand, beaucoup plus épais, portait un vêtement où dominait le rouge ; sur sa face bestiale, sur son cou de taureau, sous ces cheveux plantés bas, le rouge s’étalait aussi. Ironie du hasard, malgré cette surabondance de sanglantes couleurs, cette brute inintelligente se nommait Peaunoire. Peaunoire exerçait son métier de forgeron d’une façon intermittente, et remplissait plus communément les fonctions d’aide tortureur près la cour prévôtale. Gaspard Mouvette semblait exercer sur son compagnon une fascination singulière. C’est sa voix qui avait tout d’abord attiré l’attention de Cœur-d’Amour, parce que cette voix avait dit : — Le colombier d’en face va se réveiller de son long sommeil. — Les Villeneuve-Marsan sont graciés ? — Oh ! comme tu y vas, ami Peaunoire !… La marquise et sa fille sont au nid, voilà le vrai, parce qu’on s’intéresse en haut lieu nu placement de la jeune personne… C’est quelque chose comme une affaire d’État… Cœur d’Amour eut la gorge comme dans un étau… Quoi ! N’était-il venu de si loin en escortant, en gardant précieusement Solange, que pour se la voir ravir par un autre sitôt son arrivée à Paris ? Il est vrai qu’avant de pouvoir obtenir la main de cette noble demoiselle il avait fort à faire, lui simple cavalier de fortune, enfant perdu : il lui fallait conquérir une place au soleil, se faire un nom, obtenir un rang. Il se savait noble, puissant seigneur, peut-être ; hélas ! il ne pouvait le prouver. Quelles forces garderait-il pour tout ce qui lui restait à entreprendre si, dès le début, l’espoir de conquérir Solange venait à lui manquer ? — Mais en ce qui concerne Jacques de Villeneuve-Marsan, poursuivait le lieutenant de robe courte ; reviens sur tes pas, mon bonhomme… Le cas de celui-là est différent… bien différent ! — En quoi ? demanda Peaunoire. — En ce qu’il peut avoir des idées à lui… On parlait du père de celle qu’il aimait, c’était en quelque sorte parler encore d’elle. Bernard d’Arma réprima son angoisse pour écouter. — Ah ! des idées à lui, fit l’instable forgeron sans comprendre… Quelles idées ? — Parbleu, celle de ne pas trouver le prétendant à son goût… — Quel prétendant ? — Celui qu’on destine à la demoiselle, donc ! — Ah ! c’est juste. — Ou encore celle de vouloir lui-même choisir son gendre. — Ça me semble difficile ! — Difficile ? — Dame, à Vincennes ! — Il peut en sortir ! — Tiens, au fait, oui ! — Eh bien, c’est ce que nous ne voulons pas ! Le petit homme à tête d’oiseau carnassier n’avait prononcé ces derniers mots qu’en baissant la voix, mais l’énergie de son geste ponctuant la phrase pouvait la faire interpréter dans un sens si terrible que, sous l’auvent et dans la pièce, les deux auditeurs reculèrent d’un pas simultanément. — Impossible ! pensa Cœur-d’Amour en revenant se mettre aux écoutes tout contre la bordure du châssis. À quoi vais-je rêver là ?… On n’oserait ! « Puisque je suis en bonne place pour surprendre ce que vont comploter ces deux chenapans, laissons-les s’enferrer… Au dernier moment, s’il y a lieu, j’irai leur mettre la main au collet… « Ventrepape ! les autres vont-ils faire le jeu de ceux-ci en m’empêchant de tout entendre ? Des rires accompagnés de bravos venaient en effet de partir du salon de gauche, motivant cette réflexion. Par bonheur, ce ne fut qu’une explosion. — Je vous vois venir, vous, s’écria le tourmenteur avec un commencement de colère. S’il y a quelque besogne à faire en dehors des règles, merci bien, je sais ce que cela pourrait coûter… serviteur ; je ne travaille pas sans un ordre écrit, moi, seigneur lieutenant de robe courte. — Bon, se dit le chevalier, cette vilaine figure d’enterrement n’est pas celle d’un sacripant, puisque celui qui la porte appartient à la police du royaume. Je me serai trompé sur ses intentions. Au lieu de prendre la mouche, le seigneur lieutenant demanda posément : — As-tu jamais pu voir de près le grand marquis de Villeneuve-Marsan, toi, mon ami Peaunoire ? — Oh ! souvent !… Mon métier m’appelle deux ou trois fois par semaine à Vincennes, pour la vérification et la réparation des fermetures, des entraves, des chaînes. On m’a même installé une forge dans la cour de la réserve, sous un appentis collé à la tour du donjon… — C’est dans cette tour qu’est la chambre du marquis ? — Oui, un noble et beau vieillard… — Un vieillard ?… Il va sur ses quarante-cinq ans. — Il porte beaucoup plus… Ce n’est pas surprenant, après tout : dix ans de prison, ça vous déconsolide un homme… Est-ce pour me parler du marquis que vous m’avez fait venir ici ? — C’est pour assurer ta fortune, mon bonhomme… N’as-tu jamais rien désiré ? — Si, quitter mes fonctions subalternes… être à mon tour le maître… Avoir le poste de tourmenteur juré. — Brr ! grogna Cœur-d’Amour avec dégoût, le goujat au manteau rouge est tortionnaire… Immonde espèce ! — Tu l’auras ! promit Gaspard Mouvette. — Oh ! oh ! fit l’hercule, pas si vite… Je vous sais puissant, seigneur lieutenant, je n’ignore pas que vous fréquentez haut ; mais, avant d’accepter votre offre, faudrait-il au moins que je sache… Le lieutenant de robe courte fit un pas vers lui et le poussa tout contre la fenêtre derrière laquelle notre chevalier se faisait petit, petit. — Drôle, demanda-t-il en baissant le ton, – et cette précaution devenait inutile, puisqu’ils étaient tous deux maintenant dans le voisinage immédiat du chevalier aux écoutes. – Drôle, il s’agit d’obliger notre beau seigneur Roland, duc de Nemours. Ce nom fut perdu pour Cœur-d’Amour, à cause de nouveaux éclats de voix partis du salon voisin. Nos deux interlocuteurs ne prirent aucun ombrage de ce bruit. Chez la Poulpe, à la seule condition de ne point s’immiscer dans les affaires d’autrui, chacun pouvait agir à sa guise et en toute sécurité. Peaunoire plissa ses grosses lèvres lippues. Apparemment le nom prononcé ne l’impressionnait en rien. — Il s’agit de faire le jeu de monseigneur le chancelier de Villequier ! C’était plus grave ! Gaspard Mouvette acheva : — Il s’agit surtout du service de Mme Catherine ! Pour le coup, l’homme au manteau rouge courba les épaules et bégaya avec effroi : — Mme Catherine ! La reine mère ! — La reine mère ! répétait de son côté le chevalier. Que peut-elle encore préparer de louche, celle-là ? Ce que je connais de ses actions passées fait dresser les cheveux !… Et puisqu’il est à l’Italienne, ce policier à visage de cadavre ne doit être catholique que de nom… Corps Dieu ! j’ai bien fait de rester ici. Dans la pièce si bien surveillée par l’ex-chevalier d’escorte des dames de Villeneuve-Marsan l’entente allait enfin se conclure. Catherine de Médicis n’avait point l’habitude de voir discuter ses ordres et, bien que depuis l’avènement de Henri III, son fils préféré, elle eût perdu beaucoup de son ancienne puissance, elle en gardait encore assez pour faire agir ses séides et mener à bien, du fond de la retraite qu’elle s’imposait, ses multiples et secrets desseins. — Seigneur lieutenant, dit le géant apoplectique, le métier de questionneur n’empêche pas un homme d’être honnête ; j’ai toujours apporté beaucoup de scrupule dans mes fonctions et personne ne peut me reprocher d’avoir jamais agi de mon propre chef ; mais du moment où il s’agit du service de Mme Catherine… — Et du bien de l’État, mon bonhomme. — Et du bien de l’État… Parlez… Je suis à vos ordres. Gaspard Mouvette sourit. — Tu deviens raisonnable et je t’en félicite, fit-il. Ta résistance pouvait te conduire sur la claie que tu connais bien pour y avoir fait gazouiller tes nombreux clients… Voyons, tu sais tenir un marteau, des pinces, un trident ?… Tous les outils de ton métier portent des noms affriolants et sont également bons pour tuer… Peaunoire eut un sursaut et ses genoux fléchirent. — Serais-tu indisposé ? s’intéressa ironiquement l’agent de la reine mère. — Je ne suis pas un assassin ! — Eh ! qui te parle de le devenir ?… Alors, à ce compte, et puisque c’est Madame Catherine qui ordonne, Madame Catherine serait donc meurtrière ! Sous l’auvent, en écoutant traiter ces abominations avec un sans-gêne gouailleur, Cœur-d’Amour était devenu d’une pâleur de cire. Avait-il donc crainte ? Oh ! non, c’était la colère, une fureur blanche qui figeait son sang, contractait ses lèvres, enflammait ses yeux, agitait tout son corps de secousses fiévreuses. Pourtant, il ne bougeait pas, parce qu’il se disait, tout en tourmentant de ses doigts énervés la coquille de sa rapière : Je veux savoir ! Je veux savoir ! Et lorsque je saurai, ah ! ce sera fini, pour eux, de rire !… « Mais, vertudiable ! qui veulent-ils donc tuer ? Peaunoire posait justement la question précise à son interlocuteur : — Quel est le nom de celui qu’il faut frapper pour obliger monsieur le duc, satisfaire M. le chancelier et servir Mme Catherine. — Tu deviens indiscret, mon brave, répondit Gaspard Mouvette, en s’éloignant de l’embrasure et en entraînant vers la porte son interlocuteur, preuve que l’entretien touchait à sa fin. Son nom importe peu, et tu pourras le lui demander à lui-même après l’affaire. — À quelle classe appartient-il ? — À la plus élevée ; autrement, s’occuperait-on de lui à l’hôtel de Soissons ? L’hôtel de Soissons servait de logis à Catherine. — Dites-moi son âge ?… Ce qu’il a fait pour mériter pareille fin ? — C’est de l’inquisition. — Enfin, je dois pourtant savoir quand il faudra… — Oh ! cela, oui… Demain à la tombée du jour. — Sitôt ? s’effara Peaunoire. — Si tard, veux-tu dire ?… Ah ! pour un homme enthousiasmé de son rôle, vrai, tu ne le parais guère… Va demain, à l’heure dite, au château de Vincennes… — C’est là que ?… — C’est là. L’émissaire de l’Italienne était parvenu à la porte et sa main en caressait déjà le bouton. Cœur-d’Amour s’était ramassé, prêt à foncer au travers de la fenêtre. — Prends des aides, reprit le lieutenant, pas de tes compagnons, des rufians, des argotiers, à ton choix, et, puisque tu as la forge dans la cour de la réserve, fais les passer pour des compagnons forgerons et cache-les dans l’appentis… — Oh ! si c’est au Grand Marquis que vous en voulez, s’écria Peaunoire, la tour du donjon défie toute escalade ! — Farceur ! feras-tu ce qui t’est commandé ? — Mais la garde peut nous surprendre. — La garde aura des ordres et ne se montrera pas… Le feras-tu ? — Je le ferai, gémit le malheureux. — Bien… Ton rôle est simple… « Si tu vois un prisonnier chercher à s’évader… un prisonnier, tu m’entends, quel qu’il soit… appelle la garde… Il ouvrit la porte en ajoutant : — Et, comme la garde ne viendra pas, fais ce qu’elle eût eu le devoir de faire… tue ! Les carreaux de la fenêtre tombèrent en éclats, et Bernard d’Arma, terrible, bondit dans l’intérieur de la pièce en criant : — Rendez-vous, bandits, ou vous êtes morts ! Mais il n’y avait plus personne devant lui, les misérables s’étaient éclipsés, et, emporté par son élan, le jeune homme alla heurter la porte, qui rendit un son plein. Toutes les tentatives qu’il fit pour essayer de l’ouvrir ne donnèrent aucun résultat. La fermeture était à secret. Alors, désolé d’avoir trop tardé et de l’inutilité de ses efforts, Cœur-d’Amour eut une seconde de découragement et gémit : — Les lâches ! C’est au marquis de Villeneuve-Marsan qu’ils veulent arracher la vie… C’est le père de Solange qu’ils veulent assassiner. Il se redressa, une réflexion subite venant éclairer son mâle visage : — Ah ! vous avez compté sans moi, messieurs les assassins… Puisque le guet-apens tient pour demain… j’y serai !
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD