III – LA MAISON DES MIGNONNESTout au bout du faubourg qui s’était construit autour de l’abbaye de Saint-Martin-hors-les-murs, se dressaient, en face l’une de l’autre, sur la berge de la Seine, regardant la Porte-Neuve, à peu près dans le quadrilatère formé aujourd’hui par le quai Voltaire, les rues de Beaune, de Verneuil et des Saints-Pères, se dressaient, disons-nous, deux constructions de formes bien différentes et que leur voisinage rendait encore plus marquantes.
La première, celle qui se trouvait en contact immédiat avec la promenade du Pré-aux-Clercs, affectait par son architecture mauresque l’aspect bien connu des Délicias andalouses. Sa façade ornée d’une colonnade cintrée et surbaissée avait vue, par ses six arceaux, sur le palais des Tuileries.
À l’intérieur, les appartements, meublés de divans, de tabourets et de nattes, dans le goût oriental, tournaient autour d’une cour plantée en jardin et aboutissaient à l’arrière-façade, n’abritant que deux grands salons luxueusement tapissés, dont les fenêtres s’ouvraient partie sur la cour plantée, partie sous une toiture en auvent terminant la construction, et destinée à garer les chaises à porteurs ou les montures de la joyeuse ou batailleuse clientèle qui se donnait rendez-vous en ce lieu.
Les écholiers de l’Université, pour se moquer des mœurs italiennes affichées par le roi et ses favoris, avaient baptisé ce rendez-vous des plaisirs : la Maison des Mignonnes…
Mme Myrtille, la tenancière de l’établissement, n’y trouvait rien à redire, non plus qu’au surnom, peu gracieux pourtant, de « La Poulpe », qui lui avait été décerné autant pour caractériser ses honteuses combinaisons d’entremetteuse, tirant profit des rapports qu’elle parvenait à établir entre les grands seigneurs ou les financiers en quête d’aventures et les petites grisettes à court de pistoles, que pour synthétiser la flasque gélatine de ses charmes monstrueux.
On ignorait tout du passé de la Poulpe, mais on la disait riche.
En effet, son double métier de pourvoyeuse et d’espionne de la prévôté rapportait de l’or, en lui permettant de se croire à l’abri d’une fermeture motivée.
C’était une fiche de sécurité jointe au plus honteux des trafics.
Une place rectangulaire, un terre-plein pour mieux dire, séparait la face postérieure de la Maison des Mignonnes du portail majestueux, flanqué d’un haut mur de clôture, au-dessus duquel, par delà une cour d’honneur, se profilait la masse imposante d’un hôtel princier.
Un hôtel inhabité depuis tantôt dix ans, sinon par des gardiens ; un hôtel sur la façade duquel couraient maintenant des lumières, car c’était là le berceau des Villeneuve-Marsan, comme le clamait le fier cri de guerre du Grand Marquis : À tout ! Marsan ! sculpté dans la pierre du chaperon du portail, en dessous de l’écusson d’azur.
Mme la marquise, revenant d’exil, venait de réintégrer son logis avec Mlle Solange, sa fille, Cortansio, son vieil écuyer, et une nouvelle suivante au grand air dédaigneux, miss Huming.
Pour achever la description topographique de cette extrême pointe du faubourg Saint-Germain où vont se dérouler quelques-unes des scènes capitales du présent récit, disons que l’enclos de l’hôtel embrassait un espace immense et presque régulier longeant le Pré-aux-Clercs, à l’ouest, contournant, au midi, un lavoir attenant aux terrains réservés à la foire annuelle, et redescendant vers l’établissement de la Poulpe à l’est.
Il pouvait être onze heures de nuit. Depuis tantôt deux heures, le chevalier Bernard d’Arma, l’escorteur impénitent, le défenseur des dames, le batailleur endiablé, notre Cœur-d’Amour enfin, restait appuyé à une des poutres de chêne qui servaient de soutiens à l’auvent situé derrière la Maison des Mignonnes.
Que faisait-il là ?
Rien de bien important, et pourtant il donnait une attention soutenue à quelque travail où l’esprit seul pouvait être en activité.
Depuis qu’il était parvenu en ce lieu, il n’avait pas bougé d’une semelle.
Était-ce donc le but de son long voyage, ce terre-plein garni d’une herbe rare et foulée par places, comme lépreuse ?
Peut-être !
Toujours est-il qu’il s’était autant dire hypnotisé à la vue des fenêtres éclairées de l’hôtel, n’accordant aucune attention aux lamentations de Matraque dont l’estomac chantait famine, ne répondant pas aux protestations de dévouement de Courmantel qui s’éloignait en lui jetant son adresse : « Rue de l’Échaudé, à l’enseigne des Trois Couronnes !… » ne s’apercevant même pas que son écuyer, fatigué d’avoir toujours à courir après les deux montures, dont les verdures lointaines flattaient les narines, s’étaient finalement éloigné à leur suite, pour ne plus revenir.
Que lui importaient, après tout, ces vulgaires nécessités de la vie ?
Lui n’avait de regards et de pensées que pour les fenêtres de cet hôtel, dans l’intérieur duquel venait de se claquemurer Mlle de Villeneuve-Marsan, Solange, la perle du château de Bonaguil.
Il vivait dans un rêve !
Il vivait d’amour !
Car veuillez remarquer l’étrange désaccord des sentiments qui, en un espace de temps restreint, s’étaient souverainement partagé son cœur.
Alors qu’il suivait le paisible mulet portant Matraque et Courmantel, il avait eu toutes les peines du monde à se remémorer le visage de celle qu’il aimait, tant le joli minois de Gloriette, sa nouvelle petite sœur, avait mis d’obstination à s’interposer entre ce visage admirable et les ressources de son souvenir.
Eh bien ! dès qu’il avait mis pied à terre sur cette place, changement complet : la magique blondeur de la muette s’était soudain transformée en une vision auréolée de cheveux bruns.
Le charme jeté sur lui par la petite bohémienne opérait bien encore un peu, puisque, brun ou blond, le visage qu’il avait sommé de répondre à son appel gardait la même forme, semblait conserver les mêmes traits, mais il le reconnaissait mieux maintenant, ces yeux noirs, c’étaient ceux de Solange, ce casque d’ébène, c’était la royale parure du front de Solange ; de Solange aussi, il évoquait le nez aux ailes fines, la lèvre rougie comme une fente de grenade.
Ah ! il était amoureux, ce vaillant chevalier, amoureux comme on croit toujours ne l’être qu’une fois, solidement, définitivement.
Solange ! Solange ! Solange !
Il ne voyait qu’elle, ne pensait qu’à elle !… Oh ! Gloriette pouvait venir à présent ; Cœur-d’Amour se sentait cuirassé contre un retour de faiblesse coupable.
Il ne craignait plus le regard céleste de ses yeux tendres…
Ah ! mais non ! pas de bêtises ! mieux valait ne point l’évoquer aussi, cette silencieuse enfant, dont le regard avait une voix…
Et puis, les filles de Bohême ont des philtres ; chacun sait ça !…
Sa faction durait depuis tantôt deux heures sans qu’il eût fait un mouvement.
Derrière lui, la Maison des Mignonnes avait pris graduellement de l’animation. D’abord, dans le salon de droite, deux personnages, dont l’un était masqué, avaient été introduits mystérieusement par la Poulpe. Puis, à son tour, le salon de gauche s’était peuplé de visiteurs, nombreux, ceux-là, et disposés à agrémenter le plus possible le temps restreint qu’ils avaient à passer dans cette vallée de misères.
À droite, on parlait bas, on chuchotait. À gauche, on menait grand tapage : des cris, des rires, des verres choqués, de la musique, des chants, des danses, des baisers.
Notre amoureux était si fortement intéressé par la vue des fenêtres qui s’éteignaient l’une après l’autre, que, de tout ce bruit, ses oreilles ne percevaient qu’un bourdonnement confus.
Pourtant, il réprimait parfois un geste d’agacement, et, chose étrange, ses contrariétés intermittentes semblaient résulter beaucoup moins des éclats de voix lancés à gauche que des susurrements murmurés à droite.
Des lois difficiles à préciser régissent les sensations extérieures perçues durant le sommeil : tel dormeur est affecté par le bruit, l’autre par le silence. Il en va de même du rêveur, qui n’est en somme qu’un dormeur éveillé.
Il ne restait plus qu’une seule fenêtre allumée sur toute la façade de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, et l’âme du chevalier passait dans ses yeux, car il se disait :
— C’est la sienne !
Traduisez : « C’est celle de Solange. »
Et il allait peut-être s’élancer, convaincu qu’il ne pouvait manquer d’être accueilli avec plaisir par la noble jeune fille, mais il se contint à temps, réfléchissant à l’esclandre qui résulterait de cette folle entreprise, au cas très improbable où il parviendrait à franchir, par escalade, la haute muraille.
Force lui fut donc de demeurer à son poste.
Il en fut bien payé par ce qu’il put voir ou deviner.
La façade de l’hôtel était séparée du terre-plein public par toute la largeur de la cour d’honneur, et les fenêtres du premier étage ne pouvant offrir, à cette distance, aucune chance d’être prises d’assaut par les malingreux, filous et grappilleurs qui travaillaient de préférence dans les faubourgs hors les murs, où le chevalier du guet et ses archers se gardaient bien de les déranger, ces fenêtres n’étaient garnies d’aucun contrevent.
De plus, l’habitation étant restée privée de ses maîtres pendant de nombreuses années, les rideaux et les stores, destinés à masquer la vie intérieure à certaines heures, s’en étaient allés d’eux-mêmes, vaincus moins par l’âge que par le soleil, la poussière et l’humidité.
Or, le retour inopiné de la marquise et de sa fille avait nécessité pour cette première nuit, l’installation d’une défense de fortune contre les indiscrétions du dehors, et la dernière croisée éclairée se trouvait n’être protégée que par une simple guipure hâtivement tendue devant le vitrage.
Soudain, une moiteur vint mouiller les tempes du chevalier, une forme féminine, éclairée à revers par la flamme du flambeau, venait de projeter très distinctement l’ombre de son profil sur la guipure.
Le cœur de Bernard ne l’avait pas trompé ; c’était, à n’en point douter, la fine et élégante silhouette de Mlle de Villeneuve-Marsan.
Avec la tranquille insouciance d’une personne qui se sait enfermée, bien seule, et ne se sent pas épiée, Solange procédait aux préparatifs de sa toilette de nuit.
Elle venait d’enlever sa première jupe, ainsi que son corsage à haut collet, à manches à gigot étranglées, et demeurait en cotte baleinée.
Plus à l’aise en cette tenue, qui laissait en liberté ses belles épaules et ses bras peut-être un peu grêles, elle allait et venait, frôlant parfois la traîtresse guipure, examinant cette chambre inconnue d’elle, passant en revue les meubles, les tableaux, les garnitures.
Puis, satisfaite de son inspection, après s’être agenouillée un instant sous un grand christ dont le corps d’ivoire blanchissait la pénombre, elle se redressa et ses mains agiles attaquèrent les lacets de son corset.
— Corps de Satan !
Cœur-d’Amour allait-il donc continuer, à l’insu de celle qu’il aimait, à v****r de son regard ses secrets de vierge ?
Ah ! que c’était donc tentant ! Oui, mais, pour sa scrupuleuse loyauté, c’eût été une action déshonorante.
L’honneur commande de ne prendre de la femme que ce qu’elle veut bien vous accorder de son plein gré. Or, Solange pouvait-elle être consentante ?
Dans l’impossibilité matérielle où il était de la consulter à cet égard, notre chevalier prit un héroïque parti… Il ferma les yeux.
Mais, ses paupières une fois closes et toute l’énergie de sa pensée n’étant plus absorbée par l’acuité du regard, il constata non sans surprise que le sens de l’ouïe, presque atrophié chez lui l’instant d’auparavant par l’impérieuse contention de sa vue, se développait tout à coup au point de devenir d’une sensibilité gênante.
En effet, les différents bruits exhalés jusque sur la place par la société qui peuplait la Maison des Mignonnes n’avaient encore tournoyé près de ses oreilles que comme un bourdonnement mal défini.
À cette minute même, comme si un mur matelassé se fût soudainement écroulé, ils se dédoublèrent, se précisèrent, telles les parties distinctes d’un orchestre, au point qu’il se crut transporté du coup dans la maison même.
Sa surprise fut si forte que ses paupières remontèrent.
Instinctivement, malgré la sourde révolte de sa volonté, son regard retourna vers la fenêtre.
Alors Cœur-d’Amour poussa un soupir de soulagement, de regret aussi, sans doute ?
Le temps de contrainte qu’il venait de s’imposer avait été bien employé par Solange. La lumière était éteinte. Toute la façade de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, uniformément sombre, ne laissait plus deviner la place de ses baies que par des renfoncements plus noirs.