C’était si prodigieux que Bernard ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux.
— Allons, coquins, se décida-t-il à crier, jetez vos armes et avancez !
Aucun ne bougea, aucun ne répondit.
— Corps diable ! obéissez ou je vous charge !
Même résultat…
— La discipline ! osa dire le prisonnier. Mes agneaux, n’obéissent qu’à ma voix.
— Alors, je vais leur en faire écouter une autre !
Se jetant à corps perdu sur les impassibles brigands, d’un revers de son épée le chevalier en coucha deux sur le terrain.
— Ventre pape ! hurla-t-il, après s’être penché sur ses victimes, quelle est cette mascarade ?
Et, revenant vers son écuyer, interdit :
— Ce que tu prenais pour des ennemis, ce sont des échalas drapés de loques, ni plus ni moins.
— Ah ! dame, murmura tristement le vaincu, ça ne coûte pas cher à nourrir et ça ne se révolte jamais.
Le chevalier ne put s’empêcher de rire à l’audition de cette philosophique réflexion, et il vint examiner de près celui qu’il avait pris sans le voir.
C’était un grand diable d’une quarantaine d’années, à la charpente osseuse, au visage amaigri par les privations. Une barbe inculte s’embroussaillait sur sa poitrine, cherchant à donner à sa physionomie un aspect féroce, mais n’y parvenant pas. Au demeurant, de toute évidence, le terrible aventurier, dont la réputation allait loin, devait être un malvoulant des plus inoffensifs. Il ne possédait même pas de quoi se défendre, puisque sa seule arme n’était qu’un simulacre de mousquet grossièrement imité.
Sur l’ordre de son maître, Matraque défit les liens du prisonnier, qui put se lever…
Alors eut lieu ce peu banal interrogatoire :
— Votre nom ? demanda Bernard d’Arma.
— Baron Courmantel.
— Vous êtes de noblesse ?
— Un peu, par ma femme ; elle s’appelait Baron.
— Et vous avez ajouté son nom au vôtre ?
— Je l’ai fait passer devant par galanterie.
— De sorte que vous êtes simplement le sieur Courmantel ?
— En partie.
— Comment cela ?
— Voyez-vous, monsieur le chevalier, je n’étais pas construit pour détrousser les voyageurs. J’étais un honnête maître de pointe, dans le temps. À cette époque, je me nommais Mantel tout court… Mais la fatalité avait placé ma salle sur le chemin de Montfaucon, et, chaque fois qu’un gibier de gibet passait devant ma porte, les gamins ne manquaient jamais de venir me crier : « Mantel, tu seras pendu haut et court, comme lui ! tu seras pendu haut et court, Mantel ! »
— De là votre nom actuel ?
— Hélas ! de là aussi ma chute.
— Mais votre b***e ?
Courmantel regarda son interlocuteur avec surprise, et, comprenant que la question était posée avec une entière bonne foi, que son « truc », bien qu’en partie éventé, avait encore bonne apparence, il déclara non sans emphase :
— Ma b***e, c’est moi !
— Ah ! par exemple, intervint Matraque peu disposé à souffrir de nouvelles gasconnades, alors, Gingembre, Cabillot, la Bourrique et Pique-Misère, qu’en faites-vous ?
Votre maître vient d’en faucher deux, mon ami. Les autres sont aussi débonnaires : ce sont des échalas couverts de haillons, pour servir d’épouvantails.
— Impossible ! Ne les avons-nous pas entendus piétiner les feuilles ?
— Ici, Grain-de-Raison ! cria le singulier bandit.
Ce cri fit surgir de l’ombre un grand chien barbet qui, sans sa fourrure gris poussière, eût paru squelettique. Il fit le tour des deux étrangers en remuant la queue et vint frotter son humide museau aux rotules saillantes de Courmantel.
— Mon unique compagnon, présenta ce dernier, le seul bon souvenir que m’ait laissé madame mon épouse, une gourgandine assoiffée de luxe… Le métier de coupeur de route ne nourrit pas son homme et, sans cet intelligent animal, je serais déjà mort de faim… Dans notre association, c’est Grain-de-Raison qui est chargé d’imiter le bruit produit par une troupe en marche.
— Ma foi, avoua Matraque après avoir été inspecter les épouvantails, une si grande ingéniosité méritait plus de chance, l’ami.
Tout bas tombé qu’il était, Courmantel tenait excessivement aux titres pompeux, ignorés de l’armorial de France, mais bien conquis par lui au cours de son aventureuse existence.
Aussi se redressa-t-il pour dire :
— Veuillez ne point l’oublier… je suis baron.
— Par votre femme ?… je sais ! pouffa Matraque en se tenant les côtes.
— … et de noblesse !
— Noblesse de cape et de corde, c’est entendu !
— Allons, coupa le chevalier en s’arrachant à sa songerie, laisse à ce pauvre diable sa gentilhommerie de misère, puisqu’il semble y tenir. Il est moins à redouter qu’à plaindre.
— Et vous avez peut-être l’intention de lui faire grâce, monsieur le chevalier ?
— Oui, je ne voudrais pas avoir à marquer d’une pierre noire le soir de notre arrivée à Paris, le soir où j’ai eu le bonheur de parler à la mère de Mlle Solange de Villeneuve-Marsan et de rencontrer Gloriette.
— Mlle Solange, Gloriette, répéta le gros écuyer avec admiration ; l’une et l’autre vous tiennent déjà ?… Deux à la fois, mazette !… Ah ! monsieur le chevalier, vous ne vous corrigerez pas, je le crains. Ici, comme au pays, vous serez toujours la coqueluche des dames : le beau, l’irrésistible Cœur-d’Amour…
— Cœur-d’Amour ! hurla le baron Courmantel en reculant de trois pas, en même temps que Grain-de-Raison découvrait ses incisives blanches dans un rictus de colère et grondait lugubrement. Vous avez dit Cœur-d’Amour, ce qui signifie Cœur-Volant ?
Les deux voyageurs s’étaient mis sur la défensive, ne comprenant rien à la nouvelle attitude du gentilhomme des grands chemins.
— Ah ! ricana le doux brigand, j’allais faire un beau coup, moi ; m’en remettre à la générosité de Cœur-Volant, quelle bévue !
Comprenant qu’il devait y avoir quiproquo, Bernard demanda :
— Pourquoi Cœur-d’Amour signifierait-il Cœur-Volant ?
— Vous voulez me faire avouer ce que je pense de vous ? clama le bonasse géant avec feu. Eh bien, dussiez-vous me larder de coups après m’avoir entendu, par mes aïeux ! je déviderai jusqu’au bout le chapelet de mes motifs de haine !… C’est vrai qu’on vous désigne plus communément par votre second sobriquet, pourtant Cœur-d’Amour ou Cœur-Volant, c’est tout un pour moi, monsieur mon heureux rival.
« Ah ! vous ne vous attaquez pas à la société avec des armes pour rire, comme cet imbécile de Courmantel, vous, non, vous pillez, rançonnez, incendiez et massacrez…
« Vous êtes un tigre !
« Vous faites honte à la corporation des brigands généreux dont je suis, par malheur, l’unique représentant… Tous vous craignent, nobles, bourgeois et argotiers, parce que vous terrorisez Paris et ses environs. Tous ! non pas, car moi, baron Courmantel, j’éprouve un fier plaisir à vous le dire en face : vous ne me faites point peur, monsieur Cœur-Volant ! »
Bernard d’Arma avait dû se faire violence à lui-même pour écouter sans broncher l’excentrique baron.
Il se rendait bien compte que son sobriquet, lancé un peu au hasard par Matraque, était la seule cause de ce débordement d’insultes qui, le prenant pour cible, ne l’attaquait en rien, puisque en l’espèce, le génial malandrin se méprenant, son cartel s’adressait à un autre.
Au surplus, il n’était pas sans avoir entendu parler de ce Cœur-Volant, il avait même quelque peu houspillé sa b***e l’année précédente.
Par exemple, cet incident lui donnant à réfléchir, il voulait le tirer au clair et désirait se faire renseigner plus amplement sur le misérable personnage en question.
— Eh ! de par tous les diables ! dit-il aussitôt qu’il lui fut permis de placer un mot. Votre colère vous égare, mon pauvre homme ; si je réponds au surnom de Cœur-d’Amour, jamais personne ne m’a donné celui de Cœur-Volant. Je ne suis, à ma connaissance, ni incendiaire, ni massacreur d’inoffensifs bourgeois ; quant à avoir terrorisé Paris, je n’aurais pu obtenir ce fâcheux résultat qu’en agissant à très longue distance, car, ce soir, pour la première fois de ma vie, j’y vais mettre les pieds.
— Ce n’est pas possible !
— Possible ou non, c’est la vérité !
— Monsieur le chevalier, fit Matraque, à quoi bon vous obstiner à vouloir inculquer une chose de cette simplicité à monsieur le larron… le baron, veux-je dire ? De tenir l’affût dans la rosée, ça rend rudement têtu, buté et innocent, faut le croire.
Courmantel commençait à avoir des doutes. Sans relever l’impertinence, il demanda :
— Si je pouvais voir votre visage bien en lumière ?
Condescendant, le jeune homme se baissa vers la flamme de la torche qui achevait de se consumer.
Courmantel avait imité le mouvement.
— Dieu du ciel ! gémit-il en se redressant. C’est vous ! c’est bien vous !
— Sans doute c’est moi !… Auriez-vous la prétention de m’avoir déjà rencontré ?
— Oui ! la nature ne fait pas deux visages aussi semblables… vous êtes Cœur-Volant !
— Encore !… Ah ! corps de Satan ! s’écria le chevalier exaspéré, je ne pourrai rien tirer de sérieux de cet entêté, et puisqu’il s’obstine à voir en moi un parent de ce sanguinaire bandit dont je regrette bien fort de n’avoir pu démasquer le visage lors de notre rencontre sur la Vézère ! viens Matraque, en selle, mon ami ; laissons ce malheureux cuver sa mauvaise humeur. Au fait, il doit nous tenir rigueur d’avoir interrompu sa triste besogne.
Un moment, Courmantel resta indécis ; puis voyant que les deux voyageurs, le laissant libre, se disposaient à enfourcher leurs montures, il se frappa le front et courut vers eux.
— Un instant, monsieur le chevalier ; faites-moi la grâce de m’écouter encore ; je me repens d’avoir pu douter de votre parole.
Bernard, un pied passé dans l’étrier, eut un haussement des épaules. Sincèrement, il prenait en pitié ce malheureux, dont le cerveau lui semblait mal équilibré.
— Maintenant, demanda-t-il, vous n’en voulez plus douter ?
— Non.
— Je ne suis plus Cœur-d’Amour ?
— Si fait, puisque vous-mêmes venez de l’avouer.
— Alors, pourquoi ce revirement subit ?
— Parce que, si vous avez le propre visage d’un autre, – et cette extraordinaire ressemblance me confond, – vous ne pouvez être Cœur-Volant.
— Vraiment… et le motif de cette impossibilité ?
— Ma nouvelle conviction s’établit sur trois preuves plus évidentes l’une que l’autre.
— La première ?
— Cœur-Volant, sans rien entendre, m’eut poignardé ; et le geôlier de Vincennes aurait subi le même sort.
Bernard sourit.
— Un oubli, un simple oubli, fit-il, on ne pense pas à tout… Passons à la seconde raison ?
— Il eût enlevé la petite bohémienne !
— Hem ! c’est encore juste !… Décidément, je baisse… Et la troisième ?
— Grain-de-Raison se fût fait un vif plaisir de lui planter ses crocs dans les mollets… Avec vous, il s’est abstenu… bien mieux, il a remué sa queue… Ça c’est capital !
— Capital ! répéta Matraque mis en joie ; capital au possible ; Monsieur le chevalier ne pourra en disconvenir.
— Je vous félicite de votre perspicacité, baron, reprit le jeune homme, et, puisque j’ai négligé de me conduire assez cavalièrement pour avoir droit à un second sobriquet, qu’il n’en soit plus question, séparons-nous.
— Monsieur le chevalier, prononça gravement Courmantel, vous avez devant vous un homme qui va se rendre directement à la rivière si vous n’agréez ses services.
— Corbleu ! voilà qui passe la plaisanterie. Vous déraisonnez, je crois.
— Pardonnez-moi d’insister… Votre bonne action de ce soir m’a ouvert les yeux sur ma propre déchéance. Cette déchéance n’est pas complète, il est encore temps d’y remédier. Refuserez-vous d’achever ce que vous avez si bien commencé ?
Bernard était en selle.
— Mon garçon, dit-il, nous n’allons probablement pas fréquenter le même monde.
— Grain-de-Raison est autant au-dessous de moi que je puis être au-dessous de vous, monsieur le chevalier, et pourtant la bonne bête m’est utile. Laissez-moi vous prouver ma reconnaissance comme lui me prouve la sienne.
— Mais vous seriez dupe, mon pauvre baron, mon pécule est modeste et, à part mon cheval et mon épée, toute ma fortune tiendrait dans la main.
— Je ne demande rien quant à présent… Plus tard, lorsque vous serez grand seigneur, – et vous le deviendrez avant qu’il soit longtemps, ce n’est pas douteux, – vous reconnaîtrez comme vous l’entendrez le dévouement d’un bandit devenu honnête homme grâce à vous, d’un obligé discret, peu encombrant, mais toujours prêt à se présenter au premier appel.
« Vous ignorez Paris, monsieur le chevalier ; de loin, de bas, d’où vous voudrez, moi qui ai dû en apprendre tous ses mystères, je vous mettrai en garde contre les traquenards de la ville et les mensonges de la cour.
— Matraque, dit le chevalier se décidant soudain, prends le baron Courmantel en croupe et marchez devant ; il nous conduira vers l’hôtel de Villeneuve-Marsan ; il doit bien le connaître.
Courmantel poussa un soupir, courut à la vigne, réunit en un tour de main les quelques fripes qui figuraient sa b***e et composaient son avoir, puis, il revint prestement et se hissa au poste qui venait de lui être assigné.
Alors, le coursier à la queue de mulot reprit par les terres labourées, vers Saint-Sulpice, suivi de près par la jument de Bernard et accompagné par les jappements joyeux de Grain-de-Raison, qui ne savait à laquelle des deux montures accorder la préférence.
En route, notre chevalier se fit donner des explications sur l’emplacement de l’hôtel, sur ses dispositions extérieures et sur son voisinage.
Puis, lorsqu’il eut appris tout ce qu’il lui importait de savoir, d’une pression sur le mors, il retint son arabe de façon à rester un peu en arrière et à pouvoir réfléchir à ce qu’il allait entreprendre pour revoir Solange.
Car il ne pensait qu’à elle seule, il en eût fait le serment.
Pourtant, chaque fois qu’il fermait ses paupières pour fixer, de mémoire, les traits de Mlle de Villeneuve-Marsan, chose étrange, entre sa pensée et l’image désirée par lui, un autre visage moins altier venait s’interposer.
Il voulait le chasser, revenir à son aimée.
Impossible ! La vision blonde de Gloriette troublait la netteté de la vision brune de Solange.