II – UN EXCENTRIQUE AVENTURIER-1

2016 Words
II – UN EXCENTRIQUE AVENTURIERRevenant sur ses pas avec la même vélocité qu’il avait mise à aller prendre congé de ses protégées obligées, le fougueux jeune homme passa à une allure d’ouragan près de son écuyer, dont les réflexions étaient pleines d’amertume. — Suis-moi, lui cria-t-il sans ralentir ; au galop, si tu peux ! Puis il s’engagea dans les terres labourées. Matraque le suivit tout aussitôt. — Malepeste ! se disait-il. M. le chevalier me semble être de mauvais poil ! C’est signe d’orage !… De quelle capilotade vais-je être le témoin forcé ? Malgré sa mauvaise humeur, il activait l’allure de son pacifique destrier, de façon à n’être pas trop distancé par son maître. En quelques foulées, l’arabe fut sur les premiers échalas de la vigne des Chartreux. De ce coin si animé tout à l’heure, aucun bruit ne s’élevait plus. — Halte ! si vous tenez quelque peu à votre peau ! cria tout à coup une voix sonore. Comme bien on pense, cet ordre n’était point fait pour arrêter notre bouillant chevalier. Pourtant, si casse-cou qu’il parût être, il fut forcé de paraître y obéir pour ne pas empaler son arabe sur les pieux piqués en terre et qui formaient une redoutable barricade de chevaux de frise, impossible à éviter dans l’obscurité. À vos postes, camarades de la petite Flambe ! reprit l’organe impétueux de l’invisible chef des malandrins, s’adressant aux gens de sa b***e, non moins bien dissimulés que lui-même dans les ténèbres. — Ils sont cinq ! souffla Matraque à l’oreille du jeune homme en le rejoignant. — Eh bien ! garde Djaoulia et allume pour me montrer cette racaille, répondit celui-ci en mettant pied à terre et en dégainant. Djaoulia, c’était la monture rapide du chevalier. Ce nom de Djaoulia ne pouvant être porté par un étalon, nous saurons désormais que l’arabe était une cavale du désert. Bernard fit un pas en avant en ajoutant : — Tiens bien les bêtes, pendant que j’administrerai une raclée aux drôles, en leur frottant les côtes du plat de ma rapière ! Il est à croire que le fameux Courmantel avait l’ouïe fine, car il s’écria sur un ton moins crâne : — Bas les armes, ou la mort ! Et à ses gens : — Pique-Misère, Cabillot, Gingembre, la Bourrique et tous les autres, rassemblement !… Si ce jeune gentilhomme fait mine de charger, à vos couteaux, mes agneaux, et tous à la fois ! Personne ne répondit, mais il se fit dans le vignoble un grand bruit de feuilles mortes. Évidemment, celles-ci devaient être foulées par la troupe nombreuse s’assemblant autour de son chef. — Au repos, mes camarades. Attendons ! Les feuilles cessèrent de bruire sous les pieds. Le chevalier d’Arma attendait que la torche voulût bien s’allumer pour éclairer ceux qu’il s’apprêtait à châtier et ceux surtout qu’il venait délivrer ou venger. Mais le silex s’obstinait à ne produire aucune étincelle. Enfin, il en jaillit une et la scène fut illuminée soudain, mettant en pleine lumière deux corps immobiles étendus à terre, puis, près d’eux, la gigantesque stature du célèbre aventurier Courmantel, appuyé sur le canon d’un vieux mousquet à rouet, puis encore, en arrière-plan, ses hommes, silencieux et immobiles. Cette vision n’eut que la durée de l’éclair, car le bandit n’avait pas encore eu le temps de prévoir l’attaque que déjà l’impétueux Bernard, franchissant d’un bond de panthère la distance qui l’en séparait, le tenait renversé sous son genou, la pointe de son épée appuyée au nœud de la gorge du vaincu. — Je me rends ! hoqueta le géant. — À toi, Matraque ; ficelle-moi ce misérable. En un instant, la chose fut faite, et même très proprement, par l’écuyer gascon qui devait en avoir l’habitude. Puis l’on s’occupa des deux victimes, qui n’étaient autres que le semi-bourgeois, grand buveur d’hypocras, revenant d’un baptême à Vaugirard, et la petite bohémienne aux longs cheveux blonds. L’archer de la prévôté n’était point là ; sans doute avait-il pu prendre le large. Tandis que Matraque s’occupait de l’homme, après avoir planté sa torche sur un pieu, son maître se penchait sur le corps de la jeune fille. La vue de ce charmant visage aux paupières closes lui fit passer un éblouissement devant les yeux. — Pas possible, murmura-t-il en se penchant de plus en plus, pas possible !… Si je ne venais de la quitter, je croirais être devant celle qui a enchaîné mon cœur volage, devant Solange… Mais celle-ci est blonde autant que Solange est brune… Ce n’est pas une demoiselle, c’est une pauvre fille de la Bohême, son costume en fait foi. Quelle étrange ressemblance, pourtant ! S’arrachant à sa contemplation, il se hâta de faire revenir au sentiment la fillette, qui n’était qu’évanouie et ne portait aucune trace de blessure. En s’ouvrant, les yeux de l’enfant se fixèrent tout d’abord sur le beau visage du chevalier penché vers le sien et ses prunelles d’azur s’irradièrent. — Vous n’êtes pas blessée, petite ? Vous sentez-vous mieux ? Les saphirs limpides des deux prunelles s’illuminèrent de nouveau puis la fillette se redressa, mais sans ouvrir la bouche pour répondre. — N’ayez plus peur, pauvre enfant, je suis un ami, vous êtes sauvée. Toujours même silence. Désespérant de pouvoir obtenir une explication de cette singulière jeune fille dont la ressemblance avec celle qu’il aimait venait de faire vibrer son cœur, Bernard d’Arma se retourna vers son écuyer, demandant : — Ton homme serait-il mort ? — Mort ! Oh ! que non point comme l’entend M. le chevalier, répondit Matraque en hochant la tête. S’il est quasiment défunt, c’est rapport à l’ivresse… Le v’là rond à faire envie et glougloutant mieux qu’une cuve à vinaille… Vrai, c’est tout plein beau, un ivrogne ! — Veux-tu te taire ! Effectivement, sans plus de mal que la petite bohémienne qui s’était évanouie de peur, elle, l’honnête bourgeois, lui, avait dû choisir le moment précis où il entrait en collision avec les bandits pour s’étendre sur le sol et s’endormir du sommeil du juste. Matraque lui ayant pincé assez rudement le lobe de l’oreille, il se redressa et voulut se remettre à crier ; mais, voyant la fillette debout entre leurs deux sauveurs, et constatant que le principal agresseur était chargé de liens, il osa dire avec une remarquable impudence : — Parbleu, monsieur, s’il y a enquête, vous pourrez déclarer sans rien farder qu’attaqué par trente chenapans bien armés Pierre Mirot, porte-clefs juré du donjon de Vincennes, a mis la b***e en déroute et capturé son capitaine. L’écuyer, ébahi par tant d’aplomb, écoutait, bouche béante, cette extraordinaire vantardise. Le chevalier souriait : il demanda : — Cet héroïque Pierre Mirot, où donc est-il ? — Devant vous… C’est moi ! — Ah ! ah !… Et vous êtes geôlier, dites-vous, au château de Vincennes ? Pierre Mirot s’inclina, déclarant modestement : — Pour ce poste dangereux, vous devez le penser, il fallait un homme sobre, vigilant, courageux… — Par exemple ! s’écria Matraque indigné, vous êtes sobre, vous ?… — Plus qu’un chameau ! — Brave ? — Je viens de le prouver ! — Ce qui ne vous manque pas non plus, bonhomme, c’est le toupet ! — Un gardien doit avoir toutes les qualités ! Bernard d’Arma s’amusait fort de l’irritation de son écuyer, qui, hâbleur comme tout Méridional, ne pouvait admettre les étrangères vantardises. Mais il importait de mettre fin à ce colloque sans utilité ; aussi demanda-t-il à son tour en montrant de la main la jeune fille qui avait semblé ne rien entendre et continuait – était-ce innocence ou cynisme ? – à le fixer de ses grands yeux chargés d’un tendre fluide : — Cette enfant était-elle avec vous ? — Certes ! répondit Pierre Mirot, Gloriette est ma fille. — Gloriette ! répéta mentalement le chevalier, oh ! l’adorable nom, et comme il va bien à cette jeune et glorieuse beauté… Bast ! à quoi vais-je penser ?… La fille d’un tortureur… C’est dommage ! — Nous revenions d’un baptême, poursuivait le bavard porte-clefs ; Gloriette était marraine et j’avais dû l’accompagner pour dire ce qu’elle avait à dire… car elle est muette ? — Muette ! s’écria douloureusement le jeune homme en donnant un coup d’œil attendri à la pauvre créature ; elle serait muette ? — Depuis que je la connais… Mais un de mes prisonniers, un savant, lui ayant appris à lire et à écrire, à l’aide des breloques qu’elle porte au cou, Gloriette peut se faire comprendre des gens instruits. Le chevalier secoua la tristesse qui s’était emparée de lui à l’annonce de l’affreuse infirmité de la petite bohémienne. Que se passait-il en lui ? Il n’aurait su l’expliquer. Toujours est-il que, à part Solange de Villeneuve-Marsan à laquelle il avait tacitement voué sa vie, aucune femme n’avait jamais produit sur son âme une impression comparable à celle qu’y gravait, à cette heure, la seule vue de la petite muette. Poussé par un sentiment où l’admiration le disputait à la pitié, il fit un pas vers Gloriette, et, tirant son feutre, sur le ton respectueux qu’il eût pu prendre avec une noble dame, il prononça : — Mademoiselle, notre rencontre m’a apporté tout à la fois plaisir et peine : plaisir d’avoir pu vous être utile, si peu que ce soit ; peine de vous savoir affligée si lourdement à un âge où la vie devrait vous montrer tout un brillant mirage d’avenir… « Dieu, qui vous a placée sur mon chemin, a dû le faire avec intention… Pour lui, les distances sociales n’existent plus… Voulez-vous être mon amie ? » Les yeux de l’enfant s’illuminèrent ; elle saisit son stylet de plomb et écrivit ce seul mot sur la feuille d’ivoire : « Oui ! » Mais le jeune homme, trouvant sans doute que ce n’était pas assez, poursuivit : — Voulez-vous être ma sœur ! De nouveau, le stylet courut sur l’ivoire, et le chevalier, se penchant, put lire, tracé d’une petite écriture ferme : « Oui !… Votre sœur ! » — Eh bien ! petite fille, dit gaiement le chevalier, puisqu’il va falloir nous séparer, venez embrasser votre frère Bernard ? Ah ! jamais effusion de famille ne fut plus tendre. D’un élan spontané, Gloriette noua ses deux bras nus au cou du jeune homme, et comme les lèvres de celui-ci cherchaient la joue de l’enfant, ce furent d’autres lèvres qu’elles rencontrèrent, et de ce contact électrisant, le chevalier fut si bouleversé, qu’il ne parvint à se dégager qu’après avoir reçu et rendu un b****r d’une ardeur fiévreuse. Matraque en parut tout scandalisé : — Ça, une embrassade fraternelle ? murmura-t-il. Alors, s’ils n’étaient que cousins, faudrait pour sûr aller quérir les pompiers ! Un instant après, le courageux Pierre Mirot, entraînant sa fille, regagnait le chemin conduisant à la porte Saint-Michel. Durant la conversation, le prisonnier n’avait pas dit un mot, pas esquissé un mouvement. — Qu’allons-nous faire de celui-ci ? pensa tout haut le chevalier. — Le pendre ! proposa Matraque. — Oh ! oh ! gémit Courmantel en entendant. Attention, vous autres ! À cet ordre bizarre, les feuilles mortes, silencieuses depuis la défaite du malandrin, se reprirent à valser derrière les échalas, avec un entrain nouveau. L’écuyer en eut les sangs retournés. — Malheur, monsieur le chevalier, vous avez oublié de capturer toute la b***e ! cria-t-il en faisant un saut en arrière. Puis il resta sur place, le regard fixe, médusé par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Ah ! ça c’est fort. Voyez donc, monsieur le chevalier, les coquins ne se sont point éparpillés, ils restent là, depuis un quart d’heure, sans bouger… V’là qui me semble ébahissant ! Et c’était ébahissant en effet. Pas un de ces bandits ne s’était écarté ; pas un n’avait eu l’intelligence de mettre à profit la récente diversion, soit pour fuir, soit pour tenter de délivrer le chef. L’immobilité de ces hommes tenait du miracle. Leurs pieds devaient s’agiter, puisque les feuilles se froissaient, mais leur buste ne subissait aucune oscillation.
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