Chapitre II
Camille, ou le Souterrain. – L’idole de Lorient. – Madame Bardais. – La petite Bardais. – L’emploi des Betzy. – Potier. – La partie de dominos au café des Variétés. – La première représentation de la Cabane de Montaynor. – Débuts de Madame Allan-Dorval. – L’Incendiaire, les Deux Forçats, le Banc de sable. – Ketty Bell et Adèle. – Madame Dorval à l’âge de sept ans. – Les confessions de madame Dorval. – L’art de placer cent mille francs et de ne pas s’en faire trois mille francs de rente. – Mort de madame Dorval. – Merle. – Les Ermites. – Monsieur de Jouy. – Le Bourgmestre de Saardam, le Ci-devant Jeune Homme, etc., etc. – Le feuilleton de la Quotidienne. – Le dernier des hommes aimables. – Légitimiste quand même. – Une messe de famille. – Les couverts en gage.
Pendant ma jeunesse, ma mère, pour je ne sais plus quelle affaire, – qui ne devait pas être d’une grande importance puisqu’elle n’est point restée dans ma mémoire, – se rendit à Lorient et m’emmena avec elle. Je me souviens parfaitement que toute la ville était en rumeur par suite de la représentation qui venait d’avoir lieu de Camille, ou le Souterrain ; on ne parlait que des succès de cet opéra et de la cantatrice qui avait créé le principal rôle, madame Bardais, une chanteuse, disaient les Lorientais, qui n’aurait été déplacée sur aucun théâtre de la capitale.
J’étais trop jeune pour décider si les Lorientais avaient tort ou raison. Les amis chez lesquels ma mère était descendue la menèrent entendre Camille et madame Bardais. Je n’ai conservé aucun souvenir bien net de cette cantatrice ; mais, en revanche, il me semble voir encore sa fille, une enfant de sept ou huit ans, qui jouait avec une intelligence merveilleuse l’emploi dit des Betzy dans l’opéra-comique.
Environ huit ans plus tard, appelé dans une petite ville du Nord pour y suivre une expertise en écriture, amateur passionné des jeux de la scène, je me rendis, le soir même de mon arrivée, au théâtre. On jouait, je crois, le Bouffe et le Tailleur. Le rôle de Martin était tenu par un comédien nommé Allan-Dorval, qui me parut accueilli avec assez de froideur par le public, et qui ne méritait guère un autre accueil.
À la fin de son air, quelques applaudissements éclatèrent, bientôt couverts par des chut ! nombreux et bien nourris. Mon voisin de banquette (en province on se lie aisément au théâtre, tous les spectateurs sont de la même famille) m’apprit qu’Allan-Dorval n’était toléré qu’à cause de la gentillesse de sa femme, que le directeur avait eu bien soin de faire débuter la première.
J’éprouvais donc une vive et légitime impatience de voir paraître madame Allan-Dorval. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque je reconnus en elle la petite Bardais, la Betzy du théâtre de Lorient, dont on vendait le portrait dans les rues, et que ma mère avait conservé bien précieusement comme un souvenir de son voyage. Je serais allé lui faire une visite, si le tribunal n’eût pas remis à la rentrée le procès pour lequel j’avais été appelé. Force me fut de repartir le lendemain même pour Paris, où d’autres affaires réclamaient impérieusement ma présence.
J’ai déjà fait connaître mes liaisons avec Talma, mon intimité n’était pas moins grande avec le Talma de la gaieté : vous avez déjà nommé Potier.
Par un beau soir de l’année 1818, Potier vint me chercher au café des Variétés où j’allais commencer ma partie de dominos.
– Prudhomme, me dit-il, je t’emmène.
– Où ça ?
– À la Porte-Saint-Martin.
– Mais je n’ai pas fait ma partie de dominos.
– Tu la feras demain.
Je m’étais fait une douce loi de ne jamais résister aux volontés, je dirai même aux caprices des grands hommes qui voulaient bien m’honorer de leur amitié. En route, il m’apprit qu’il s’agissait d’aller voir les débuts d’une jeune actrice qu’il avait trouvée dans une de ses tournées, et dont le talent l’avait assez frappé pour la faire engager à la Porte-Saint-Martin. On donnait ce soir-là une première représentation : la Cabane de Montaynor, mélodrame en cinq actes et je ne sais plus en combien de tableaux.
– Et comment se nomme la débutante ?
– Madame Allan-Dorval, me répondit Potier, et tu m’en diras des nouvelles.
– Elle chantait l’opéra-comique ?
– Tu la connais donc ?
– Et tu l’as lancée dans le mélodrame !
– Pourquoi pas.
– C’était une gentille Dugazon, mais je doute qu’elle inspire jamais la terreur et la pitié.
– C’est ce que nous verrons.
L’expérience ne corrige pas l’homme. Que de jugements téméraires n’avais-je pas déjà fait dans ma vie, et je ne craignais pas d’en augmenter le nombre. Si jamais opinion fut démentie par les faits, c’est bien celle que je venais d’émettre. Les Catacombes, les Pandours, le Banc de sable, prouvèrent successivement que la frêle Dugazon de province pouvait faire naître la terreur et la pitié dans l’âme des spectateurs, comme autrefois elle charmait leurs oreilles ; puis vinrent les Deux Forçats, la Fille du musicien, le Château de Kenilworth et l’Incendiaire, où elle se montra touchante jusqu’au sublime dans la scène de la confession.
Je voulus faire la connaissance de madame Dorval ; Potier me conduisit chez elle. C’était précisément le jour de sa fête.
J’arrivai avec un cadre sous le bras, un bouquet à la main, et je lui adressai le petit compliment suivant :
Madame,
En ce jour solennel où tous vos amis vous adressent les vœux sincères qu’ils font pour votre bonheur, permettez-moi de déposer à vos pieds ce double hommage de mon respect et de mon admiration, ce tableau et ces fleurs : l’un vous retracera des souvenirs, les autres seront l’emblème de vos charmes.
Madame Dorval, en me remerciant d’une façon charmante, prit mon bouquet et mon tableau qu’elle regarda attentivement. Il représentait une petite fille en costume de Suissesse.
– Ce tableau, lui demandai-je, ne vous dit-il rien ?
– Je cherche, me répondit-elle, mais en vain.
J’enlevai alors une feuille de vélin blanc qui dissimulait le bas de la page où étaient lithographiés ces mots :
THOMASE-AMÉLIE-MARIE DELAUNAY, dite BORDAIS âgée de huit ans ROLE DE BETZY EN 1808.
Aussitôt madame Dorval me sauta au cou et m’embrassa à trois ou quatre reprises.
– Merci, s’écria-t-elle, merci ! vous me rajeunissez de quinze ans. Voilà, messieurs, comment j’étais lors de mes premiers débuts.
À partir de cette époque, je devins l’ami de madame Dorval ; j’ai assisté à toutes ses créations, et on sait qu’elle ne s’est point ménagée. Tout entière à son art et aux auteurs, acceptant tous les rôles, heureuse avant tout de jouer et de venir au secours du talent, ni capricieuse, ni dédaigneuse, ne se renfermant point dans cette fausse dignité qui n’est au fond que de l’impuissance, prodiguant son génie à qui l’invoquait, insoucieuse de réclame, sans charlatanisme, sans haine, sans vanité, madame Dorval a été pendant vingt-cinq ans le modèle des artistes et la providence des poètes. Elle n’avait point de millions, point d’hôtel somptueux, point d’équipage, mais son nom vivra dans l’histoire littéraire de notre époque. Je la vois encore, je vois l’étonnement de la salle entière du Théâtre-Français, lorsque, s’avançant sur la scène dans son modeste habit de quakeresse, tenant ses deux enfants par la main, elle parut aussi jeune, pour ainsi dire, aussi pure, aussi chaste qu’eux. Qui aurait reconnu dans cette touchante Ketty Bell l’ardente et fiévreuse Adèle d’Antony ? La femme qui a pu créer ces deux rôles reste et restera toujours comme la plus forte et la plus complète comédienne de son temps.
Et quelle douceur, quelle modestie dans les rapports les plus ordinaires de la vie ! Elle avait de l’intelligence, et ce qui vaut mieux encore, du cœur ; elle s’est donnée, elle ne s’est jamais vendue ; elle a aimé non par vanité ou par amour-propre, non pas les riches et les puissants, mais des écrivains, des poètes, des artistes comme elle ; elle a été à son tour beaucoup et noblement aimée, aussi lui sera-t-il doublement pardonné.
Madame Dorval avait quelquefois des accès de tristesse et de mélancolie. Je lui en demandai la cause un jour.
– C’est une habitude de jeunesse, me répondit-elle en souriant ; je suis venue au monde sur les grands chemins, j’ai été bercée aux durs cahots de la charrette de Ragotin. Je n’ai connu ni les jeux ni les joies de l’enfance. Je me rappelle encore, lorsque ma mère, me tenant par la main, me conduisait au théâtre, de quel œil de regret je suivais les petites filles de la ville dansant en rond au milieu de la grande place, ou jouant sur la porte de leurs maisons. Je passais une partie de ma journée dans une salle noire, enfumée, froide, où le soleil ne pénétrait jamais. La répétition finie, il fallait rentrer, manger un morceau à la hâte, faire son paquet et se rendre à la représentation du soir. Quand je ne jouais pas, ce qui arrivait assez rarement, j’accompagnais ma mère pour l’aider à s’habiller. Je me couchais accablée de fatigue, et si j’entrevoyais quelquefois le ciel bleu, les arbres, la verdure, les fleurs, si j’entendais chanter les oiseaux, ce n’était que dans mes rêves.
Ma mère, pauvre femme, n’aurait pas mieux demandé que de m’aimer, mais en avait-elle le temps ? Est-ce qu’on peut être mère d’ailleurs dans cette atmosphère de luttes, de misère, d’orgueil, de passions violentes ou vulgaires, qui est la vie de la pauvre comédienne nomade ?
Orpheline à quinze ans, j’épousai le premier venu qui voulut bien se charger de mon sort ; le hasard intervertit les rôles, je devins la protectrice de mon protecteur. Les souffrances et les travaux de la maternité, les soucis du ménage, les dures peines de l’acteur de province sans feu ni lieu, pour ainsi dire, en butte aux caprices du public, aux faillites des directeurs, ont rempli ma jeunesse. Maintenant, grâce à Dieu, le plus fort est passé, je vois arriver l’âge mûr sans crainte, je puis élever mes enfants ; et tenez, pour m’épargner tous les tracas de la fortune, j’ai confié hier cent mille francs à un de mes amis, sur lequel je tirerai au fur et à mesure de mes besoins.
Pauvre femme ! elle était plus insouciante que son second mari, le spirituel Merle, qui pouvait passer pour l’insouciance en personne.
J’ai toujours été trop bon comptable pour approuver cette manière de placer ses capitaux. Je pressais souvent madame Dorval de convertir son argent en titres au porteur, solides et produisant un honnête intérêt. Elle me promettait toujours de le faire et ne tenait jamais sa parole.
Un beau jour cependant, en entrant dans son petit boudoir, elle me dit en riant :
– Mon cher Prudhomme, félicitez-moi.
– De quoi donc, belle dame ?
– J’ai fait appeler mon banquier.
– À la bonne heure.
– Nous avons réglé ensemble.
– Et il vous doit ?
– Rien.
– Comment rien ?
– C’est moi, au contraire, qui lui redois dix mille francs !
Ô artistes ! artistes ! quand aurez-vous enfin de l’ordre, et quand cesserez-vous de vous faire gruger ?
Comment s’étonner après cela que madame Dorval, après avoir gagné des sommes considérables, soit morte sans rien laisser à ses enfants ?
Le 16 mai 1848, madame Dorval perdit un petit-fils âgé de quatre ans, gracieux et charmant enfant que sa grand-mère adorait.
– Prudhomme, me dit-elle le jour même de l’enterrement, en me serrant la main, mon cœur s’est brisé aujourd’hui, je sens que je n’ai pas longtemps à vivre.
En effet, à partir de ce moment elle tomba dans une noire mélancolie. On lui conseilla une tournée en province, espérant que les occupations et les fatigues du théâtre parviendraient à la distraire, mais rien n’y fit. Madame Dorval oubliait la scène et allait d’église en église, priant et faisant célébrer des messes pour le repos de l’âme de son petit-fils.
Le 16 mai était revenu, nous avions tous assisté à la célébration de ce douloureux anniversaire. Madame Dorval avait paru mieux ce jour-là ; le lendemain, des symptômes plus graves se manifestèrent, et deux jours après elle était allée rejoindre l’enfant qu’elle avait tant pleuré.
Plus d’un an s’écoula sans que je revisse Merle, je le retrouvai enfoncé dans un fauteuil, la tête inclinée sur sa poitrine, reconnaissant à peine ses amis, répondant péniblement aux questions qu’on lui adressait. Cependant on devinait encore plutôt qu’on ne retrouvait dans ses traits amaigris, dans ses yeux enfoncés, la noblesse et la régularité de physionomie, la vivacité intelligente de regard de l’ancien collaborateur de monsieur de Jouy, de l’auteur des Ermites, d’une foule de vaudevilles qui passeraient pour des comédies aujourd’hui, et du feuilletoniste de la Quotidienne.
Merle avait été un des hommes les plus spirituels et les plus beaux de son temps ; poli, cherchant à plaire à tout le monde, ne se plaignant jamais de rien, ne trouvant jamais rien de mauvais, il était un des derniers et des plus complets échantillons de cette race d’hommes aujourd’hui éteinte, qu’on appelait les gens aimables. Cet homme doux, s’accommodant de tout, se rangeant volontiers aux idées de celui qui lui parlait, qui n’aurait pas dû avoir, à ce qu’il semble, d’opinion politique, fut toute sa vie un légitimiste intraitable. Rien ne put l’entamer là-dessus, il est mort tout entier dans sa foi, et c’est là un rare mérite par le temps qui court.
Le gendre de madame Dorval avait recueilli le vieux Merle, qui cependant avait sa famille, et une famille composée de gens riches ; mais ce ne sont pas toujours ceux-là qui sont les plus généreux.
Le jeune comédien soutenait donc le vieil homme de lettres ; malheureusement sa fortune ne répondait pas à son dévouement. Il avait une famille à nourrir, des enfants, une femme, et on ne gagne pas des sommes folles dans l’emploi des comiques. Il prit donc le parti d’écrire aux parents de Merle.
Longtemps les lettres restèrent sans réponse ; enfin on vit paraître une vieille dame tout emmitouflée et encoqueluchonnée. Elle déclina ses noms et qualités. La nouvelle venue tenait à Merle de fort près.
On la fit entrer dans la chambre du malade, qui, plongé dans cette espèce de léthargie qui présage une fin prochaine, ne la reconnut pas.
La vieille dame s’approcha du lit de Merle et le considéra pendant quelque temps avec attention.
– Mon pauvre frère ! murmura-t-elle ensuite en portant un mouchoir à ses yeux.
– Elle s’attendrit, pensa le comédien, c’est bon signe ! Ce pauvre monsieur Merle, elle va sans doute le prendre chez elle. Nous pleurerons en le quittant, mais enfin il sera mieux soigné qu’ici ; il aura des domestiques, un appartement plus vaste, les meilleurs médecins, une foule de secours, hélas ! et de soins que nous ne pouvons pas lui donner.
– Comme je l’ai vu et comme je le vois ! reprit la bonne dame ; ce que c’est que de nous. Je suis bien heureuse qu’il soit chez de braves gens et que rien ne lui manque.
– Nous avons fait de notre mieux jusqu’ici…
– Je vous remercie au nom de la famille ; mais il ne faut pas que vous ayez toutes les charges, et je vais de ce pas donner des ordres…
– Pour qu’on transporte monsieur Merle chez vous ?
– Pour qu’on dise une messe pour lui à sa paroisse.
Le comédien regarda la vieille dame.
– Et moi, ajouta-t-il, je vais mettre mes couverts en gage pour payer le compte du pharmacien !