IV - Le duel

3373 Words
IV Le duelLa route n’est praticable que d’Avignon à l’Isle. On fit les trois lieues qui séparent l’Isle d’Avignon en une heure. Pendant cette heure, Roland, comme s’il eût pris à tâche de faire paraître le temps court à son compagnon de voyage, fut verveux et plein d’entrain ; plus il approchait du lieu du combat, plus sa gaieté redoublait. Quiconque n’eût pas su la cause du voyage ne se fût jamais douté que ce jeune homme, au babil intarissable et au rire incessant, fût sous la menace d’un danger mortel. Au village de l’Isle, il fallut descendre de voiture. On s’informa ; Roland et sir John étaient les premiers arrivés. Ils s’engagèrent dans le chemin qui conduit à la fontaine. – Oh ! oh ! dit Roland, il doit y avoir un bel écho ici. Il y jeta un ou deux cris auxquels l’écho répondit avec une complaisance parfaite. – Ah ! par ma foi, dit le jeune homme, voici un écho merveilleux. Je ne connais que celui de la Seinonnetta, à Milan, qui lui soit comparable. Attendez, milord. Et il se mit, avec des modulations qui indiquaient à la fois une voix admirable et une méthode excellente, à chanter une tyrolienne qui semblait un défi porté, par la musique révoltée, au gosier humain. Sir John regardait et écoutait Roland avec un étonnement qu’il ne se donnait plus la peine de dissimuler. Lorsque la dernière note se fut éteinte dans la cavité de la montagne : – Je crois, Dieu me damne ! dit sir John, que vous avez le spleen. Roland tressaillit et le regarda comme pour l’interroger. Mais, voyant que sir John n’allait pas plus loin : – Bon ! et qui vous fait croire cela ? demanda-t-il. – Vous êtes trop bruyamment gai pour n’être pas profondément triste. – Oui, et cette anomalie vous étonne ? – Rien ne m’étonne, chaque chose a sa raison d’être. – C’est juste ; le tout est d’être dans le secret de la chose. Eh bien, je vais vous y mettre. – Oh ! je ne vous y force aucunement. – Vous êtes trop courtois pour cela ; mais avouez que cela vous ferait plaisir d’être fixé à mon endroit. – Par intérêt pour vous, oui. – Eh bien, milord, voici le mot de l’énigme, et je vais vous dire, à vous, ce que je n’ai encore dit à personne. Tel que vous me voyez, et avec les apparences d’une santé excellente, je suis atteint d’un anévrisme qui me fait horriblement souffrir. Ce sont à tout moment des spasmes, des faiblesses, des évanouissements qui feraient honte à une femme. Je passe ma vie à prendre des précautions ridicules, et, avec tout cela, Larrey m’a prévenu que je dois m’attendre à disparaître de ce monde d’un moment à l’autre, l’artère attaquée pouvant se rompre dans ma poitrine au moindre effort que je ferai. Jugez comme c’est amusant pour un militaire ! Vous comprenez que, du moment où j’ai été éclairé sur ma situation, j’ai décidé que je me ferais tuer avec le plus d’éclat possible. Je me suis mis incontinent à l’œuvre. Un autre plus chanceux aurait réussi déjà cent fois ; mais moi, ah bien, oui, je suis ensorcelé : ni balles ni boulets ne veulent de moi ; on dirait que les sabres ont peur de s’ébrécher sur ma peau. Je ne manque pourtant pas une occasion ; vous l’avez vu d’après ce qui s’est passé à table. Eh bien, nous allons nous battre, n’est-ce pas ? Je vais me livrer comme un fou, donner tous les avantages à mon adversaire, cela n’y fera absolument rien : il tirera à quinze pas, à dix pas, à cinq pas, à bout portant sur moi, et il me manquera, ou son pistolet brûlera l’amorce sans partir ; et tout cela, la belle avance, je vous le demande un peu, pour que je crève un beau jour au moment où je m’y attendrai le moins, en tirant mes bottes ? Mais silence, voici mon adversaire. En effet, par la même route qu’avaient suivie Roland et sir John à travers les sinuosités du terrain et les aspérités du rocher, on voyait apparaître la partie supérieure du corps de trois personnages qui allaient grandissant à mesure qu’ils approchaient. Roland les compta. – Trois. Pourquoi trois, dit-il, quand nous ne sommes que deux. – Ah ! j’avais oublié, dit l’Anglais : M. de Barjols, autant dans votre intérêt que dans le sien, a demandé d’amener un chirurgien de ses amis. – Pourquoi faire ? demanda Roland d’un ton brusque et en fronçant le sourcil. – Mais pour le cas où l’un de vous serait blessé ; une saignée, dans certaines circonstances, peut sauver la vie à un homme. – Sir John, fit Roland avec une expression presque féroce, je ne comprends pas toutes ces délicatesses en matière de duel. Quand on se bat, c’est pour se tuer. Qu’on se fasse auparavant toutes sortes de politesses, comme vos ancêtres et les miens s’en sont fait à Fontenoy, très bien ; mais, une fois que les épées sont hors du fourreau ou les pistolets chargés, il faut que la vie d’un homme paye la peine que l’on a prise et les battements de cœur que l’on a perdus. Moi, sur votre parole d’honneur, sir John, je vous demande une chose : c’est que, blessé ou tué, vivant ou mort, le chirurgien de M. de Barjols ne me touchera pas. – Mais cependant, monsieur Roland… – Oh ! c’est à prendre ou à laisser. Votre parole d’honneur, milord, ou, le diable m’emporte, je ne me bats pas. L’Anglais regarda le jeune homme avec étonnement : son visage était devenu livide, ses membres étaient agités d’un tremblement qui ressemblait à de la terreur. Sans rien comprendre à cette impression inexplicable, sir John donna sa parole. – À la bonne heure, fit Roland ; tenez, c’est encore un des effets de cette charmante maladie : toujours je suis prêt à me trouver mal à l’idée d’une trousse déroulée, à la vue d’un bistouri ou d’une lancette. J’ai dû devenir très pâle, n’est-ce pas ? – J’ai cru un instant que vous alliez vous évanouir. Roland éclata de rire. – Ah ! la belle affaire que cela eût fait, dit-il, nos adversaires arrivant et vous trouvant occupé à me faire respirer des sels comme à une femme qui a des syncopes. Savez-vous ce qu’ils auraient dit, eux, et ce que vous auriez dit vous le premier ? Ils auraient dit que j’avais peur. Les trois nouveaux venus, pendant ce temps, s’étaient avancés et se trouvaient à portée de la voix, de sorte que sir John n’eut pas même le temps de répondre à Roland. Ils saluèrent en arrivant. Roland, le sourire sur les lèvres, ses belles dents à fleur de lèvres, répondit à leur salut. Il frappa trois coups du pommeau de son pistolet.Sir John s’approcha de son oreille. – Vous êtes encore un peu pâle, dit-il ; allez faire un tour jusqu’à la fontaine ; j’irai vous chercher quand il sera temps. – Ah ! c’est une idée, cela, dit Roland ; j’ai toujours eu envie de voir cette fameuse fontaine de Vaucluse, Hippocrène de Pétrarque. Vous connaissez son sonnet ? Chiare, fresche e dolci acque Ove le belle membra Pose colei, che sola a me par donna.Et cette occasion-ci passée, je n’en retrouverais peut-être pas une pareille. De quel côté est-elle, votre fontaine ? – Vous en êtes à trente pas ; suivez le chemin, vous allez la trouver au détour de la route, au pied de cet énorme rocher dont vous voyez le faîte. – Milord, dit Roland, vous êtes le meilleur cicerone que je connaisse ; merci. Et, faisant à son témoin un signe amical de la main, il s’éloigna dans la direction de la fontaine en chantonnant entre ses dents la charmante villanelle de Philippe Desportes : Rosette, pour un peu d’absence, Votre cœur vous avez changé ; Et, moi, sachant cette inconstance, Le mien autre part j’ai rangé. Jamais plus beauté si légère Sur moi tant de pouvoir n’aura ; Nous verrons, volage bergère, Qui premier s’en repentira.Sir John se retourna aux modulations de cette voix à la fois fraîche et tendre, et qui, dans les notes élevées, avait quelque chose de la voix d’une femme ; son esprit méthodique et froid ne comprenait rien à cette nature saccadée et nerveuse, sinon qu’il avait sous les yeux une des plus étonnantes organisations que l’on pût rencontrer. Les deux jeunes gens l’attendaient ; le chirurgien se tenait un peu à l’écart. Sir John portait à la main sa boîte de pistolets ; il la posa sur un rocher ayant la forme d’une table, tira de sa poche une petite clef qui semblait travaillée par un orfèvre, et non par un serrurier, et ouvrit la boîte. Les armes étaient magnifiques, quoique d’une grande simplicité ; elles sortaient des ateliers de Menton, le grand-père de celui qui aujourd’hui est encore un des meilleurs arquebusiers de Londres. Il les donna à examiner au témoin de M. de Barjols, qui en fit jouer les ressorts et poussa la gâchette d’arrière en avant, pour voir s’ils étaient à double détente. Ils étaient à détente simple. M. de Barjols jeta dessus un coup d’œil, mais ne les toucha même pas. – Notre adversaire ne connaît point vos armes ? demanda M. de Valensolle. – Il ne les a même pas vues, répondit sir John, je vous en donne ma parole d’honneur. – Oh ! fit M. de Valensolle, une simple dénégation suffisait. On régla une seconde fois, afin qu’il n’y eût point de malentendu, les conditions du combat déjà arrêtées ; puis, ces conditions réglées, afin de perdre le moins de temps possible en préparatifs inutiles, on chargea les pistolets, on les remit tout chargés dans la boîte, on confia la boîte au chirurgien, et sir John, la clef de sa boîte dans sa poche, alla chercher Roland. Il le trouva causant avec un petit pâtre qui faisait paître trois chèvres aux flancs roides et rocailleux de la montagne, et jetant des cailloux dans le bassin. Sir John ouvrait la bouche pour lui dire que tout était prêt ; mais lui, sans donner à l’Anglais le temps de parler : – Vous ne savez pas ce que me raconte cet enfant, milord ! Une véritable légende des bords du Rhin. Il dit que ce bassin, dont on ne connaît pas le fond, s’étend à plus de deux ou trois lieues sous la montagne, et sert de demeure à une fée, moitié femme, moitié serpent, qui, dans les nuits calmes et pures de l’été, glisse à la surface de l’eau, appelant les pâtres de la montagne et ne leur montrant, bien entendu, que sa tête aux longs cheveux, ses épaules nues et ses beaux bras ; mais les imbéciles se laissent prendre à ce semblant de femme : ils s’approchent, lui font signe de venir à eux, tandis que, de son côté, la fée leur fait signe de venir à elle. Les imprudents s’avancent sans s’en apercevoir, ne regardant pas à leurs pieds ; tout à coup la terre leur manque, la fée étend le bras, plonge avec eux dans ses palais humides, et, le lendemain, reparaît seule. Qui diable a pu faire à ces idiots de bergers le même conte que Virgile racontait en si beaux vers à Auguste et à Mécène ? Il demeura pensif un instant, et les yeux fixés sur cette eau azurée et profonde ; puis, se retournant vers sir John : – On dit que jamais nageur, si vigoureux qu’il soit, n’a reparu après avoir plongé dans ce gouffre ; si j’y plongeais, milord, ce serait peut-être plus sûr que la balle de M. de Barjols. Au fait, ce sera toujours une dernière ressource ; en attendant, essayons de la balle. Allons, milord, allons. Et, prenant par dessous le bras l’Anglais émerveillé de cette mobilité d’esprit, il le ramena vers ceux qui les attendaient. Eux, pendant ce temps, s’étaient occupés de chercher un endroit convenable et l’avaient trouvé. C’était un petit plateau, accroché en quelque sorte à la rampe escarpée de la montagne, exposé au soleil couchant et portant une espèce de château en ruine, qui servait d’asile aux pâtres surpris par le mistral. Un espace plan, d’une cinquantaine de pas de long et d’une vingtaine de pas de large, lequel avait dû être autrefois la plate-forme du château, allait être le théâtre du drame qui approchait de son dénouement. – Nous voici, messieurs, dit sir John. – Nous sommes prêts, messieurs, dit M. de Valensolle. – Que les adversaires veuillent bien écouter les conditions du combat, dit sir John. Puis, s’adressant à M. de Valensolle : – Redites-les, monsieur, ajouta-t-il ; vous êtes Français et moi étranger, vous les expliquerez plus clairement que moi. – Vous êtes de ces étrangers, milord, qui montreraient la langue à de pauvres Provençaux comme nous ; mais, puisque vous avez la courtoisie de me céder la parole, j’obéirai à votre invitation. Et il salua sir John, qui lui rendit son salut. – Messieurs, continua le gentilhomme qui servait de témoin à M. de Barjols, il est convenu que l’on vous placera à quarante pas ; que vous marcherez l’un vers l’autre ; que chacun tirera à sa volonté, et, blessé ou non, aura la liberté de marcher après le feu de son adversaire. Les deux combattants s’inclinèrent en signe d’assentiment, et, d’une même voix, presque en même temps, dirent : – Les armes ! Sir John tira la petite clef de sa poche et ouvrit la boîte. Puis il s’approcha de M. de Barjols et la lui présenta tout ouverte. Celui-ci voulut renvoyer le choix des armes à son adversaire ; mais, d’un signe de la main, Roland refusa en disant avec une voix d’une douceur presque féminine : – Après vous, monsieur de Barjols ; j’apprends que, quoique insulté par moi, vous avez renoncé à tous vos avantages ; c’est bien le moins que je vous laisse celui-ci, si toutefois cela en est un. M. de Barjols n’insista point davantage et prit au hasard un des deux pistolets. Sir John alla offrir l’autre à Roland, qui le prit, l’arma, et, sans même en étudier le mécanisme, le laissa pendre au bout de son bras. Pendant ce temps, M. de Valensolle mesurait les quarante pas : une canne avait été plantée au point de départ. – Voulez-vous mesurer après moi, monsieur ? demanda-t-il à sir John. – Inutile, monsieur, répondit celui-ci ; nous nous en rapportons, M. de Montrevel et moi, parfaitement à vous. M. de Valensolle planta une seconde canne au quarantième pas. – Messieurs, dit-il, quand vous voudrez. L’adversaire de Roland était déjà à son poste, chapeau et habit bas. Le chirurgien et les deux témoins se tenaient à l’écart. L’endroit avait été si bien choisi, que nul ne pouvait avoir sur son ennemi désavantage de terrain ni de soleil. Roland jeta près de lui son habit, son chapeau, et vint se placer à quarante pas de M. de Barjols, en face de lui. Tous deux, l’un à droite, l’autre à gauche, envoyèrent un regard sur le même horizon. L’aspect en était en harmonie avec la terrible solennité de la scène qui allait s’accomplir. Rien à voir à la droite de Roland, ni à la gauche de M. de Barjols ; c’était la montagne descendant vers eux avec la pente rapide et élevée d’un toit gigantesque. Mais du côté opposé, c’est-à-dire à la droite de M. de Barjols et à la gauche de Roland, c’était tout autre chose. L’horizon était infini. Au premier plan, c’était cette plaine aux terrains rougeâtres trouée de tous côtés par des points de roches, et pareille à un cimetière de Titans dont les os perceraient la terre. Au second plan, se dessinant en vigueur sur le soleil couchant, c’était Avignon avec sa ceinture de murailles et son palais gigantesque, qui, pareil à un lion accroupi, semble tenir la ville haletante sous sa griffe. Au-delà d’Avignon, une ligne lumineuse comme une rivière d’or fondu dénonçait le Rhône. Enfin, de l’autre côté du Rhône, se levait comme une ligne d’azur foncé la chaîne de collines qui séparent Avignon de Nîmes et d’Uzès. Au fond, tout au fond, le soleil, que l’un de ces deux hommes regardait probablement pour la dernière fois, s’enfonçait lentement et majestueusement dans un océan d’or et de pourpre. Au reste, ces deux hommes formaient un contraste étrange. L’un, avec ses cheveux noirs, son teint basané, ses membres grêles, son œil sombre, était le type de cette race méridionale qui compte parmi ses ancêtres des Grecs, des Romains, des Arabes et des Espagnols. L’autre, avec son teint rosé, ses cheveux blonds, ses grands yeux azurés, ses mains potelées comme celles d’une femme, était le type de cette race des pays tempérés, qui compte les Gaulois, les Germains et les Normands parmi ses aïeux. Si l’on voulait grandir la situation, il était facile d’en arriver à croire que c’était quelque chose de plus qu’un combat singulier entre deux hommes. On pouvait croire que c’était le duel d’un peuple contre un autre peuple, d’une race contre une autre race, du Midi contre le Nord. Étaient-ce les idées que nous venons d’exprimer qui occupaient l’esprit de Roland et qui le plongeaient dans une mélancolique rêverie ? Ce n’est point probable. Le fait est qu’un moment il sembla oublier témoins, duel, adversaire, abîmé qu’il était dans la contemplation du splendide spectacle. La voix de M. de Barjols le tira de ce poétique engourdissement. – Quand vous serez prêt, monsieur, dit-il, je le suis. Roland tressaillit. – Pardon de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il ; mais il ne fallait pas vous préoccuper de moi, je suis fort distrait ; me voici, monsieur. Et, le sourire aux lèvres, les cheveux soulevés par le vent du soir, sans s’effacer, comme il eût fait dans une promenade ordinaire, tandis qu’au contraire son adversaire prenait toutes les précautions usitées en pareil cas, Roland marcha droit sur M. de Barjols. La physionomie de sir John, malgré son impassibilité ordinaire, trahissait une angoisse profonde. La distance s’effaçait rapidement entre les deux adversaires. M. de Barjols s’arrêta le premier, visa et fit feu, au moment où Roland n’était plus qu’à dix pas de lui. La balle de son pistolet enleva une boucle des cheveux de Roland, mais ne l’atteignit pas. Le jeune homme se retourna vers son témoin. – Eh bien, demanda-t-il, que vous avais-je dit ? – Tirez, monsieur, tirez donc ! dirent les témoins. M. de Barjols resta muet et immobile à la place où il avait fait feu. – Pardon, messieurs, répondit Roland ; mais vous me permettrez, je l’espère, d’être juge du moment et de la façon dont je dois riposter. Après avoir essuyé le feu de M. de Barjols, j’ai à lui dire quelques paroles que je ne pouvais lui dire auparavant. Puis, se retournant vers le jeune aristocrate, pâle mais calme : – Monsieur, lui dit-il, peut-être ai-je été un peu vif dans notre discussion de ce matin. Et il attendit. – C’est à vous de tirer, monsieur, répondit M. de Barjols. – Mais, continua Roland comme s’il n’avait pas entendu, vous allez comprendre la cause de cette vivacité et l’excuser peut-être. Je suis militaire et aide de camp du général Bonaparte. – Tirez, monsieur, répéta le jeune noble. – Dites une simple parole de rétractation, monsieur, reprit le jeune officier ; dites que la réputation d’honneur et de délicatesse du général Bonaparte est telle, qu’un mauvais proverbe italien, fait par des vaincus de mauvaise humeur, ne peut lui porter atteinte ; dites cela, et je jette cette arme loin de moi, et je vais vous serrer la main ; car, je le reconnais, monsieur, vous êtes un brave. – Je ne rendrai hommage à cette réputation d’honneur et de délicatesse dont vous parlez, monsieur, que lorsque votre général en chef se servira de l’influence que lui a donnée son génie sur les affaires de la France, pour faire ce qu’à fait Monk, c’est-à-dire pour rendre le trône à son souverain légitime. – Ah ! fit Roland avec un sourire, c’est trop demander d’un général républicain. – Alors, je maintiens ce que j’ai dit, répondit le jeune noble ; tirez, monsieur, tirez. Puis, comme Roland ne se hâtait pas d’obéir à l’injonction : – Mais, ciel et terre ! tirez donc ! dit-il en frappant du pied. Roland, à ces mots, fit un mouvement indiquant qu’il allait tirer en l’air. Alors, avec une vivacité de parole et de geste qui ne lui permit pas de l’accomplir : – Ah ! s’écria M. de Barjols, ne tirez point en l’air, par grâce ! ou j’exige que l’on recommence et que vous fassiez feu le premier. – Sur mon honneur ! s’écria Roland devenant aussi pâle que si tout son sang l’abandonnait, voici la première fois que j’en fais autant pour un homme, quel qu’il soit. Allez-vous-en au diable ! et, puisque vous ne voulez pas de la vie, prenez la mort. Et à l’instant même, sans prendre la peine de viser, il abaissa son arme et fit feu. Alfred de Barjols porta la main à sa poitrine, oscilla en avant et en arrière, fit un tour sur lui-même et tomba la face contre terre. La balle de Roland lui avait traversé le cœur. Sir John, en voyant tomber M. de Barjols, alla droit à Roland et l’entraîna vers l’endroit où il avait jeté son habit et son chapeau. – C’est le troisième, murmura Roland avec un soupir ; mais vous m’êtes témoin que celui-ci l’a voulu. Et, rendant son pistolet tout fumant à sir John, il revêtit son habit et son chapeau. Pendant ce temps, M. de Valensolle ramassait le pistolet échappé à la main de son ami et le rapportait avec la boîte à sir John. – Eh bien ? demanda l’Anglais en désignant des yeux Alfred de Barjols. – Il est mort, répondit le témoin. – Ai-je fait en homme d’honneur, monsieur ? demanda Roland en essuyant avec son mouchoir la sueur qui, à l’annonce de la mort de son adversaire, lui avait subitement inondé le visage. – Oui, monsieur, répondit M. de Valensolle ; seulement, laissez-moi vous dire ceci : Vous avez la main malheureuse. Et, saluant Roland et son témoin avec une exquise politesse, il retourna près du cadavre de son ami. – Et vous, milord, reprit Roland, que dites-vous ? – Je dis, répliqua sir John avec une espèce d’admiration forcée, que vous êtes de ces hommes à qui le divin Shakespeare fait dire d’eux-mêmes : « Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour : mais je suis l’aîné. »
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD