Chapitre IXMichel Brûlart savait lire.
Avant de prendre la plume, il prit les deux billets qui avaient été écrits de la main du père Boulay, le marchand de tabac et de bons conseils, et il se mit à les lire attentivement l’un après l’autre.
– C’est-y bien ça ? dit le père Brûlart.
– Parfaitement ça.
– Signe donc alors.
– Un moment, papa, faut songer à tout.
– Plaît-il ?
– Une supposition que rien de tout ce que vous me promettez, la vieille et vous, n’arrive…
– Ça arrivera, mon garçon, dit la mère Pitache.
– Je ne dis pas non, mais… enfin… ça peut ne pas arriver.
– Eh bien ? fit le vieux braconnier.
– Eh bien, je vous dois néanmoins douze mille francs.
– Imbécile ! dit le vieux, qu’est-ce que ça te fait ?
– Comment ! qu’est-ce que ça me fait ?
– Puisque tu n’as pas douze mille sous, tu dois être bien tranquille.
– Savoir ; je puis amasser de l’argent par mon industrie.
Le père Brûlart haussa les épaules.
– Oui ou non, dit-il, veux-tu signer ?
Michel hésitait toujours.
Alors la sorcière intervint.
– Mon garçon, dit-elle, je suis vieille, je n’ai plus de force, et ça me fatigue beaucoup de me mettre en état de voyance ; mais ça ne fait rien, je vas frapper encore une fois à la porte de l’avenir.
– Ah ! dit Michel.
La vieille se leva, prit un morceau de bois à demi brûlé et se mit à décrire des signes mystérieux sur le mur avec le bout qui était réduit à l’état de charbon.
– Qu’est-ce que vous faites donc là ? demanda Michel.
– Tais-toi, dit le père Brûlart.
La sorcière en sabots traça plusieurs raies qu’elle croisa, ménageant ainsi des cases d’inégale grandeur.
Puis elle se prit à marcher d’abord de long en large et d’un mur à l’autre en comptant ses pas.
Après quoi elle inscrivit le nombre de ses pas dans une des cases.
Ensuite, elle tourna sur elle-même comme un derviche et, les yeux au ciel, les lèvres frémissantes, elle murmura des paroles que ni le père ni le fils ne comprirent.
De temps en temps elle interrompait son mouvement de rotation, revenait au mur et inscrivait un autre chiffre dans une des cases.
Tout à coup ses yeux se fermèrent, tout son corps fut pris d’un tremblement nerveux, et elle dit :
– Écoutez-moi !… écoutez-moi !…
En même temps elle se laissa choir sur l’un des rondins qui servaient de sièges.
Son attitude, son visage avaient quelque chose de mystérieux et d’effrayant tout à la fois.
– Regarde et écoute ! dit le père Brûlart.
Ce vieil ivrogne qui, le dimanche, dans les cabarets de Férolles ou de Souvigny, se vantait de ne pas croire à Dieu, avait une foi aveugle dans les momeries de la mère Pitache.
– Écoutez ! écoutez ! reprit-elle d’une voix inspirée, je vois…
– Que voyez-vous ? demanda Michel quelque peu impressionné, lui aussi, de ce rôle de sibylle frémissante sur son trépied.
– Je vois des soldats, beaucoup de soldats…
– Ah !
– Boum ! boum ! j’entends le canon… je vois de la fumée… Oh ! quelle fumée !… c’est une grande bataille…
– Et Laurent y est-il ?
– Oui.
Les tremblements nerveux de la sorcière redoublèrent.
– Bing ! dit-elle enfin.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda le père Brûlart.
– C’est Laurent qui est frappé d’une balle.
– Où ça ?
– Au milieu du front… il tombe… il est mort…
– Et cette grande bataille, demanda Michel haletant, quand aura-t-elle lieu ?
– Approche-toi du mur, dit la sorcière qui avait toujours les yeux fermés.
– J’y suis, dit Michel.
– Combien ai-je tracé de carrés ?
– Huit.
– Quel chiffre y a-t-il dans le septième.
– Le chiffre 3.
– Alors, ce sera dans trois jours.
Et, comme si elle eût été épuisée par ce dernier effort, elle glissa du rondin sur le sol et s’y allongea toujours frémissante, toujours agitée par des convulsions, balbutiant des mots sans suite.
Puis, les convulsions diminuèrent ; elle cessa de parler et resta comme morte.
Alors le père Brûlart regarda son fils et lui dit avec un accent de triomphe :
– Eh bien ! as-tu entendu ?
– Oui, dit Michel.
– Y crois-tu ?
– Oui.
– Signe alors.
– Ma foi ! dit Michel, avec des gens comme vous, faut se méfier, vous seriez capables de tout dire si je ne faisais pas ce que vous voulez.
Et il prit la plume et signa successivement les deux obligations.
La sorcière paraissait évanouie.
– Ne t’en occupe pas, dit le père Brûlart, elle est toujours comme ça lorsqu’elle a dit la bonne aventure ; elle va dormir une heure, puis elle ne se souviendra plus de rien.
En même temps il approcha du feu les deux billets pour faire sécher la signature.
Quand ce fut fait, il les plia et les mit soigneusement dans sa poche.
– À présent, dit-il, je crois que tu peux t’en aller ; il ne faut pas qu’on s’aperçoive de ton absence au moulin.
– Est-ce qu’il n’y a pas de quoi boire un coup ? demanda Michel.
– Il n’y a rien du tout, pas même de l’eau.
– Alors, bonsoir ; quand vous reverra-t-on, père ?
– J’irai à Férolles demain, peut-être que je passerai par le moulin.
– Ah !
– J’ai quelque chose dans l’idée, tu verras.
Michel s’en alla.
Une heure après, il était couché et rêvait qu’il possédait le moulin, et qu’il venait d’épouser le Grillon, le matin même, à l’église de Férolles-les-Prés.