– Messieurs, dit-il à Juvisy et à de L’Épône, êtes-vous fous, pour échanger un coup de pistolet à l’occasion d’un si faible motif ?
– Place ! cria Juvisy.
– Place donc ! répéta le chevalier de L’Épône.
– Mais songez que vous êtes tous deux gentilshommes, reprit d’Arguia.
– Raison de plus, répliqua de L’Épône.
– Frères d’armes.
Les deux jeunes gens ne répondirent rien à cette observation de l’officieux chevalier d’Arguia, mais la même expression de volonté arrêtée se manifesta sur leur visage.
Il était inutile d’insister sur un raccommodement impossible ; d’ailleurs les murmures désapprobateurs exprimés par les jeunes gentilshommes présents à cette scène, avertissaient le bon chevalier d’Arguia que ses paroles de paix n’étaient pas goûtées. Il baissa la tête en soupirant, et laissa le champ libre aux adversaires, qui brûlaient de consommer leur duel, dont nous allons dire l’étrangeté.
Exposés à chaque instant à se battre entre eux sur le plus léger, le plus frivole prétexte, ces jeunes gentilshommes avaient imaginé, pour que leurs duels ne fussent ni trop ni pas assez meurtriers, un moyen terme qui consistait en ceci : à moins que le motif de la rencontre ne fût trop grave, ils ne devaient pas tirer sur leur adversaire, mais se borner à viser leur coup sur quelque partie arrêtée de son costume ou quelque accessoire de sa toilette, sur la corne de son chapeau, sur le bouquet qu’il avait à la main, sur le nœud de rubans attaché à son épaule, sur le bout flottant de sa cravate. Si le coup portait juste, tant mieux pour l’adressé du combattant et pour la vie de son adversaire ; s’il déviait fatalement, tant pis pour tous les deux. On plaignait le blessé ou le tué et on gratifiait d’une épigramme le maladroit. On voit que ce jeu offrait ses mauvaises chances et qu’il ne différait guère du duel ordinaire. Selon bien des gens il était plus dangereux, car il s’appuyait à la fois sur l’adresse et sur la maladresse. Ne pas viser le but est presque une raison pour l’atteindre, quand on le manque toujours en le visant.
Le vicomte de Juvisy n’aurait pas mieux demandé que d’affronter les périls d’un duel en règle, mais il n’avait aucune raison valable ou du moins qu’il voulût avouer à mettre en avant. Dans cette position, il fallait qu’il se soumît, du moins en apparence, aux conditions qui lui étaient imposées par l’usage de ses compagnons, maîtres en dernier ressort, comme témoins, et de lui et du chevalier de L’Épône.
Le vicomte de Juvisy reçut des mains d’un des spectateurs une fleur pareille à celle que de L’Épône balançait à sa bouche, et il la fixa à la boutonnière de son gilet, à deux pouces seulement de son cœur. C’est à cet endroit que la balle du chevalier devait aller la cueillir en passant, si son tour venait de tirer.
Le chevalier de L’Épône se plaça bravement et attendit. Dire quelles secrètes réserves Juvisy pouvait s’être faites dans son for intérieur au moment où il leva le bras et allongea le pistolet sur son adversaire, ce serait chose difficile ; mais toujours est-il que le coup partit… et à sa grande surprise, plus encore qu’à celle de tous les assistants, la fleur tomba de sa tige restée entre les lèvres du chevalier.
– À de L’Épône !
– À son tour ! crièrent les jeunes compagnons des deux adversaires, tous également partagés entre le désir de voir comment finirait ce combat, et le désir non moins vif de reprendre leur chasse.
De L’Épône tira ; le coup fut moins heureux : avec la tige et la fleur, la balle emporta le bouton formé d’une seule topaze qui retenait le bluet à la boutonnière du vicomte ; mais ce fut le seul accident : pas de contusion, pas de sang, pas de blessure.
Juvisy n’avait pas quitté sa place, indiquant par sa contenance le désir de recommencer ! – Assez ! s’écrièrent tous les jeunes gentilshommes, assez ! Il y a unanimité à ce sujet !
– Maintenant, dit aussitôt le vicomte de Juvisy, me permettrez-vous de ne pas vous suivre, et de ne vous retrouver qu’au château ?
– Accordé ! lui répondirent tous ses compagnons en remontant à cheval. Reste donc, entêté !… puisque tu le veux.
De L’Épône serra froidement la main à Juvisy : c’était une action purement de forme, mais commandée par l’usage, et il monta à cheval.
Et l’on cria à Juvisy, en le saluant de la main et de la cravache.
– As-tu donné rendez-vous à quelque nymphe des bois ?
– Êtes-vous, vicomte, en bonne fortune avec quelque châtelaine dont le domaine est voisin de cette forêt ?
Ils prirent ensuite le galop en s’élançant vers une enceinte où le rapport signalait un second cerf à la reposée.
La forêt était alors majestueuse des magnificences de la première moitié de l’automne. Les peintures de Vandermeulen rendent avec une admirable précision les effets au soleil de tous ces veneurs du dix-huitième siècle, aux habits de soie, aux casaques de velours amarante pailletées d’or, aux tricornes inclinés sur l’oreille, aux touffes de cheveux poudrés, aux dentelles blanches tranchant par leur éclat avec les rubans couleur de feu noués aux épaules.
La cavalcade n’avait pas tardé à disparaître au fond de la longue allée qu’elle suivait. Le bruit de la trompe avait retenti un moment après ; puis, cette forestière harmonie lointaine s’était perdue dans l’éloignement. L’air avait repris son calme et sa sérénité. Le soleil de septembre couvrait obliquement de sa pluie de feu la cime immobile des arbres. Le jeune vicomte de Juvisy, resté seul au milieu de cette solitude, s’était adossé contre un chêne dont l’épais feuillage le couvrait d’ombre et lui envoyait quelque fraîcheur. Le repos qui régnait tout autour, l’absence de témoins, lui étaient nécessaires pour pouvoir compter avec les sentiments qui s’étaient soulevés dans son âme. Dès qu’il fut bien certain que personne ne pouvait le voir, il prit sa tête entre ses deux mains et la tint longtemps ainsi convulsivement serrée. Ce n’était point la fatigue occasionnée par la chasse, ce n’était pas l’émotion de la périlleuse passe d’armes qu’il venait de subir qui l’avaient amené à cet état d’abattement : c’était la perte d’une illusion nourrie jusque-là dans son cœur ; c’était la certitude que la jeune marquise de Cailleul était indigne du respectueux et chevaleresque amour qu’il lui portait. Juvisy n’avait que vingt ans à peine, il ne faut pas l’oublier. Placé dans une sphère de relations où la marquise se trouvait elle-même en intimité, il était devenu graduellement et presque à son insu l’esclave de cette jeune femme si enjouée, si élégante, si bien faite pour captiver. C’était là sa première passion, ardente, impétueuse au-dedans ; mais en même temps timide et réservée dans son expression. Il admirait la marquise en silence, rêvait, soupirait et attendait.
Le récit que le marquis de Sennemart venait de faire avait laissé dans son cœur une profonde blessure. Il était désespéré et humilié tout à la fois. – Oh ! je le vois bien, se dit-il après avoir subi un long et douloureux spasme, mon cousin le commandeur avait raison : il ne faut entre les femmes et nous que des contacts d’épiderme ! L’amour sérieux est une folie… La marquise… Elle !… se donner à ce L’Épône ! Elle, à qui je n’osais pas même avouer mon amour… La leçon ne sera pas perdue !… Je sais maintenant ce qu’il nous faut attendre des femmes. Prenons-les pour ce qu’elles valent et pour ce qu’elles veulent. Oui, se continua Juvisy, il me faut cesser d’être dupe… Plus de vasselage… Au fait, en observant autour de moi, je vois que les heureux parmi mes compagnons, ce sont ceux-là qui professent les façons les plus cavalières à l’égard des déesses que les platoniques adorent : Laferrière, Gaudran, Tolly sont renommés pour leurs bonnes fortunes, et jusqu’à ce L’Épône !!… Ah ! Madame de Cailleul ! que vous êtes différente de ce que je croyais !… Je vous aimais si fort cependant, et c’était si bon de vous aimer !… Ainsi donc, trêve d’amour vrai et surtout d’amour timide : je romps avec mon passé, et puisqu’on n’est heureux avec vous, mesdames, qu’à la condition d’être un roué, je vais travailler à le devenir… À moi les intrigues, les séductions, les éclats. Mes folies auront du retentissement, car je les ferai des plus scandaleuses ! Que cette marquise si frivole, qui, après tout, a dû savoir que je l’aimais, soit complètement désabusée…
Il se demanda ensuite quelle conduite il adopterait à l’égard de la marquise et s’il retournerait à Champrosay. Ce parti lui ayant paru le plus séant, il s’y arrêta. Satisfait des arrangements qu’il venait de prendre avec lui-même, il se releva et se mit à suivre au pas de son cheval l’avenue qui conduit à Montgeron.
Il allait ainsi depuis quelques minutes, s’orientant de manière à rejoindre ses compagnons pour le retour, quand, plongeant ses yeux dans la longue voûte de l’avenue, il vit une jeune fille qui débouchait par une allée de traverse et venait dans la direction où il était. Leur rencontre était inévitable. Quoique encore éloigné d’elle, il augura favorablement de sa gentillesse par l’ensemble de sa tournure. À mesure qu’ils approchaient l’un de l’autre, cette présomption chez lui se faisait certitude. À cinquante pas enfin il put distinguer la grâce, la vivacité, la finesse et la charmante mobilité du visage de cette jeune fille. Elle était brune, ardente comme les méridionales, et d’une fraîcheur de santé que celles-ci n’ont pas toujours ; ses yeux pétillaient à travers le réseau soyeux de ses cils et avaient une expression de coquetterie innocente que la nature donne quelquefois avant l’art et qui est supérieure alors à l’art le plus subtil : c’est de la coquetterie à vie et à perpétuité. Elle tenait un énorme bouquet des champs, un de ces bouquets de septembre où il y a de tout lié avec un jonc, des marguerites des prés, des scabieuses, des œillets, des bluets, des coquelicots, du réséda sauvage, du foin, des feuilles qui piquent, d’autres qui embaument, de l’absinthe, de la lavande et du thym. Elle portait un peignoir à la Watteau, d’étoffe demi-soie, rayé bleu et rose, ouvert aux bras qui passaient à travers deux gracieuses tombées. Il faisait excessivement chaud, et ces deux bras, d’un blanc de pêche à l’endroit où la rose se fond avec le laiteux de ce beau fruit, étaient à la fois dorés et humides, dorés par le soleil auquel ils étaient bravement exposés, et humides de la fine moiteur qui les imbibait. Et les jolies mains ! Quelle grâce enfin dans toute sa personne !
Le vicomte fit quelques pas vers elle pour satisfaire à l’élan de son admiration, qui semblait craindre d’avoir à revenir sur le jugement déjà prononcé en faveur de la jeune fille au gros bouquet.
Un jeune homme de l’âge de Juvisy ne pouvait que se sentir vivement intéressé à une pareille rencontre ; mais dans les dispositions d’esprit où il se trouvait, cette rencontre devenait un péril. Il eut bientôt mis pied à terre. Il allait commencer son métier de séducteur. Il y avait en lui cette ardeur de résolution qui sait si bien convaincre. Auprès des femmes, vouloir fortement, c’est posséder la raison des succès. D’ailleurs, pour donner quelque intérêt à la scène qui s’engageait entre ces deux jeunes gens, il faut se rappeler qu’il est des situations du genre de celle que Juvisy voulait se faire dans ce moment qui finissent autrement qu’elles ne commencent. La plaisanterie tourne au sérieux, le cœur se passionne au contact des séductions qu’on avait abordées en riant, et alors l’éloquence à laquelle nous avons recours prend sa source dans sa sincérité improvisée.
Juvisy aurait éprouvé peut-être quelque embarras pour commencer son entretien, sans un singulier incident qui vint à son secours. La chasse parcourait la forêt, et elle venait de se rapprocher de l’endroit où ils se trouvaient. Les sons de la trompe retentissaient très distinctement. La jeune fille se mit à écouter cette sauvage harmonie avec une inquiétude visible, et elle s’écria tout à coup : – Oh ! mon Dieu ! pourvu que ce ne soit pas mon pauvre chevreuil qu’ils poursuivent.
– Votre pauvre chevreuil, avez-vous dit, mademoiselle ?
– Oui, monsieur le vicomte.
– Vous me connaissez ?
– Assurément.
– Vous êtes donc de ce pays ?
– Comme vous dites, monsieur de Juvisy.
– Vicomte de Juvisy, en effet, mademoiselle, pour vous servir, ajouta-t-il, de mon cœur, de ma fortune et de mon épée, si vous jugez tout cela digne de vous. Mais vous… mademoiselle… vous si jolie, qui daignez savoir mon nom quand j’ai la maladresse de ne pas savoir le vôtre… voudriez-vous me l’apprendre ?…
– Bien volontiers. Je me nomme Galande… pour vous servir à mon tour, monsieur le vicomte, si j’en étais capable, dit la jeune fille, qui faisait en riant la révérence à Juvisy.
– Mais je ne demande pas mieux… Pour commencer, donnez-moi votre bras… Quelle direction suivez-vous ?
– Je vais à Montgeron… Je suis de Montgeron.
– Où demeurez-vous dans ce village ?
– Dans la petite maison jaune, à dix pas avant l’église, quand on arrive par la forêt.
– Mademoiselle Galande, prenez-vous mon bras ?
– Non, monsieur le vicomte, ce serait un honneur pour moi, mais nous pourrions être vus, et… cela ne se doit pas…
– Alors, de grâce, que je chemine à vos côtés, et daignez m’apprendre, cela m’intéresse vivement, comment je suis si bien connu de vous ?
– Mon Dieu, monsieur le vicomte, c’est bien simple : je vous ai vu au château de la marquise de Cailleul.
– À Champrosay ?
– Là même. Un jour où l’on dansait dans le parc… Juvisy redoubla d’attention.
– Je vous vis avec la marquise traverser la cour d’honneur. La femme de chambre avec qui j’étais me confirma que le cavalier de madame de Cailleul, c’était M. le vicomte de Juvisy.
– Oh ! Mademoiselle Galande !… si je vous avais aperçue ce jour-là !
– Eh bien ?
– Eh bien ! qui sait ?… Je ne serais peut-être plus retourné à Champrosay.
– Comment ?
– J’aurais donné la préférence à Montgeron…
– Vous raillez, monsieur le vicomte.
– Moi, mademoiselle ! je dis vrai… je dis très vrai. Vous êtes une ravissante personne, et mon cœur qui est libre…
– Ce n’est pas ce qu’on dit…
– On se trompe, Galande, mon cœur est libre et je vous l’offre… Vous n’aimez pas, sans doute, votre affreux Montgeron, et vous avez raison. Vous n’aimez pas ces paysans qui vous entourent et qui menacent de vous épouser… vous avez plus grandement raison encore. Quittez tout cela ; venez à Paris, oh la vie est si belle ! Je serai un ami pour vous, je partagerai ma fortune avec vous. J’abandonnerai pour vous le monde dans lequel je vis, où il n’y a que des femmes qui se croient fraîches et jolies, et qui ne sont que coquettes… Mais qu’avez-vous donc, vous ne m’écoutez pas ?…
– Si fait, monsieur le vicomte, je vous écoute, je n’ai pas perdu une seule de vos paroles, mais il est vrai que dans ce moment une inquiétude…
– Parlez.
– Ce bruit de chasse qui approche… vous le dirai-je, je tremble.
– Et pour qui ?
– Voilà !… Il y a dans la forêt de Sénart un pauvre chevreuil… mais c’est toute une histoire… Ce chevreuil et moi nous sommes de vieux amis… Je puis dire que je l’ai élevé, car, il y a trois ans de cela, étant assise sur la lisière du bois avec une petite chèvre que je gardais alors, et pendant que celle-ci broutait l’herbe, cet animal, qui venait presque de naître, s’approcha de moi… Je le caressai… Peu à peu il s’est accoutumé à me voir, et depuis il ne s’est pas passé un seul jour sans qu’il vînt, vers la tombée de la nuit, sous les grandes futaies de la Mare, où je l’attends pour lui donner à manger. L’hiver surtout, quand la neige couvre la terre et que les bruyères et les bourgeons de saule sont cristallisés par le givre, c’est alors que ce pauvre petit animal me témoigne sa reconnaissance du mieux qu’il peut. Il accourt à moi du plus loin qu’il m’aperçoit, il me l***e les mains et ne s’éloigne que quand je le renvoie, et remarquez, monsieur le vicomte, que je suis le seul être dont il approche. La vue de toute autre personne le fait fuir. Eh bien ! j’ai peur, oui, j’ai peur, toutes les fois que les trompes retentissent dans la forêt, que mon pauvre chevreuil ne soit en danger… Et… tenez… là-bas… Mes pressentiments ne m’avaient pas trompée… Voyez, c’est lui qu’ils poursuivent… Il accourt de ce côté… Il m’a vue, ou il m’a devinée, je ne sais, mais il vient chercher une protection auprès de moi… Oh ! monsieur le vicomte, ne le laissez pas périr !
Du fond d’une interminable allée, venait en effet un chevreuil dont les forces paraissaient épuisées. Galande s’était approchée de Juvisy, et celui-ci, qui voyait combien elle était émue et tremblante, lui avait passé le bras autour de la taille comme pour la soutenir. Au même instant paraissaient dans l’allée, meute, piqueurs et veneurs. Les jeunes compagnons du vicomte virent distinctement son mouvement.
En quelques secondes, le chevreuil effaré avait franchi l’espace, et, arrivé à quelques pas de Galande, il s’était jeté sous bois pour y chercher un abri par un dernier effort. À sa suite, toute la chasse, chevaux et chiens, arrivent et cernent l’animal.
– Grâce ! s’écria la jeune fille, grâce pour un aussi gentil animal ! Ne le tuez pas, dit Galande aux veneurs étonnés.
– C’est impossible, ma charmante, quoique vous soyez bien jolie, répondit le marquis de Sennemart.
– Je vous en prie, dit-elle en s’adressant avec ses plus tendres regards aux jeunes gens.
– Impossible ! répéta le marquis de Sennemart, qui avait enfin arrêté ses yeux sur Galande, ébloui, émerveillé de ce visage naïf et piquant tout à la fois, admirable de l’expression que lui donnait la pitié de l’âme.
Il en tressaillit malgré la violente émotion de la chasse, arrivée chez lui au suprême degré d’exaltation.
– Messieurs ! s’écria Juvisy, ce chevreuil ne doit pas mourir, j’en ai pris l’engagement.
Et en parlant ainsi, il s’était avancé, le fouet à la main, barrant le chemin à la meute qui voulait passer, et fouaillant les plus hardis parmi les chiens.
– Vous plaisantez, monsieur le vicomte, n’est-il pas vrai ? dit M. de Sennemart, étonné de l’intervention.
– Sur mon honneur, je ne plaisante pas.
Voyant qu’une scène allait s’engager, Galande se fit attentive. Elle eut regret de l’avoir provoquée.
– Vous prétendez, monsieur le vicomte, vous arroger le droit de vie et de mort sur ce chevreuil.
– Le droit de vie seulement, reprit le vicomte ; cela me suffit.
– Cela ne nous convient pas ! crièrent plusieurs de ces jeunes gens.
– J’en suis fâché, messieurs, cela sera.
– Vous n’êtes pas le plus fort, car nous, et nos valets sommes plus forts, assurément, que vous. Vous n’y songez pas.
– Vous n’êtes pas tous contre moi, messieurs, j’ose m’en flatter. Quant à vos valets, si l’un d’eux avait l’audace d’approcher, s’écria le vicomte en se saisissant d’un de ses pistolets qu’il arma, je lui fais sauter la cervelle.
– Messieurs, avant d’aller plus loin, fit observer le chevalier d’Arguia, je suis d’avis de savoir à quel titre monsieur de Juvisy appuie le caprice de mademoiselle… Est-il son chevalier ? Entre nous ces choses peuvent s’avouer.
– Mais c’est évident ; c’est la mystérieuse beauté pour laquelle Juvisy n’a pas voulu suivre la chasse avec nous.
– Vous m’avez posé une question à laquelle je ne puis répondre, dit le vicomte.
– Cependant il le faudrait.
– J’ai promis la vie de cet animal, et je vous la demande.
– Répondez d’abord.
– Soit, répondit Juvisy : je suis le chevalier de mademoiselle.
– Dans ce cas, je pense, continua le chevalier d’Arguia, qu’en bons camarades nous devons avoir égard à votre situation, et qu’il faut, marquis de Sennemart, faire sonner la retraite.
– Merci, chevalier ! fit Juvisy.
– Je suis aussi de cet avis.
– Merci, baron de Saint-Paul.
– Je m’oppose à l’hallali.
– Votre obligé, M. de Perceval… et vous, chevalier de L’Épône, je vous suis reconnaissant de votre silence.
– Puisqu’il en est ainsi, s’écria le marquis de Sennemart… Picard ! La Brie ! Philippe ! sonnez la retraite et couplez les chiens. Partons, messieurs.