11
Manhattan, 1910-1911«Alors, maintenant on est ensemble?» demanda Cetta, les yeux étincelants de joie.
Devant elle, assis sur le lit, avec un vieux chapeau d’homme trop grand qui cachait une bonne partie de son visage, se tenait le petit Christmas.
«Bien sûr, petite! fit Cetta, baissant la voix pour qu’elle ressemble à celle de Sal, qui était interprété par Christmas dans son jeu. Et à partir d’aujourd’hui, tu ne feras plus la p****n! Je te veux pour moi tout seul.
— C’est vrai? demanda Cetta avec sa propre voix.
— Tu peux y parier ton c*l!» se répondit-elle avec les notes les plus basses dont elle était capable, et en faisant bouger les petites mains de Christmas, qu’elle avait salies avec de la suie pour qu’elles soient noires comme celles de Sal.
Les lèvres de Christmas tremblèrent puis il éclata en sanglots, au moment même où Tonia et Vito rentraient. Cetta lui enleva en toute hâte le chapeau et elle prit l’enfant dans ses bras pour le câliner.
«Mais qu’est-ce qu’il a aux mains? lui demanda Tonia.
— Rien, répondit Cetta souriante, il les a mises dans la cendre.
— Ah, voilà mon chapeau! s’exclama Vito. Je le retrouvais plus, ce matin!
— Il était tombé sous le lit, mentit Cetta.
— m***e, qu’est-c’qu’il fait froid, dehors! commenta Vito en mettant le chapeau sur sa tête.
— Mais comment tu parles? Nettoie ta bouche quand t’es devant le gosse! gronda Tonia. Tiens, donne-le-moi!» fit-elle ensuite à l’attention de Cetta. Elle prit Christmas dans ses bras, s’assit à la table, plongea les mains sales du petit dans la bassine d’eau et commença à les nettoyer.
«Mais qu’est-ce que t’es moche! On dirait tonton Sal!» dit-elle à l’enfant.
Cetta sourit en rougissant. Elle ne croyait pas à son jeu, mais elle aimait faire semblant d’y croire.
«Prépare-toi, Cetta, Sal va bientôt venir te chercher» lui conseilla Tonia tout en essuyant les mains de Christmas, qui à présent n’arrêtait plus de rire. Puis elle regarda son mari, allongé sur le lit.
«Et toi, enlève donc ce chapeau!
— J’ai froid!
— Un chapeau sur le lit, ça porte malheur! rappela-t-elle.
— Mais il est sur ma tête!
— Et ta tête, elle est sur le lit! Allez, enlève-le!»
Le vieil homme grommela quelque chose d’incompréhensible. Il se leva, alla s’asseoir à la table en face de son épouse et, dans un geste de défi, enfonça encore davantage son chapeau sur sa tête.
Tout en se changeant, Cetta riait encore.
Christmas s’amusait aussi, il regarda sa mère et puis se tourna vers Vito et tenta de lui enlever son chapeau:
«Pépé!» prononça-t-il.
Le visage de Vito s’enflamma d’une rougeur inattendue. Les yeux du vieil homme se remplirent de larmes.
«Passe-le-moi!» dit-il à sa femme. Il prit Christmas et le posa sur ses genoux, le serrant contre lui avec émotion.
On entendit dehors le klaxon d’une voiture résonner, impérieux.
«C’est Sal» fit Cetta.
Mais ni Vito ni Tonia ne lui prêtèrent attention. Tonia avait tendu un bras par dessus la table et pris la main de son mari. Et tous deux, de leur main libre, caressaient les cheveux fins et clairs de Christmas.
Sal klaxonnait à nouveau quand Cetta arriva sur le trottoir, au pas de course. Elle monta en voiture. «Excuse-moi!» dit-elle.
Sal démarra. Même dans ce ghetto de miséreux, les gens dans la rue préparaient Noël, imminent. Les vendeurs ambulants proposaient des marchandises différentes, de vieilles décorations dépoussiérées étaient apparues dans les vitrines, et de jeunes enfants barbouillés de colle placardaient des affiches qui faisaient la réclame pour des réveillons bon marché.
Cetta, regardant toujours droit devant elle, tendit une main qu’elle posa sur la cuisse de Sal, qui continua à conduire, sans la moindre réaction. Cetta sourit. Ensuite elle déplaça sa main, qu’elle mit sur le bras de Sal. Enfin, elle appuya la tête contre son épaule. Elle resta quelques minutes dans cette position. Puis, la maison de passe approchant, elle se redressa sur son siège.
Quand ils s’arrêtèrent, Cetta, avant de descendre, se tourna vers Sal. Mais il lui tournait le dos: il avait ouvert sa portière et descendait de voiture. Elle le suivit dans l’escalier et puis à l’intérieur du bordel. Les filles les virent entrer. Sal ne salua personne, prit Cetta par le bras et l’entraîna dans une chambre. Il la jeta sur le lit, souleva sa jupe, lui ôta sa culotte et se pencha entre ses jambes.
Il fut rapide, sans préambule, et ne prononça pas un mot. Le plaisir arriva sans crier gare et laissa Cetta sans le souffle. Quelque chose d’intense, de presque brutal. Alors que Cetta gémissait encore, Sal était à nouveau debout: il ramassa sa culotte et la lui lança.
«Fais venir la Comtesse! ordonna-t-il. J’ai envie de changer de parfum.»
Cetta le regarda, déboussolée. Elle ne savait que faire. Elle tenait sa culotte à la main. Elle ressentait encore l’écho des contractions dans son ventre. Elle gardait les jambes serrées.
«Va pas te fourrer de drôles d’idées en tête! Il n’y a rien entre nous» lui déclara-t-il tandis qu’il se dirigeait vers la porte et l’ouvrait, invitant la jeune femme à sortir d’un geste de la tête. «Vous les filles, avec moi vous y passez toutes!»
Cetta se leva du lit avec difficulté, humiliée, culotte à la main, et elle s’apprêta à sortir.
«Et oublie pas de faire venir la Comtesse!» répéta Sal avant de fermer la porte.
Cetta était encore mouillée lorsqu’elle coucha avec son premier client. Puis, peu à peu, elle sécha, et tout redevint comme d’habitude.
«Je peux aller au bordel toute seule, dit-elle à Sal tard dans la nuit, sur le chemin du retour.
— Non» riposta-t-il.
À partir de ce jour, Sal ne la toucha plus. Il allait la chercher et la ramenait chez elle, comme toujours. Et, comme toujours, il parlait le moins possible. Mais il ne la goûta plus. Cetta ne tendait pas la main pour le toucher, en voiture, n’appuyait pas la tête contre son épaule, et ne salissait pas non plus les mains de Christmas avec de la suie pour jouer aux fiancés. Et, le jour où elle se souvint de ce billet pour Coney Island qu’elle avait acheté et qu’elle gardait dans son sac de cuir vernis, elle le brûla dans la cuisinière.
Deux jours avant Noël, elle acheta à un vendeur ambulant un collier de faux coraux pour Tonia et un chapeau en laine pour Vito. Puis elle se rendit dans une boutique pour enfants, au coin de la cinquante-septième rue et de Park Avenue, et regarda longuement la vitrine. Le moindre article était à des prix impossibles. C’était un magasin pour les riches. Elle voyait sortir des femmes élégantes chargées de gros paquets. Puis, aux pieds d’un berceau qui coûtait autant qu’un an de loyer dans un appartement du Lower East Side, elle remarqua deux petites chaussettes en laine aux couleurs de l’Amérique, la bannière étoilée. Elle s’assura qu’elle avait assez d’argent dans son sac et entra.
C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans un magasin de riches. Cela sentait merveilleusement bon.
«Je suis désolé, on est complet!» lui lança un homme d’une cinquantaine d’années, avec un costume sombre et une grosse chaîne en or en travers du gilet.
«Pardon? s’étonna Cetta.
— Nous n’avons pas besoin de vendeuse» précisa l’homme, se lissant les moustaches.
Cetta rougit, esquissa un pas vers la sortie mais ensuite se ravisa:
«Je veux acheter un cadeau, expliqua-t-elle en se retournant. Je suis une cliente.»
L’homme la dévisagea, arquant un sourcil. Puis il fit un geste altier à l’intention d’un vendeur et s’éloigna sans plus adresser la parole à la jeune femme.
Quand le commis lui montra les chaussettes, Cetta les toucha longuement. Elle n’avait jamais rien senti d’aussi doux. «Faites-moi un beau paquet, lui recommanda-t-elle, avec un grand nœud!» et, toute fière, elle sortit son argent. Pour finir, elle repéra le propriétaire du magasin qui, obséquieux, montrait une couverture brodée main à une dame élégante, et elle s’approcha.
L’homme et la femme perçurent sa présence et se retournèrent pour la regarder.
«J’ai déjà un travail, fit Cetta en souriant poliment. Je fais la putain.» Puis elle sortit, son paquet à la main.
Quand elle arriva chez elle, elle découvrit Tonia fébrile.
«On a toujours eu que trois chaises, expliqua la vieille. Mais cette année, on est quatre!
— Cette année? s’étonna Cetta, qui ne parvenait pas à comprendre.
— Chaque année, Sal vient passer le réveillon de Noël avec nous, intervint Vito. C’est pour ça qu’on a trois chaises. Deux pour nous et une pour Sal, à Noël.
— Et Mme Santacroce ne peut pas nous prêter de chaise, conclut Tonia.
— Je m’en occupe! fit Cetta. Ne vous en faites pas!»
Elle dissimula les chaussettes américaines sous le matelas, avec les deux autres cadeaux, et puis sortit.
Pendant qu’elle courait les rues du quartier, Cetta se demandait pourquoi les deux vieux étaient tellement fébriles. Mais cette pensée ne tarda pas à l’abandonner, car la nervosité la gagna à son tour. À l’idée de dîner avec Sal, ses jambes tremblaient. Elle n’avait même pas de cadeau pour lui. Et lui, aurait-il quelque chose pour elle? Pendant un instant, Cetta se plut à rêvasser: avec ses manières brusques, Sal lui tendait un étui en cuir, dans lequel elle découvrait une bague de fiançailles. Puis elle décida de chasser cette idée ridicule. Elle regarda dans son sac à main. Il lui restait encore un peu d’argent. Elle aurait voulu le garder, mais elle se retrouva devant un magasin d’occasions, où elle remarqua un horrible fauteuil avec un haut dossier, semblable à un trône, et en imaginant Sal assis là dedans elle se mit à rire. «Voilà ton cadeau!» se dit-elle, joyeuse, en entrant dans l’échoppe. Elle marchanda férocement et finit par emporter, pour un dollar cinquante: le fauteuil de roi, deux bougeoirs en verre ébréchés à la base avec des bougies assorties, et une nappe usagée bordée de dentelle. Elle rebroussa chemin en emportant tout cet attirail.
«Non non, la place d’honneur revient au maître de maison! s’exclama Sal ce soir-là, refusant de s’asseoir sur le trône que Cetta avait acheté pour lui. Vito, c’est ton fauteuil! Si tu t’y mets pas, moi je m’assieds par terre!»
Dans ce fauteuil énorme, Vito était ridicule. Mais son visage flétri arborait un sourire plein de fierté. Il avait sur la tête le chapeau en laine que Cetta lui avait offert. Tonia portait le collier en faux coraux, et Christmas les chaussettes avec le drapeau américain.
La nappe était trop grande pour la table et ils avaient dû la plier en deux, mais dans l’ensemble on aurait quand même dit une table de riches, se disait Cetta. Les bougies étaient allumées dans leurs bougeoirs. Sal avait apporté à manger et à boire. Il y avait des pâtes cuites au four, une terrine de pommes de terre au thon en forme de poisson, du fromage, du saucisson et du vin. Cetta avait bu et la tête lui tournait un peu. Elle avait trempé un doigt dans son verre et l’avait fait s***r à Christmas, qui avait eu une grimace de dégoût. Tout le monde avait ri, même Sal, dévoilant ses dents blanches et parfaites. Cetta l’avait observé à la dérobée toute la soirée. Elle l’avait servi avec une attention toute particulière, jouant à l’épouse. Elle ne laissait jamais son verre de vin vide. Tonia et Vito aussi avaient été joyeux. Puis le moment du dessert était venu, et Sal avait débouché une bouteille de mousseux italien. Cetta n’en avait jamais bu. C’était pétillant et sucré, et ça picotait agréablement le palais. Elle avait fermé les yeux et avait senti que sa tête tournait beaucoup. Quand elle les avait rouverts, Sal avait levé son verre et son visage était devenu grave.
«À Mikey! annonça-t-il.
— Qui c’est, Mikey?» demanda Cetta en riant, avant de s’apercevoir que Tonia et Vito aussi avaient maintenant l’air sérieux, et que les yeux de la vieille femme se remplissaient de larmes.
Un silence gêné s’ensuivit.
«Michele, c’était mon fils, expliqua doucement Tonia.
— À Mikey!» répéta Sal, et il fit tinter son verre contre celui de Tonia et Vito. Mais pas contre celui de Cetta.
Celle-ci resta le verre en l’air, regardant Sal, Tonia et Vito qui buvaient lentement, le cœur lourd. La fête était terminée.
Avec un geste de prestidigitateur, mais sans allégresse, Sal tira de sa poche un foulard en soie pour Tonia et le lui mit autour du cou. Pour Vito, il avait acheté une paire de mitaines: «C’est du cachemire, la laine la plus chaude qui existe!» précisa-t-il. Puis il tendit à Cetta un fin collier avec une petite croix.
«C’est de l’or?» demanda Cetta émerveillée.
Il ne répondit rien.
Tonia prit Sal dans ses bras, mais toute joie l’avait quittée. Vito avait le regard perdu dans le vide et les yeux rougis par la boisson. Il se leva et chancela un peu. Sal l’accompagna jusqu’à son lit et l’aida à se coucher. Puis il embrassa Tonia sur les deux joues, adressa un signe de tête à Cetta et s’en alla.
Cetta suivit Sal hors du logement sans fenêtre. Elle marcha à son côté le long du couloir obscur et gravit avec lui les marches menant au trottoir. Sal ouvrit la portière de sa voiture.
«Va pas te fourrer de drôles d’idées en tête! prévint Sal.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à Mikey? demanda Cetta.
— Va pas te fourrer de drôles d’idées en tête! Il n’y a rien entre nous.
— Je sais» répliqua Cetta, serrant les poings derrière son dos et, dans un de ses poings, le collier avec la croix.
Sal la fixa un moment en silence.
«T’es sûre que t’as compris?
— Oui. Tu me lèches la chatte, un point c’est tout.
— Et quand ça me convient.»
Cetta gardait le menton levé et immobile. La lumière du réverbère enflammait ses yeux d’une braise sombre. Elle ne baissa pas le regard et rien ne révéla qu’elle avait été blessée.
«Il est mort comment, Mikey?
— Il a été tué.
— C’est tout? Rien d’autre?
— Rien d’autre.
— Et tu passes Noël avec les parents de tous les gars qui ont été tués?
— Occupe-toi d’ton c*l!
— Mais tu sais rien dire d’autre!»
Sal monta en voiture et ferma la portière.
«Alors je demanderai à Tonia!» lui cria Cetta.
Sal rouvrit sa portière avec fougue, descendit de voiture et attrapa Cetta par les cheveux. Il la tira jusqu’au mur et lui frappa violemment la tête contre les briques rouges rongées par le gel.
Cetta lui cracha au visage.
Sal leva la main et lui flanqua une gifle.
«Qu’est-c’que tu veux savoir, gamine?» lui lança-t-il, sans nettoyer le crachat ni lui lâcher les cheveux. Puis il approcha la bouche de l’oreille de la jeune femme et lui parla à voix basse: «On lui a planté un pic à glace dans la gorge, le cœur et le ventre. Et puis on lui a tiré un coup de feu dans l’oreille, exactement ici» et il glissa sa langue épaisse dans l’oreille de Cetta. «La moitié de son cerveau est ressortie de l’autre côté, et comme il bougeait encore, on l’a étranglé avec un fil de fer. Puis on l’a fourré dans une voiture volée. La police les a retrouvés, lui et la voiture, dans un terrain en construction à Red Hook. Mikey était mon seul ami. Et tu sais qui conduisait cette voiture volée?» Sal tourna la tête de Cetta afin qu’elle le regarde dans les yeux. «Moi!» hurla-t-il et, de toutes ses forces, il écrasa son poing contre les briques rouges. Alors il lâcha les cheveux de Cetta. «Après avoir abandonné la voiture, j’ai traversé les champs» reprit Sal mais à voix basse, à présent, sans rage ni colère ni même douleur apparente, comme s’il parlait de quelqu’un d’autre. «Je voulais pas qu’on me voie. J’ai suivi les rails du métro aérien, en me jetant dans les buissons à chaque fois que j’entendais arriver un train. Je me suis glissé dans un tunnel et, à l’aube, j’ai débarqué ici, dans le ghetto. J’ai loué une pièce sombre et je me suis mis à dormir. C’est tout ce qu’il y a à raconter.»
Cetta saisit la main avec laquelle il avait donné un coup de poing dans le mur: il s’était blessé. Elle porta ses doigts à la bouche et lécha le sang. Puis elle nettoya le crachat qu’il avait sur la figure.
Sal la fixa un instant, puis fit volte-face et remonta en voiture.
«Bonne nuit, petite!» lança-t-il sans la regarder, et il partit.
Cetta le vit tourner sur Market Street et disparaître. Elle attacha à son cou la chaîne avec la croix. Dans la bouche, elle avait encore le goût du sang de Sal.
Elle rentra dans son logement. Christmas dormait. Vito aussi, en ronflant. Tonia était assise à table, une photographie à la main. Cetta empila les assiettes.
«Laisse ça! dit Tonia doucement, sans quitter la photo des yeux. On s’en occupera demain.»
Cetta commença à se déshabiller.
«C’est lui, Michele, dit Tonia. Ou Mikey, comme l’appelle Sal.»
Cetta s’approcha de Tonia et s’assit près d’elle. La vieille femme lui passa la photo. Ce n’était qu’un enfant. Avec un costume un peu trop m’as-tu-vu et une chemise blanche, avec des bretelles et un chapeau qu’il portait sur l’arrière de la tête, découvrant le front. Il avait l’air petit. Il était maigre, avec des sourcils noirs. Et il riait.
«Il riait tout le temps, dit Tonia en reprenant la photo. Je peux pas laisser cette photo sortie: avant, c’est ce que je faisais, mais Vito pouvait pas le supporter. Il était toujours devant elle, et il pleurait. Vito est gentil, mais il est faible. Il se laissait mourir, et moi je voulais pas rester seule. Alors, je l’ai rangée.»
Cetta ne savait que faire. Elle passa ses bras autour des épaules de Tonia.
«Sal lui avait dit! reprit Tonia, parlant maintenant d’un ton mécanique. Il lui avait dit cent fois de pas piquer de l’argent au boss. Mais il était comme ça, Mikey: jamais satisfait. J’ai toujours voulu avoir deux enfants. Sal était le second fils que j’ai jamais eu. Je suis contente que ce soit lui qui ait conduit la voiture où était mon pauvre Mikey. Au moins, je suis sûre qu’il lui a fait une caresse avant de l’abandonner, et qu’il lui a dit quelque chose de gentil, comme de ne pas avoir peur du noir, ou que, le lendemain matin, on le trouverait et qu’on me le rendrait. Sal n’aurait pas pu le sauver. Tout ce qu’il aurait pu faire, c’était mourir lui aussi.» Tonia prit la main de Cetta. Dans l’autre, elle serrait la photo de son fils. «Sal n’a pas idée que je sais que c’est lui qui conduisait la voiture, ajouta-t-elle doucement. Vito ne le sait pas non plus. Je suis la seule à le savoir. Et maintenant, tu le sais toi aussi. Mais garde-le pour toi. Nous les femmes, c’est le genre de choses dont nous sommes capables: nous gardons pour nous les choses qui comptent vraiment.
— Pourquoi tu me le dis, Tonia?
— Parce que je suis vieille. Et j’ai de moins en moins de force.»
Cetta regarda la main de Tonia. Le pouce se déplaçait de haut en bas sur le visage de son fils mort, lentement, machinalement, avec la précision distraite des vieilles femmes de son village lorsqu’elles égrenaient leur chapelet.
«Mais pourquoi moi?» lui demanda-t-elle.
Tonia cessa de caresser la photo, avança la main vers le visage de Cetta et lui fit une caresse bourrue.
«Parce que toi aussi, tu dois pardonner à Sal!»
Cette nuit-là, Cetta ne dormit pas. Elle tint Christmas serré contre sa poitrine. Et pria pour qu’il ne devienne pas un garçon avec des vêtements de m’as-tu-vu.
Avant le Nouvel An, Tonia mourut. Un matin, elle tomba brusquement par terre. Vito était sorti jouer aux cartes avec d’autres vieux. Cetta la vit chanceler. Un instant auparavant, Tonia tenait Christmas dans ses bras, ensuite elle le lui avait passé, s’éventant le visage d’une main: «Vierge Marie, j’ai des bouffées de chaleur, à mon âge!» avait-elle dit en souriant. Mais Cetta avait lu dans ses yeux de l’inquiétude. Puis, en un éclair, Tonia s’était écroulée. De manière désordonnée. Sans un gémissement. Son corps s’était affaissé, sa tête avait violemment heurté le sol, son gros ventre avait bougé comme du flan sous sa robe noire, et ses jambes avaient remué et tremblé avant de devenir rigides.
Cetta, immobile, la regardait. La jupe de Tonia était remontée et découvrant avec indécence ses jambes blanches sillonnées d’un réseau de varices, au-dessus de ses bas noirs.
Christmas pleurait.
«Tais-toi!» lui hurla Cetta.
Et Christmas se tut.
Alors Cetta le posa à terre et tenta de soulever Tonia. Mais elle était trop lourde. Elle la tourna sur le dos et remit sa jupe en place. Puis elle lui croisa les bras sur la poitrine, recoiffa une mèche de ses cheveux et nettoya un filet de salive qui lui était sorti de la bouche.
Quand Vito rentra, il trouva Cetta assise par terre et Christmas qui jouait avec un bouton de la robe de Tonia.
«Pépé!» dit Christmas en montrant du doigt le vieil homme.
Vito ne dit rien. Il ôta simplement son chapeau, qu’il tint entre ses mains. Puis il se signa.
Sal s’occupa de l’enterrement. Et du cercueil. Il acheta aussi des habits noirs pour Vito et Cetta, ainsi qu’un bandeau noir à mettre au bras de Christmas. À l’église, nul ne pleura. À part eux, il n’y avait que Mme Santacroce, la seule voisine avec laquelle Tonia s’était liée.
Cette nuit-là, Cetta entendit Vito pleurer doucement, en sourdine, avec dignité, comme s’il avait honte de son immense douleur.
Cetta se leva et alla dormir dans le grand lit avec Christmas et lui. Le vieil homme ne dit mot. Mais au bout d’un moment, il s’endormit. Et, pendant son sommeil, il tendit la main et toucha les fesses de Cetta: celle-ci le laissa faire. Elle comprenait que ce n’était pas elle qu’il touchait, mais son épouse.
Le lendemain matin, Vito se réveilla avec une espèce de petit bonheur au fond de sa douleur: «J’ai fait un beau rêve, dit-il à Cetta: j’étais jeune!»
Et chaque nuit, tant qu’il était éveillé, il pleurait tout doucement, encore plus doucement maintenait que Cetta couchait définitivement dans le grand lit et, une fois endormi, il touchait les fesses de la jeune femme.
Au bout d’un petit mois, Cetta sentit, comme chaque nuit, la main du vieux qui la palpait. Mais, cette fois, elle entendit aussi que sa respiration – sourde et discrète comme les larmes qu’il pleurait en cachette – semblait étranglée. Puis elle perçut un souffle long, comme un sifflement. Et puis plus rien. La main de Vito se serra sur une de ses fesses, presque comme s’il la pinçait, et ne bougea plus. Le lendemain matin, il était mort. Et Cetta et Christmas étaient seuls.
«On peut rester ici? demanda Cetta à Sal.
— D’accord, mais je veux pas d’emmerdes avec le mioche!»
Cetta vit qu’il avait les yeux rouges. Et elle comprit que Sal aussi, désormais, était seul.