12. Manhattan, 1922

3145 Words
12 Manhattan, 1922«Ce sont lesquels?» demanda le capitaine au garde. Le garde indiqua Christmas et Santo. «Libère-les!» ordonna le capitaine, mal à l’aise, faisant passer son poids d’un pied sur l’autre. Les deux garçons s’approchèrent des barreaux pendant que le garde ouvrait la serrure dans un grand claquement. Derrière le capitaine, Christmas aperçut un homme vêtu avec élégance, le regard triste et l’air d’une personne vaincue par la vie. «Voilà, ce sont eux, monsieur Isaacson! dit le capitaine, à l’évidence gêné. Essayez de comprendre… bref, il n’y a qu’à les regarder! Mes hommes ont cru que ces deux là, c’étaient…» M. Isaacson leva une main pour le faire taire. C’était le geste autoritaire et machinal de l’homme ayant l’habitude de commander. Pourtant, il avait l’air plus éprouvé qu’en colère, remarqua Christmas. Une profonde fatigue marquait son visage. Et ce sont des yeux exténués qui se posèrent sur les deux jeunes. «Merci» dit-il simplement. Puis il tendit à chacun d’entre eux un billet de banque, qu’il avait préparé à l’avance. «Dix dollars! s’exclama Santo. — M. Isaacson est le père de la jeune fille que vous avez… (le capitaine s’éclaircit la voix) eh bien, de la jeune fille que vous avez sauvée. — Dix dollars!» répéta Santo. Christmas fixait le père de Ruth en silence. Et M. Isaacson le fixait en retour. «Comment va-t-elle? demanda le garçon à voix basse, comme si cette question ne les concernait que tous les deux. — Bien… fit M. Isaacson. Enfin non, mal… — On va le retrouver, M. Isaacson! affirma le capitaine. — Oui oui, bien sûr… fit le père, qui parlait à voix basse lui aussi, sans quitter Christmas des yeux. — Mal comment? poursuivit ce dernier. — Mal comme une petite fille de treize ans violée et sauvagement battue, avec un doigt amputé…» répondit M. Isaacson dans un souffle. Et ses yeux perdirent un instant cet épuisement qui leur ôtait toute lumière, pour laisser place à une espèce de stupeur, comme s’il réalisait seulement ce qui était arrivé à sa fille. Et alors, saisi d’effroi, il fit soudain volte-face: «Il faut que j’y aille!» lança-t-il avant de se diriger vers la sortie. «Monsieur!… appela Christmas. Je peux la voir?» L’homme s’arrêta, et la surprise se peignit à nouveau sur son visage. Il avait la bouche entrouverte, comme s’il ne savait que dire. «Hep, vous deux, y faut qu’on vous interroge!» intervint le capitaine, s’interposant entre Christmas et M. Isaacson, comme si celui-ci avait besoin d’être protégé de l’intrusion d’un garçon des rues. «Vous devez tout nous raconter! Y faut qu’on retrouve l’ordure qui a mis la jeune fille dans cet état!» et il observait M. Isaacson du coin de l’œil, d’un air complice et servile. «Oui oui… répondit le père lentement, avec un certain retard. — Je peux voir Ruth? (Christmas voulait en être sûr). — Oui…» répéta M. Isaacson, sans force. Il fixa Christmas en silence, le regard vide. Puis il s’achemina vers la sortie, il avait le pas lent et lourd. «Allez, viens! reprit-il. — Et moi? s’enquit Santo, qui n’avait pas cessé une seconde d’examiner le billet de dix dollars qu’il tenait en main. — Toi, t’as qu’à tout lui raconter! répondit Christmas en indiquant du menton le capitaine, avant de s’approcher de l’oreille de Santo. Mais rien sur les Diamond Dogs, hein!» murmura-t-il. Levant les yeux, il aperçut Joey, le pickpocket, qui l’observait, les bras passés autour des barreaux. Christmas eut l’impression que ses cernes étaient devenus encore plus sombres et profonds. Et ses yeux avaient perdu leur cynisme et leur effronterie. Maintenant, il n’avait plus l’air que d’un simple garçon, comme eux. Un enfant souffreteux qui, lui aussi, avait grandi en mangeant peu et mal, dans des pièces glacées l’hiver et étouffantes l’été. Il le salua d’un mouvement de tête, et Joey lui répondit en esquissant un sourire privé de joie. Christmas rejoignit M. Isaacson dans les couloirs du poste de police, et le suivit dehors. Une luxueuse Hispano-Suiza H6B avec un chauffeur en uniforme les attendait dans la rue, devant l’entrée du commissariat. Le conducteur ouvrit la portière en étudiant d’un air réprobateur Christmas, avec ses vêtements sales et ses chaussures boueuses. Puis il referma courtoisement la portière, reprit le volant et mit le moteur en marche. «À l’hôpital, monsieur?» demanda-t-il. M. Isaacson acquiesça à peine. Son employé le regardait dans le rétroviseur. Il démarra, et la longue voiture jaune canari, aux ailes noires et au toit gris, traversa les rues poussiéreuses de l’East Side. «C’est toi, Christmas? demanda M. Isaacson, le regard toujours fixé devant lui, perdu dans le vide. — Oui, monsieur» répondit Christmas, à qui ces mots avaient donné un coup au cœur. M. Isaacson se tourna vers lui et l’observa en silence. Peut-être sans rien voir, se dit Christmas. Puis l’homme élégant regarda à nouveau droit devant, en silence, comme égaré dans son propre égarement. Christmas tripotait le billet de dix dollars, que jusqu’alors il n’avait pas encore examiné, et il sentait que cet homme, malgré toute sa douleur, ne lui était décidément pas sympathique. «Vingt dollars, se dit-il, voilà le prix de sa douleur.» En quelques minutes, la longue voiture, qui faisait se retourner tout le quartier sur son passage, arriva devant l’hôpital. Le chauffeur se précipita pour ouvrir la portière de M. Isaacson et Christmas le suivit, sentant sur lui le regard des deux policiers postés à l’entrée. Le hall était envahi de pauvres gens. Dès que l’infirmière derrière le guichet aperçut M. Isaacson, elle fit signe à un collègue, qui se précipita vers eux. «Le docteur Goldsmith est arrivé. Il est dans la chambre de mademoiselle, dit ce dernier d’un air obséquieux. Suivez-moi!» Ils traversèrent une série de couloirs remplis de gens qui geignaient, fumaient ou jouaient aux cartes. L’infirmier fut désagréable avec tous ceux qui entravaient leur chemin – arrogant, comme il imaginait sans doute qu’un serviteur de M. Isaacson devait l’être. Christmas remarquait que les enfants, qui jouaient en faisant du tapage, se taisaient soudain à leur passage. Et les hommes et les femmes, instinctivement, baissaient les yeux ou courbaient le dos. Puis il regarda M. Isaacson. Il marchait comme un automate, sans les apercevoir. C’étaient peut-être la peine et les soucis, se dit Christmas. Ou bien peut-être ne voyait-il jamais les gens qui ne comptaient pas. Mais en ce moment, cela n’avait guère d’importance. Christmas éprouvait une étrange sensation: il respirait mal, avait la tête légère comme s’il avait bu, et ses jambes étaient instables. Ses genoux semblaient se dérober. Il pensait à ces yeux verts qu’il avait devinés derrière le sang. Les yeux de Ruth qui le regardaient et lui souriaient. Et il avait l’estomac remué, ce qui ne lui était arrivé pour aucune fille. Il se rappelait même, comme s’il venait de déposer la jeune fille, combien ses bras lui avaient fait mal lorsqu’il l’avait portée. Et il se souvint que, d’instinct, il avait refusé que Santo la touche, quand celui-ci avait voulu le relayer. Comme s’il était né pour la sauver, ce matin-là. Et plus il y pensait, plus il sentait sa respiration se faire courte, haletante. Son jeune cœur anxieux battait à tout rompre. «Docteur Goldsmith! appela l’infirmier, s’adressant à un homme aussi élégant que M. Isaacson. — Philip! s’exclama aussitôt le médecin, prenant M. Isaacson dans ses bras. — Tu l’as vue? demanda M. Isaacson inquiet. On l’a bien soignée? — Oui, très bien, ne t’en fais pas» le rassura le Dr Goldsmith. M. Isaacson regarda autour de lui, comme s’il voyait pour la première fois cet hôpital et les personnes qui le fréquentaient. «Ephreim… dit-il en écartant un bras, comme pour inclure tout ce qu’il y avait autour de lui. Mon Dieu, il faut qu’on la sorte d’ici tout de suite! — Je me suis déjà occupé de tout, répliqua le médecin. Ruth viendra dans ma clinique… — Pas à la maison? s’étonna M. Isaacson. — Non, Philip, les premiers jours, ce ne serait pas prudent. Je préfère la garder sous surveillance. — Et Sarah, elle est arrivée? (M. Isaacson observa à nouveau autour de lui, mais cette fois avec une lueur d’espoir dans les yeux). — Elle dit qu’elle ne s’en sent pas capable…» M. Isaacson secoua la tête et la baissa, les yeux rivés au sol – maintenant, ils étaient complètement éteints. «Philip, il faut la comprendre…» et le Dr Goldsmith, comme avant M. Isaacson, écarta un bras pour désigner cet hôpital sordide avec les gens sordides qui le peuplaient. Christmas, à l’écart, écoutait leur conversation, et à deux reprises il s’était vu englobé dans ce geste, qui séparait de manière radicale certains individus des autres. Et soudain, il eut honte de son pantalon rapiécé et de ses chaussures trop grandes. Mais il fit néanmoins un pas vers la porte entrouverte. «Tu vas où, mon garçon?» L’infirmier l’arrêta aussitôt. Christmas se tourna vers M. Isaacson. Celui-ci le regarda sans le reconnaître. Sans le voir. «C’est moi, Christmas, monsieur… — Où est-elle? Où est ma petite-fille?» Une voix impérieuse résonna. Christmas vit un vieil homme avancer dans le couloir, furieux, agitant une canne, suivi par deux infirmières et un chauffeur en livrée. «Papa! s’exclama M. Isaacson. Qu’est-ce que tu fais ici? — Qu’est-ce que je fais ici? Je suis venu m’occuper de ma petite-fille, espèce de c******n! Pourquoi est-ce qu’on ne me l’a pas dit tout de suite? rugit le vieux. — Je ne voulais pas t’inquiéter… — Mais quelle connerie! Où est-elle? (puis il reconnut le médecin) Ah, Dr Goldsmith! Faites-moi tout de suite votre rapport! commanda-t-il, pointant sa canne contre la poitrine du docteur. — Ruth a trois côtes fracturées, une hémorragie interne, l’annulaire amputé, deux dents brisées, la mâchoire disloquée et la cloison nasale brisée, énuméra le médecin. Plus différentes contusions. Les yeux ne devraient pas avoir subi de lésions, mais peut-être le tympan gauche est-il abîmé… et elle a été… elle a été… — m***e! et le vieil homme frappa si violemment le mur de sa canne qu’il y laissa une marque. Si elle est enceinte, il faut se débarrasser immédiatement du bâtard! — Papa, calme-toi…» intervint M. Isaacson. Le vieux le regarda d’un air féroce, sans mot dire. «Où est-elle? demanda-t-il encore. Là dedans?» M. Isaacson acquiesça. «Pousse-toi de là, petit!» fit le grand-père en essayant d’écarter Christmas avec le bout de sa canne. Mais Christmas bloqua la canne d’une main. Déterminé. Il fixait le vieux droit dans les yeux, sans aucune crainte. Et sans savoir lui-même pourquoi il agissait ainsi. L’infirmier se jeta aussitôt sur lui, par derrière, pour essayer de l’immobiliser. «Je veux la voir!» hurla Christmas en se débattant. «Laissez-le! ordonna le vieux à l’infirmier (puis, abaissant sa canne, il s’approcha de Christmas). Qui es-tu? — C’est moi qui ai trouvé Ruth!» s’écria Christmas. Et, à nouveau, il éprouva cette sensation d’appartenance et de possession. Comme s’il revendiquait la découverte à la fois d’un trésor et d’un fardeau. «C’est moi qui l’ai amenée ici!» et il défiait le vieillard du regard. «Et qu’est-ce que tu veux? — Je veux la voir. — Pourquoi? — Parce que c’est comme ça.» Saul Isaacson se tourna vers son fils. Puis vers le Dr Goldsmith. «Il peut la voir? demanda-t-il au médecin. — Elle est sous sédatifs, répondit le Dr Goldsmith. — Oui ou non? — Oui…» Le vieux Saul dévisagea Christmas. «Tu es irlandais? lança-t-il. — Non. — Juif? — Non. — Évidemment. Ça aurait été trop beau. Tu es quoi, alors? — Américain.» Le grand-père le dévisagea en silence. «Tu es quoi? répéta-t-il ensuite. — Ma mère est italienne. — Ah… italien, fit-il. Quoi qu’il en soit, tu as fait plus que n’importe qui là-dedans, mon garçon! Allons-y!» et, avec sa canne, il ouvrit la porte qui donnait dans la chambre de Ruth. Une infirmière qui lisait une revue, assise dans un coin de la pièce, se leva. Les rideaux étaient tirés. Mais, malgré la pénombre, Christmas voyait bien le visage de Ruth, qui était beaucoup plus intimidant que ce matin. Bien que ses blessures aient été lavées et soignées, le visage de la jeune fille, là où il était entouré de bandages et de pansements, était déformé par les bleus et les gonflements. Le vieillard porta une main à ses yeux et s’arrêta en s’appuyant sur sa canne. Il soupira. «Vas-y, mon garçon!» dit-il doucement. La jeune fille tourna la tête. Sa mâchoire était maintenue en place par un appareil en fer. Elle entrouvrit à peine les yeux – de nouveau, Christmas vit qu’ils étaient verts comme deux émeraudes très pures – et, lorsqu’elle reconnut son visiteur, elle eut l’air paralysée. Puis, petit à petit, elle commença à s’agiter, tremblant et remuant la tête. Ses yeux étaient écarquillés, dans la mesure où ses paupières gonflées permettaient de le dire. C’était la peur. Comme si ce n’était pas simplement Christmas qu’elle voyait, mais son cauchemar tout entier. Christmas, effrayé, fit un pas en arrière. «C’est moi, Christmas, prononça-t-il tout de même, c’est Christmas…» Mais Ruth secouait la tête de droite à gauche et continuait à trembler. Le métal qui bloquait sa mâchoire l’empêchait de parler, et elle ne faisait que répéter «O… o… o…», pour dire «Non, non, non». De plus en plus fébrile, elle sortit de sous les draps une main bandée, rougie là où l’annulaire manquait, qu’elle plaça devant ses yeux, où des larmes commençaient à perler. Christmas était pétrifié. Il ne savait que faire. «Grand-père Saul est là! interrompit le vieillard, qui intervint en saisissant et embrassant la main de Ruth, avant d’entourer tendrement sa petite-fille de ses bras. Ruth, je suis là, ne crains rien, ne crains rien! Calme-toi, mon trésor, calme-toi… (Puis il se tourna vers Christmas). Sors d’ici tout de suite, mon garçon! lui ordonna-t-il. Docteur Goldsmith, docteur Goldsmith!» Le médecin entra dans la chambre. L’infirmière avait déjà préparé une seringue. Le Dr Goldsmith la saisit, s’approcha de Ruth et lui injecta la morphine dans le bras. Dans la confusion, Christmas reculait lentement, chassé par les yeux de Ruth, par les yeux vert émeraude de la jeune fille qui lui appartenait comme un trésor. Il franchit la porte, croisa le regard vide de M. Isaacson, puis fit demi-tour et commença à parcourir à pas lents le couloir qui l’éloignait définitivement de la jeune fille qu’il avait cru pouvoir aimer. «Arrête-toi, petit!» Christmas se retourna. Le vieil homme à la canne le rejoignit d’un pas ferme, malgré son âge. «Comment t’appelles-tu? lui demanda-t-il en tendant le menton. — Christmas. — Et qu’est-ce que c’est, un nom ou un prénom?» s’enquit-il de son ton dur, sans préambule. Il avait un regard pénétrant, pensa Christmas. Exactement le contraire de son fils. Et une grande force. Une énergie que la vieillesse ne parvenait pas à affaiblir. Tout ce que son fils n’aurait jamais. «C’est un prénom» répondit Christmas. Le grand-père le regardait en silence. Comme pour le jauger. Mais Christmas savait qu’il avait déjà été jaugé. Autrement, il n’aurait jamais pu entrer dans la chambre de Ruth. «Christmas Luminita» précisa-t-il. Le vieillard acquiesça. «Mon fils t’a remercié de manière adéquate? lui demanda-t-il. — Oui» et Christmas sortit de sa poche le billet de banque roulé, qu’il lui montra. «Dix dollars. Schmuck!» grogna-t-il. Il glissa la main dans la poche intérieure de sa veste, d’où il sortit un portefeuille en crocodile. Il y prit un billet de cinquante. «Excuse-le!» fit-il en indiquant son fils d’un mouvement de tête. «Je ne l’ai pas fait pour l’argent! protesta Christmas, sans prendre le billet. — Je sais, répliqua l’autre en continuant à le scruter d’un regard intense, presque comme s’il voulait le transpercer. Mais nous, nous sommes des gens qui ne savons pas dire merci autrement. Accepte!» Il avança sa main rugueuse et fourra le billet de cinquante dollars dans la poche de Christmas, avec rudesse, presque vulgarité. «Nous n’avons rien d’autre que l’argent.» Christmas soutenait le regard du vieil homme sans mot dire. «Fred! lança le grand-père à l’adresse de son chauffeur. Raccompagne M. Luminita chez lui! (et il fixa à nouveau Christmas). Accepte ça aussi, petit! Tu as été un gentleman.» Quand la Rolls-Royce Silver Ghost s’arrêta dans Monroe Street, Christmas était absorbé dans ses pensées. La réaction de Ruth l’avait troublé, au moins autant que lui-même avait troublé la jeune fille. Il avait imaginé que Ruth aurait souri, comme elle avait tenté de le faire quand il l’avait laissée à l’hôpital. Il avait pensé qu’ils seraient restés là, l’un près de l’autre, oublieux du monde environnant. Il avait cru qu’elle n’aurait pas détaché un instant ses profonds yeux verts des siens. Et que, dans ce regard sans fin, ils se seraient dit tout ce qui ne venait pas aux lèvres de deux adolescents. Cet échange de regards, forgé par le destin, aurait comblé l’océan qui séparait une jeune fille riche d’un crève-la-faim. Voilà à quoi il avait réfléchi, tout au long du trajet de l’hôpital à chez lui, après avoir dit où il habitait à Fred, le chauffeur du vieux juif. Il s’était enfoncé dans le siège en cuir moelleux de cet habitacle qui sentait légèrement le cigare et le brandy, et il avait soigneusement analysé tout ça, comme un adulte. Et il avait oublié tout le reste. Même lorsque la Silver Ghost s’arrêta devant le 320 Monroe Street, Christmas demeura là, immobile, avec ses vêtements misérables et déchirés, et ses chaussures couvertes de boue et de c*****n de cheval, pensant à Ruth et à ses yeux verts. Cette pause – pendant laquelle Fred coupa le contact, descendit de voiture et, avec son professionnalisme obséquieux, lui ouvrit la portière – donna le temps à un attroupement de curieux de se former autour de la voiture de luxe. Enfants, jeunes, femmes, hommes, tous tendaient la tête vers l’habitacle plongé dans la pénombre et chuchotaient avec vivacité entre eux, se demandant qui pouvait être le mystérieux personnage en visite dans le ghetto de l’East Side. Bien que le chauffeur, l’air guindé, tienne la portière ouverte, nul ne sortait du véhicule, et chaque seconde qui s’écoulait donnait à ce personnage encore plus d’importance et de poids dans l’imaginaire de chacun. «Nous sommes arrivés, M. Luminita!» annonça enfin le chauffeur. Christmas fut brusquement tiré de ses pensées et, quand il sortit la tête, il se retrouva devant une vingtaine de visages stupéfaits et de bouches grandes ouvertes. En un instant, il oublia Ruth, descendit de voiture avec le naturel étudié d’un voyou, regarda autour de lui avec une indolence pleine d’ennui – s’attardant un peu sur le marchepied, comme pour fixer cette image dans la mémoire des spectateurs – et enfin, il glissa une main dans sa poche. Il en sortit le billet de dix dollars, faisant en sorte que tout le monde le voie bien, le plia et, avec la désinvolture d’un acteur expérimenté, le plaça dans la poche de la livrée du chauffeur. «Merci, Fred, tu peux y aller!» déclara-t-il et, ôtant la main de la poche du chauffeur, il reprit le billet sans que personne, à part Fred, ne s’en aperçoive. «Merci à vous, monsieur Luminita, fit-il en esquissant un salut, c’est très généreux à vous» et il sourit, complice. Puis le chauffeur reprit sa place derrière le volant, fit tourner le moteur et s’éloigna avec ce véhicule qui valait plus que la vie de n’importe quel habitant du Lower East Side. Autour de Christmas, les curieux ne soufflaient mot, interdits. Bouche bée, ils regardaient ce garçon en haillons que nombre d’entre eux avaient vu, tout jeune déjà, crier les titres des journaux dans les rues, ou rentrer chez lui les chaussures couvertes de goudron, comme tant d’ouvriers payés à la journée qui étendaient du bitume sur le toit des bâtiments, pour les isoler de la pluie. Quand Christmas fit le premier pas vers la porte de l’immeuble sordide où il vivait avec sa mère, l’attroupement s’écarta comme par magie, formant deux haies. Au bout de la rangée, Christmas aperçut Santo, qui rentrait tout juste du commissariat et souriait, médusé. Il s’apprêtait à sortir son billet de dix dollars. «Ah, te voilà, Santo! (Christmas l’empêcha de sortir l’argent et profita du silence pour que tout le monde l’entende bien). Qui tu sais… (et il détacha bien ces trois mots mystérieux)… est très satisfait de notre travail. Et il veut encore faire appel à nous, les Diamond Dogs (une nouvelle pause bien sentie lui permit de mettre le nom de sa b***e en relief). Allez viens, Santo, je vais tout t’expliquer!» Il le prit par le bras et l’entraîna vers l’immeuble. À peine gravies les premières marches crasseuses de l’entrée, Christmas s’arrêta et, comme s’il se rappelait soudain quelque chose, plongea à nouveau la main dans sa poche, d’où il sortit le billet de cinquante dollars, de façon que tout le monde le voie. Puis il le mit dans la main de Santo et lança: «Tiens, ça c’est ta part!» Cette fois, les curieux entassés sur le trottoir ne purent retenir un murmure de stupéfaction. Christmas se tourna vers la petite foule. «Eh ben, qu’est-c’qu’y a? Toujours à fourrer vos nez dans les affaires des autres! Allez, on s’en va…, fit-il à Santo, qui écarquillait les yeux comme tout le monde. Ici on peut pas bosser tranquilles!» et, suivi de celui qui, aux yeux de tous, allait devenir son lieutenant, il disparut dans le hall d’entrée crasseux. «Cinquante dollars! s’exclama Santo éberlué en montant les escaliers. Et qu’est-ce qu’on doit faire, comme travail? — c******n!» lança Christmas, et il lui arracha le billet des mains, qu’il remit dans sa poche.
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