Chapitre 4 - Départ de Saint-Lud. Le petit père Macé.-3

1909 Words
– Au fond, reprit le bonhomme, ça ne me fait ni chaud ni froid qu’on vous dévalise, pas vrai ?… C’est donc la bonté de mon âme, et puis voilà… Ce que je vous en dis, vous ne me le paierez pas… Mais, dès que je vous ai vus, j’ai pensé : voilà deux amours avec un sac où y a de quoi ; on va les lever ; c’est chiennant ?… Je suis comme ça ; quoique j’aie déjà pas mal souffert du bien que j’ai fait, je ne me corrige pas… Je me suis donc approché de vous, joint à ça que je connaissais votre père… Il y a moyen de moyenner, voyez-vous ; j’ai ma chambre ici, parce que j’y viens tous les jours de foire ; elle ferme bien ; j’ai fait mettre deux verrous… et puis, d’ailleurs, je ne voyage jamais sans mes deux chiens de garde… Je me baissai vivement pour voir sous la table. Le père Macé se prit à rire et entr’ouvrit sa veste de futaine pour nous montrer les grosses crosses de deux massifs pistolets. Cela devait dater de l’invention de la poudre. – Tout ça est bon pour vous, dit Gustave avec un soupir d’envie, mais nous ! – Mais nous ! répétai-je prête à pleurer, car la vue des pistolets tournait de plus en plus mes idées au tragique. – Vous ne m’avez donc pas deviné ? fit le père Macé, qui eut, ma foi, la larme à l’œil. Je vais vous céder la moitié de ma chambre… Pour le coup, je l’embrassai, et de bon cœur. Gustave lui serra les deux mains. Nous étions sauvés ! Sa chambre ! une forteresse ! et de l’artillerie pour soutenir le siège ! Ah ! le digne homme ! ah ! l’excellent cœur ! – Allons-y tout de suite ! s’écria Gustave, qui se leva. Je l’imitai. Le père Macé ne se fit pas prier. Il acheva son dernier verre de cidre et se mit sur ses courtes jambes. Je ne l’aurais jamais deviné si petit. Au moment où nous nous ébranlions, un formidable éclat de rire s’éleva à l’autre bout de la table. – Bien ! bien ! dit Gustave, riez, bandits, nous nous moquons de vous ! – Vous n’aurez pas notre sacoche ! ajoutai-je triomphalement. Je crus entendre, parmi la gaîté bruyante, la voix de la Michonne, la commère du terrible Pachu, qui disait : – Encore deux pigeonneaux pour papa Macé ! Je me retournai pour lui tirer la langue. En passant près du foyer, le bonhomme dit à la vaste aubergiste : – C’est les petits à Lodin de Saint-Lud, mon compère… je les mets dans ma chambre. La chambre de Gilles Macé était un grenier assez large où il y avait deux lits. Il se mit sur l’un ; nous dédoublâmes l’autre, Macé plaça sur une petite table, à son chevet, sa montre d’argent et ses deux pistolets. Il avait préalablement tiré les verrous. Gustave et moi nous nous étions couchés tout habillés, parce qu’il n’y avait point de draps au second lit. Le bonhomme n’avait ôté que sa veste. Il se mit sur le coude et nous regarda d’un air paternel. – Je n’ai pas besoin de connaître vos secrets, et vous en avez, mes bénis enfants, commença-t-il avec une sorte de solennité ; les affaires sont si crevantes au jour d’aujourd’hui qu’on n’a guère le temps de s’occuper de celles des autres… Et pourtant je ne voudrais pas vous laisser dans la gueule du loup. – Comment ! nous écriâmes-nous à la fois, est-ce que nous ne sommes pas encore hors de peine ? – C’est selon de quel côté vous allez, répondit gravement Gilles Macé. – Mon Dieu ! fit Gustave, nous allons un peu tout droit devant nous… je cherche de l’ouvrage… Ca m’est égal de tourner à droite ou à gauche, pourvu que je ne revienne pas à Saint-Lud. Le bonhomme secoua la tête avec lenteur. – Vous n’avez pas de chance, murmura-t-il ; – je ne connais de sûre que la route de Saint-Lud. – En plein jour… commença Gustave. – Connaissez-vous le pays ? interrompit notre bienfaiteur Gilles Macé. Nous fûmes bien obligés de répondre que non. – Si vous ne voulez pas retourner à Saint-Lud, reprit-il, vous avez trois routes à choisir : celle de Bernières qui mène à Alençon, celle de Presles qui vous conduira jusqu’à Caen, celle de Vassy qui va droit à Falaise. – C’est la nôtre, dit Gustave. – Bon… elle n’est pas plus dangereuse que les autres, quant à ça… seulement, il y a le fond de la Morinière, à trois quarts de lieues d’ici, où Pierre Danet et sa femme, – un gentil petit ménage, – furent étranglés sous l’arche du Pont-Féru, comme ils allaient porter le prix de leur ferme à Vassy… – Par qui étranglés ? demandai-je. – Si vous y passez à pied, mes bénis enfants, peut-être bien que vous le saurez. – Il y a longtemps de cela ? – Sept semaines demain. – Et c’était la nuit ? – C’était le jour. – Alors, dit Gustave, nous irons du côté de Presles. – Quant à ça, c’est une jolie route… des arbres tout le long… jusqu’à la ravine aux Foulons, où le pauvre Jean-Marie Coipeau a eu son compte le mois passé… – Son compte ?… répéta Gustave. Moi, ma poitrine se serrait. Nous n’avions aucune idée à Saint-Lud des effroyables dangers d’un si proche voisinage. – Jean-Marie Coipeau, reprit le père Macé, avait vendu trois paires de bœufs à la dernière foire de Bernières… on l’a trouvé coupé par petits morceaux dans la ravine. Nous poussâmes en commun, Gustave et moi, un cri d’horreur. – Reste donc le chemin de Bernières, poursuivit notre protecteur ; voilà où il fait beau marcher ! c’est refait à neuf de l’an passé, ferré au macadam, comme ils disent… pas une ornière, pas un trou !… Dommage qu’y ait à traverser le bois Baudry, de l’autre côté des carrières… – C’est encore un mauvais endroit ? fîmes-nous. – Des fois oui, des fois non… C’a été un mauvais endroit pour les deux Simonnot, le père et le fils, que le messager d’Alençon a trouvés tout saignants, et le nez dans l’eau de la grand’mare… – Ils étaient blessés ?… – Mieux que ça, mes bénis enfants… ils étaient morts ! Il y eut un long silence. J’avais peine à respirer. J’entendais le souffle de Gustave qui s’embarrassait dans sa poitrine. – Et dire, murmura-t-il, ayant à son tour la même pensée que moi, – que nous n’entendions jamais parler de ça à Saint-Lud ! Le père Macé enfonça son bonnet de coton sur ses oreilles et fit mine d’éteindre la chandelle. Nous protestâmes énergiquement tous les deux. – Oh ! quant à présent, fit le bonhomme, vous n’avez rien a craindre… c’est pour la route. – Je vous en prie ! s’écria Gustave, donnez-nous le moyen d’éviter ces dangers… je n’ai pas peur pour moi, mais ma pauvre petite Suzanne… – Mon bijou, répliqua le père Macé qui remit la chandelle sur la table ; si je savais où vous allez, pas vrai ?… ce que vous voulez faire… combien vous avez d’argent dans votre sacoche… – Mais je ne demande pas mieux que de vous dire tout cela. – Pas vrai ?… bien entendu que c’est dans votre intérêt… – Sans doute… Ici Gustave raconta notre histoire en quelques mots. Elle ne me parut intéresser notre sauveur que très-médiocrement. – Et la sacoche ? dit-il ; ça doit bien contenir quatre ou cinq cents écus… – La sacoche ne contient que des sous, répondit Gustave. La figure du père Macé changea si subitement que je me levai sur mon séant. Mais ce fut l’affaire d’une seconde ; il reprit tout de suite son air doucereux. – Des sous ? répéta-t-il ; alors, c’est cinquante à soixante francs, pas vrai, qu’il y a dedans ? – A peu près soixante francs. – A ce métier-là, mes bénis enfants, vous volerez les voleurs… Mais ils vous attaqueront tout de même. Je vous propose d’abord de vous changer vos sous au cours de la foire. Ensuite nous voirons. Il tira de dessous son oreiller un bon sac de cuir, plein de pièces de cinq francs. – Au cours de la foire ? répéta Gustave. – Est-ce que vingt sous ne valent pas un franc, par ici ? Notre bienfaiteur le regarda d’un air si profondément étonné que j’eus honte pour mon pauvre Gustave. – Ah çà, dit le bonhomme, Saint-Lud est donc le bout du monde, si l’on n’y sait pas encore que la monnaie de billon va disparaître, et qu’elle perd déjà vingt pour cent aux caisses des impositions… Dans trois jours, on ne les recevra plus du tout… La semaine prochaine, on mettra en prison ceux qui en garderont. – Par exemple !… – N’avez-vous pas vu la grimace que j’ai faite quand vous m’avez parlé de vos damnés sous ?… – Si fait ! m’écriai-je ; mon parrain, moi, j’ai bien vu la grimace ! – La petite fille est plus intelligente que le jeune garçon ! dit le père Macé en se parlant à lui-même. J’avais donc ma revanche. C’était désormais ce bon Gilles Macé qui nous classait dans notre propre estime. – Y a donc, reprit-il, que vous ne trouverez pas d’ici Condé-sur-Noireau à changer votre monnaie, pour la bonne cause que chacun se défait des sous qu’il a, loin d’en reprendre… A Condé, s’il est encore temps, vous perdrez cinq sous par franc. – Et vous allez nous faire l’amitié de nous changer ça, vous, mon bon monsieur Macé ? demandai-je timidement. Il secoua la tête d’un air de répugnance. Gustave n’osait plus parler depuis qu’on lui avait démontré combien il était arriéré. A son âge, ne pas savoir encore qu’il fallait vingt-cinq sous pour faire un franc ! – Voyez-vous, dit notre bienfaiteur, – voilà comme je suis, pas vrai ?… Je me promets toujours bien comme il faut de ne plus me mêler du tintoin des autres, et à la première occasion, bernique !… je ne peux pas voir un quelqu’un d’embourbé, c’est plus fort que moi… Il m’en cuira, je le sais bien, un jour ou l’autre, pas vrai ? mais alors comme alors ! Il ouvrit son sac de cuir et ajouta : – Apportez votre mitraille. Gustave sauta hors du lit et vint mettre notre sacoche sur la petite table. Le bonhomme fit aussitôt des piles de vingt-cinq sous en face de chacune desquelles il mettait un franc ou une pièce de cent sous pour cinq. Il comptait nos sous lui même, et, au-dessus de son lit, dont la couverture restait un peu béante, je crus voir bien des fois des décimes disparaître par cette voie ; mais le moyen de soupçonner un si parfait homme ! Nos soixante et quelques francs nous rapportèrent trente cinq francs à son compte et il nous dit bien qu’il s’était trompé un petit peu en notre faveur. Son arithmétique coûta juste aussi cher que l’enterrement du bonhomme Lodin, mais au moins nous étions débarrassés de cette funeste monnaie dont le volume apparent devait attirer les voleurs et nous faire mettre en prison avant la fin de la semaine. Du reste, là ne devaient point se borner les bienfaits de notre excellent protecteur.
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