3. Reliques cachées

2543 Words
Reliques cachées Ce même soleil d’août qui avait disparu dans l’immensité de l’Océan éclairait de ses lueurs rougeâtres le large cadran de la vieille horloge sur l’arceau couvert de lierre qui menait dans les jardins du château d’Audley. Le couchant était d’un cramoisi ardent. Les meneaux des croisées et les treillages étincelants frappés par ces rayons rougeâtres semblaient être en feu ; la lumière affaiblie se jouait dans les feuilles des tilleuls de l’avenue et changeait la surface tranquille du vivier en une plaque de cuivre poli. Dans ces obscurs enfoncements d’églantiers et de broussailles au milieu desquels était caché le vieux puits, la rouge clarté pénétrait par lueurs vacillantes, et les herbes humides, et la poulie de fer rouillée, et la charpente de bois brisée, semblaient tachées de sang. Le beuglement d’une vache dans les prairies si calmes, le saut d’une truite dans l’étang, les dernières notes d’un oiseau fatigué, le grincement des roues des chariots sur la route éloignée, rompaient de temps en temps le silence du soir et rendaient plus profond le calme qui régnait en ce lieu. Il était presque accablant, ce calme du crépuscule. Ce repos absolu devenait pénible par son intensité, et on éprouvait la même sensation que si un cadavre avait été quelque part, au milieu de cette masse grise de bâtiments recouverts de lierre, tant était funèbre la tranquillité de tout ce qui l’entourait. Comme l’horloge de l’arceau sonnait huit heures, une porte s’ouvrit doucement derrière la maison, et une jeune fille parut dans les jardins. Mais la présence même d’un être humain rompit à peine le silence : car la jeune fille glissa sur le gazon épais, et pénétrant dans l’avenue par le côté du vivier, disparut dans l’ombre épaisse des tilleuls. Ce n’était pas positivement une jolie fille, mais son apparence était de celles que l’on appelle généralement intéressantes. Intéressante peut-être, parce que, dans sa figure pâle et ses brillants yeux gris, dans ses traits fins et ses lèvres serrées, il y avait quelque chose qui dénotait un pouvoir de répression et d’empire sur soi-même peu ordinaire dans une femme de dix-neuf à vingt ans. Elle eût été jolie, je pense, n’eût été un défaut dans son frêle visage ovale. Ce défaut était une absence complète de couleur. Pas une teinte d’incarnat ne colorait la blancheur de cire de ses joues, pas une ombre de teinte brune ne réparait la pâle fadeur de ses cils et de ses sourcils, pas un reflet d’or ou d’ébène ne relevait le blond monotone de sa chevelure. Sa toilette même était entachée des mêmes défauts ; la mousseline de sa robe vert de lavande était passée à un gris fané, et le ruban noué autour de son cou se fondait dans la même teinte neutre. Sa figure était effilée et mince, et en dépit de son humble costume, elle avait la grâce et la tournure d’une grande dame ; mais ce n’était qu’une simple paysanne, du nom de Phœbé Marks, élevée comme domestique dans la famille de M. Dawson et que lady Audley avait choisie pour femme de chambre après son mariage avec sir Michaël. Cet événement avait été naturellement une étonnante bonne fortune pour Phœbé, qui avait vu ses gages triplés et qui n’avait presque rien à faire dans le service déjà complet du château : aussi devint-elle un objet d’autant d’envie parmi ses amies particulières, que milady dans les cercles élevés. Un homme, assis sur la charpente en bois du puits en ruine, se leva en voyant la femme de chambre de milady sortir des ténèbres épaisses des tilleuls, et se tint debout devant elle au milieu des herbes sauvages et des broussailles. J’ai déjà dit que cet endroit était inculte, situé dans un bosquet bas et humide à part du reste des jardins, et seulement visible des croisées du grenier de la partie postérieure de l’aile occidentale du château. « Eh bien, Phœbé, dit l’homme en fermant le couteau avec lequel il avait dépouillé de son écorce une branche d’épine noire, tu viens à moi avec si peu de bruit et si subitement que je t’ai prise pour un malin esprit. J’ai passé à travers champs, je suis arrivé ici par l’ouverture dans le fossé, et je prenais un instant de repos avant d’aller à la maison demander si tu étais de retour. – Je puis voir le puits de la croisée de ma chambre à coucher, Luke, répondit Phoebé en montrant un vitrage ouvert à un pignon du toit ; je t’ai vu assis là, et je suis descendue pour causer avec toi ; il vaut mieux causer ici que dans l’intérieur de la maison, où il y a toujours quelqu’un pour vous écouter. » L’homme était un gros rustre, aux larges épaules, à la tournure lourde, d’environ trente-trois ans. Sa chevelure, d’un rouge foncé, tombait sur son front, et ses sourcils épais recouvraient une paire d’yeux d’un gris verdâtre ; son nez était large et bien proportionné, mais sa bouche avait une forme grossière et une expression bestiale. Avec ses joues colorées, sa chevelure fauve et son cou de taureau, il ressemblait à un des bœufs robustes qui paissaient dans les prairies des environs du château. La jeune fille s’assit familièrement à côté de lui, sur la charpente du puits, et posa une de ses mains devenues blanches dans ses nouvelles et douces fonctions, sur son large cou. « Es-tu content de me voir, Luke ? demanda-t-elle. – Naturellement, je suis content, ma chère, » répondit-il d’une façon grossière, en rouvrant son couteau et recommençant à racler sa branche d’épine. Ils étaient proches cousins, avaient été compagnons de jeu dans leur enfance, et fiés d’amitié dans leur jeunesse. « Tu ne parais pas enchanté, dit la jeune fille ; tu pourrais me regarder, Luke, et me demander si mon voyage m’a fait du bien. – Il n’a pas mis un brin de couleur sur tes joues, ma fille, dit-il en lui lançant un regard par-dessus ses épais sourcils : tu es aussi blanche que tu l’étais la dernière fois que je t’ai vue. – Mais on m’a dit que les voyages rendent aimable, Luke. J’ai traversé sur le continent, avec milady, des endroits curieux de tous genres, et tu sais que lorsque j’étais enfant, les filles de M. Horton m’ont appris à parler un peu français, et j’ai trouvé cela bien agréable de pouvoir me faire comprendre des gens à l’étranger. – Aimable ! s’écria Luke Marks avec un rire dur, qui a besoin que tu sois aimable, je te le demande ? Pas moi d’abord ; lorsque tu seras ma femme, tu n’auras pas beaucoup de temps pour l’amabilité, ma fille ! Quant au français, que je sois pendu, Phœbé, mais je suppose que lorsque nous aurons économisé à nous deux assez d’argent pour acheter une ferme, tu n’iras pas tenir de beaux discours aux vaches ! » Elle se mordit les lèvres en entendant les paroles de son amant, et détourna les yeux. Lui, continua de tailler et de couper son bâton pour façonner un manche grossier, sifflant doucement entre ses dents tout le temps, et ne jetant pas un seul regard sur sa cousine. Ils restèrent silencieux pendant quelques instants, mais bientôt elle ajouta, la figure toujours tournée du côté opposé à son compagnon : « Quelle belle chose pour celle qui était autrefois miss Graham, de voyager avec sa femme de chambre et son courrier dans une voiture à quatre chevaux et un mari persuadé qu’il n’y a pas un seul endroit sur la terre digne de porter les pieds de sa femme ! – Oui, c’est une belle chose, Phœbé, d’avoir beaucoup d’argent, répondit Luke, et j’espère que tout cela est un avertissement pour toi, ma chère, d’économiser tes gages pour pouvoir nous marier. – Et qu’était-elle dans la maison de M. Dawson, il y a seulement trois mois ? continua la jeune fille, comme si elle n’avait pas entendu les paroles de son cousin, une domestique comme moi, recevant des gages et travaillant, pour les gagner, plus durement que moi. Si tu avais vu, Luke, ses pauvres robes usées, raccommodées, pleines de rentraitures, tournées et retournées, et malgré tout cela ayant bon air sur elle, je ne sais comment. Elle me donne plus ici, comme sa femme de chambre, que jamais elle a gagné chez M. Dawson ; oui !... je l’ai vue quitter le parloir avec quelques souverains et quelques pièces d’argent dans la main, que venait justement de lui donner son maître pour payer son trimestre, et maintenant, vois-la. – Ne fais pas attention à elle, dit Luke, prends soin de toi-même, Phœbé ; c’est tout ce que tu as à faire. Que penserais-tu, par exemple, d’une auberge pour toi et pour moi, ma fille ? Il y a beaucoup d’argent à gagner dans une auberge. » La jeune fille ne bougea pas, la figure détournée de celle de son amant, les mains nonchalamment pendantes sur les plis de sa robe, et ses pâles yeux gris fixés sur les dernières lueurs rouges qui s’éteignaient au loin derrière les troncs d’arbres. « Tu devrais visiter l’intérieur de l’habitation, Luke, dit-elle, elle a l’air d’une veille ruine au dehors, mais tu verras l’appartement de milady, tout or et peintures, grandes glaces qui vont du parquet au plafond, plafonds ornés de peintures aussi, qui coûtent des centaines de livres, la gouvernante me l’a dit, et tout cela fait pour elle ! – Elle a de la chance, murmura Luke avec indifférence. – Si tu l’avais vue, lorsque nous étions à l’étranger, avec une foule de beaux messieurs toujours pendus à ses talons ; sir Michaël n’était pas jaloux d’eux, mais fier seulement de la voir autant admirée. Si tu l’avais entendue rire et causer avec eux, leur renvoyant leurs compliments et leurs beaux discours, et eux de continuer et de l’en accabler, comme avec des roses. Elle rendait tout le monde fou partout où elle allait. Sa manière de chanter, de jouer, de danser, son délicieux sourire et ses boucles dorées, toute sa personne faisait l’unique sujet de la conversation dans l’endroit, tout le temps de notre séjour. – Est-elle au château, ce soir ? – Non, elle est partie avec sir Michaël pour aller dîner aux Beeches ; ils ont sept ou huit milles à faire et ils ne doivent être de retour qu’après onze heures. – Alors, Phœbé, si l’intérieur de la maison est aussi beau que tu le dis, je serais enchanté d’y jeter un coup d’œil. – Tu le pourras très-bien ; mistress Barton, la gouvernante, te connaît de vue, et ne s’opposera pas à ce que je te montre quelques-unes des plus belles chambres. » Il était presque nuit lorsque les cousins quittèrent le bosquet et se dirigèrent lentement vers la maison. La porte par où ils entrèrent conduisait dans la salle des domestiques, sur un côté de laquelle était située la chambre de la gouvernante. Phœbé Marks s’arrêta un instant pour lui demander si elle pouvait introduire son cousin dans les appartements, et, en ayant reçu la permission, elle alluma une chandelle à la lampe de la salle, et fit signe à Luke de la suivre dans une autre partie de la maison. Les longs corridors, lambrissés de chêne noir, étaient plongés dans une obscurité peuplée de fantômes, la lumière portée par Phœbé produisant seulement un petit point lumineux dans les larges passages à travers lesquels la jeune fille conduisait son cousin. Luke regardait de temps en temps avec méfiance par-dessus ses épaules, à demi effrayé par le craquement de ses grosses bottes garnies de clous. « C’est une habitation mortellement triste, Phœbé, dit-il, comme ils débouchaient d’un passage dans une salle principale qui n’était pas encore éclairée ; j’ai entendu parler d’un meurtre commis ici dans le temps jadis. – Il y a assez de meurtres en ce temps-ci, sans parler de celui-là, » répondit la jeune femme montant l’escalier et suivie par le jeune homme. Elle lui fit traverser un grand salon tendu de satin, avec des moulures dorées, des meubles de Boule, des armoires incrustées, des bronzes, des camées, des statuettes, et mille riens élégants qui brillaient dans la demi-obscurité ; puis elle le conduisit dans une salle du matin, tapissée d’épreuves gravées, de peintures de prix, et de là, dans une antichambre où elle s’arrêta, tenant le flambeau élevé au-dessus de sa tête Le jeune homme jeta un regard émerveillé autour de lui, la bouche et les yeux ouverts. « C’est une bien belle salle, dit-il, et qui doit avoir coûté force argent. – Regarde les peintures sur les murs, dit Phœbé, indiquant les panneaux de la chambre octogone, ornés de Claudes et de Poussins, de Wouvermans et de Cuyps. J’ai entendu dire que cela seul valait une fortune. Ceci est l’entrée de l’appartement de milady, autrefois miss Graham. » Elle souleva un lourd rideau vert qui fermait l’entrée, introduit le paysan ébahi dans un boudoir féerique, et de là dans un cabinet de toilette, dans lequel les portes ouvertes d’une garde-robe et un monceau de vêtements jetés sur un sofa indiquaient assez que tout était resté exactement comme l’avait laissé celle qui l’occupait. « J’ai à ranger toutes ces affaires avant le retour de milady ; tu peux t’asseoir ici, Luke, pendant ce temps ; cela ne sera pas long. » Le cousin jetait autour de lui des regards gauches et embarrassés, stupéfait par les splendeurs de cette pièce ; après quelque hésitation, il choisit le siège le plus confortable, et s’assit avec soin sur l’extrémité du bord. « J’aurais voulu te montrer les bijoux, Luke, dit la jeune fille, mais je ne puis pas, car elle garde toujours les clefs sur elle ; ils sont là, dans ce coffre, sur la table de toilette. – Quoi ! dans cela ? s’écria Luke, fixant le coffre massif en noyer incrusté de cuivre, mais cela est assez grand pour serrer tous les habits que j’ai jamais possédés. – Et cela est rempli autant qu’il est possible de diamants, de rubis, de perles et d’émeraudes, » répondit Phœbé, occupée, en parlant, à plier les robes de soie qui produisaient leur frôlement ordinaire, et en les posant une à une sur les tablettes de la garde-robe. Comme elle secouait les plis de la dernière, un bruit de clefs surprit son oreille, et elle mit sa main dans la poche. « Voici, s’écria-t-elle, la première fois que, contre son habitude, milady a laissé les clefs dans sa poche. Je puis te montrer les bijoux, si tu le désires, Luke. – Oui, je veux bien tout de même jeter un coup d’œil là-dessus, ma fille, » dit-il en se levant de dessus son fauteuil, et tenant le flambeau pendant que sa cousine ouvrait l’écrin. Il poussa un cri d’admiration lorsqu’il vit les parures étinceler sur les coussins de satin blanc. Il éprouva le besoin de saisir les fragiles joyaux, de les retourner et d’évaluer leur valeur intrinsèque. Peut-être un saisissement d’envie et de désir ardent passa-t-il sur son cœur, en pensant combien il lui serait facile de s’emparer de l’un deux. « Ah ! un de ces diamants assurerait notre existence, Phœbé, dit-il en tournant et retournant un bracelet dans ses grosses mains rouges. – Pose cela, Luke, pose vite cela, s’écria la jeune fille avec un regard de terreur ; comment peux-tu dire de telles choses ? » Il remit le bracelet à sa place à contre-cœur et en soupirant, puis il continua d’examiner l’écrin. « Qu’est-ce que c’est que ceci ? » demanda-t-il bientôt, montrant du doigt un bouton de cuivre dans la charpente de la boîte. En disant ces mots il le poussa et un tiroir secret sortit de l’écrin. « Viens donc voir ici, » s’écria Luke, enchanté de sa découverte. Phœbé Marks jeta à terre la robe qu’elle était entrain de plier, et se pencha sur la table de toilette. « Ah ! je ne connaissais pas ceci, dit-elle, je suis curieuse de voir ce qu’il y a là dedans. » Il n’y avait pas grand-chose là dedans, ce n’était ni de l’or ni des pierreries, mais simplement un petit soulier d’enfant en laine, enveloppé dans un morceau de papier, et une petite boucle de cheveux soyeux et d’un blond pâle évidemment coupée sur la tête d’un petit enfant. Les yeux gris de Phœbé de dilatèrent en examinant le petit paquet. » « Voilà donc ce que milady cache dans le tiroir secret, murmura-t-elle. – C’est une singulière guenille à conserver dans un tel meuble, » dit Luke négligemment. Les lèvres minces de la jeune fille se contractèrent avec un étrange sourire. « Tu voudras bien témoigner de l’endroit où j’ai trouvé ceci, dit-elle, en plaçant le petit paquet dans sa poche. – Quoi, Phœbé, tu ne vas pas être assez folle pour prendre cela, s’écria le jeune homme. – Je préfère avoir cela que le bracelet de diamants dont tu voulais t’emparer, répondit-elle. Tu auras ton auberge, Luke. »
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