2. A bord de l’Argus-2

2032 Words
– Voici. J’étais officier dans un régiment de cavalerie lorsque je vis pour la première fois ma chère petite. Nous tenions garnison dans un triste port de mer où elle vivait avec son vieux père, un gueux, un officier de marine en demi-solde, un vieux fourbe de profession, aussi pauvre que Job, l’œil toujours à l’affût d’un coup de fortune. Je vis clair dans ses viles manœuvres afin d’attraper un de nous pour sa jolie fille ; je compris les pièges pitoyables et grossiers qu’il tendait pour attirer quelque épais dragon ; je ne me trompai point à toutes ses aimables invitations dans un mauvais cabaret du port, à ses beaux discours sur la noblesse de sa famille, à sa fierté simulée, à ses faux airs d’indépendance, et aux larmes mensongères qui coulaient de ses vieux yeux chassieux lorsqu’il parlait de son unique enfant. C’était un vieil ivrogne, hypocrite, prêt à vendre ma pauvre petite au plus offrant. Heureusement pour moi, je pus être alors ce plus fort enchérisseur, car mon père a de la fortune, miss Morley ; et comme ma chère femme et moi nous nous étions aimés à première vue, nous nous épousâmes. Mon père cependant n’eut pas plutôt appris que j’étais marié à une petite miss sans le sou, la fille d’un vieux lieutenant en demi-solde adonné à la boisson, qu’il m’écrivit une lettre furieuse où il me signifiait qu’il ne voulait plus avoir de rapports avec moi, et qu’à partir du jour de mon mariage la pension annuelle qu’il m’allouait était suspendue. Il n’y avait pas moyen de rester dans un régiment comme le mien sans autre chose que ma paye d’officier pour vivre et entretenir une jeune femme ; aussi vendis-je mon brevet, pensant qu’avant d’en avoir épuisé le prix je pourrais sûrement me caser quelque part. Je partis avec ma chérie pour l’Italie, où nous menâmes un magnifique train de vie aussi longtemps que durèrent mes mille livres ; mais lorsque notre trésor se trouva réduit à quelques centaines de livres, nous retournâmes en Angleterre, et ma chère femme ayant eu la fantaisie d’être près de son ennuyeux vieillard de père, nous nous établîmes dans une petite ville d’eaux où il s’était retiré. A peine eut-il appris que j’avais encore quelques centaines de livres qu’il nous témoigna une affection incroyable et insista pour que nous prissions pension chez lui. Nous y consentîmes, toujours pour plaire à ma chérie, qui avait en ce moment particulièrement droit à voir satisfaire tous les caprices et toutes les fantaisies de son cœur innocent. Nous vécûmes donc avec lui, et, finalement, il nous dépouilla. Lorsque je parlais de sa conduite à ma petite femme, elle se contentait de hausser les épaules et de me dire qu’elle aimait mieux ne pas mécontenter son pauvre papa. Aussi, pauvre papa dépensa-t-il follement en un rien de temps notre petit pécule. Sentant alors la nécessité d’aviser aux moyens de me procurer des ressources, je partis pour Londres, et j’essayai de me placer dans un comptoir de négociant, comme commis, caissier, comptable ou quelque chose de ce genre. Je dois supposer que je portais sur moi le cachet d’un dragon obtus, car je ne pus trouver personne qui eût confiance en ma capacité, et je retournai, harassé, découragé, auprès de ma bien-aimée, que je trouvai en train de nourrir un fils, héritier présomptif de la pauvreté de son père. Pauvre petite, elle était bien abattue, et lorsque je lui racontai l’insuccès de mon voyage à Londres, elle fut consternée et éclata en soupirs et en lamentations, me disant que je n’aurais pas dû l’épouser pour ne lui apporter que pauvreté et misère, et que je lui avais fait un tort cruel en la prenant pour femme. Par le ciel, miss Morley, ses pleurs et ses reproches me rendirent presque fou ; j’entrai dans un accès de fureur contre elle, contre moi-même, contre son père, contre le monde et tous ses habitants, et je sortis de la maison en déclarant que je n’y rentrerais plus. Je marchai dans les rues, hors de moi, toute la journée, avec la ferme intention de me jeter à la mer, pour laisser ma pauvre femme libre de contracter un meilleur mariage. « Si je me noie, il faudra que son père ait soin d’elle, pensais-je ; ce vieil hypocrite ne pourra lui refuser un asile, mais, tant que je vis, elle n’a le droit de lui rien réclamer. » Je gagnai une ancienne jetée en bois avec l’intention d’y attendre la nuit, et alors de me laisser tomber doucement de son extrémité dans l’eau. Mais, pendant que j’étais assis en cet endroit, fumant ma pipe et regardant d’un œil indifférent la mer profonde, deux hommes survinrent, et l’un d’eux commença à parler des mines d’or d’Australie et de la grande fortuné qu’on pouvait faire dans ce pays. Il me parut qu’il était sur le point de s’embarquer dans un ou deux jours, et qu’il essayait de persuader à son ami de l’accompagner dans son expédition. J’écoutai ces individus pendant plus d’une heure, les suivant de long en large sur la jetée et ne perdant pas un mot de leur dialogue. Après cela, je liai moi-même conversation avec eux, et j’appris qu’il y avait un vaisseau partant de Liverpool dans trois jours, sur lequel devait s’embarquer l’un de ces hommes. Il me donna tous les renseignements que je lui demandai, et me dit, en outre, qu’un gaillard robuste et vigoureux comme moi ne pouvait pas manquer de réussir dans les mines. Cette ouverture fit jaillir en moi une résolution si soudaine que le rouge et la chaleur me montèrent au visage et que l’exaltation agita tous mes membres. A tout événement, ce parti valait mieux que le suicide. En supposant même que je m’éloignasse furtivement de ma bien-aimée, je la laissais en sécurité sous le toit de son père, j’arrivais dans le nouveau monde, j’y faisais ma fortune, et je revenais, au bout d’une année, déposer mes richesses à ses pieds ; car, en ce moment, j’étais si confiant, que je comptais faire ma fortune en un an ou à peu près. Je remerciai l’individu pour les informations qu’il m’avait données, et, bien tard dans la soirée, j’allai rôder du côté de mon logis. La température était glaciale, mais j’étais trop surexcité pour sentir le froid, et je marchai à travers les rues paisibles, le visage fouetté par la neige, le cœur plein d’espérance et de désespoir en même temps. Mon beau-père était assis dans la salle à manger et buvait du grog ; ma femme, à l’étage supérieur, dormait paisiblement avec son enfant sur son sein. Je m’assis et lui écrivis quelques lignes, dans lesquelles je lui disais que je ne j’avais jamais plus aimée qu’à ce moment où je semblais l’abandonner, que j’allais tenter la fortune dans le nouveau monde, et que, si je réussissais, je lui rapporterais l’aisance et le bonheur ; que, si j’échouais, au contraire, elle ne me reverrait jamais. Je divisai le reste de notre argent – un peu plus de quarante livres – en deux parts égales ; je lui laissai l’une et je mis l’autre dans ma poche. Je m’agenouillai et je priai pour ma femme et pour mon enfant, la tête appuyée sur la blanche courte-pointe qui les recouvrait. Je n’étais pas habitué à prier, mais Dieu sait avec quel cœur je le fis en ce moment. Je déposai un seul b****r sur son front et sur celui de l’enfant, et je me glissai doucement hors de la chambre. La porte de la salle à manger était ouverte, et le vieillard assoupi sur son journal ; il leva la tête en entendant mes pas dans le corridor et me demanda où j’allais. « Fumer dans la rue, » lui répondis-je. Et comme c’était mon habitude, il me crut. Trois nuits après j’étais en mer, voguant vers Melbourne, – en qualité de passager de seconde chambre, avec des outils de mineur pour tout bagage, et environ sept shillings dans ma poche. – Et vous avez réussi ? demanda miss Morley. – Non pas sans avoir longtemps désespéré du succès ; non pas sans avoir eu longtemps la pauvreté pour compagne. Je me demandai souvent, en jetant un regard sur ma vie passée, si ce dragon brillant, oisif, extravagant, sensuel, habitué à sabler le champagne, était bien le même homme qui, assis sur la terre humide, rongeait une croûte de pain moisi dans les déserts du nouveau monde. Je me cramponnais au souvenir de ma bien-aimée ; la confiance que j’avais en son amour et en sa fidélité était comme la clef de voûte qui reliait le présent au passé, – l’unique étoile qui illuminait les épaisses ténèbres de l’avenir. Je vivais familièrement avec des hommes mauvais, dans un centre de désordre, d’ivrognerie et de débauche ; mais l’influence purifiante de mon amour me sauva de tous ces dangers. Maigre, décharné, à demi mourant de faim, je me regardai un jour dans un mauvais fragment de miroir, et je fus effrayé de mon propre aspect. Pourtant je travaillais, malgré les désappointements et le désespoir, malgré les rhumatismes, la fièvre et la famine, et à la fin je triomphai. » Il y avait tant de bravoure, d’énergie, de persévérance, de joyeuse fierté du succès dans le récit des difficultés qu’il avait surmontées, que la pâle gouvernante ne put s’empêcher, en le contemplant, d’exprimer son admiration. « Comme vous avez été courageux ! lui dit-elle. – Courageux ! s’écria-t-il avec un joyeux éclat de rire ; est-ce que je ne travaillais pas pour ma chérie ! Pendant tous ces cruels temps d’épreuves, sa jolie main blanche ne me montrait-elle pas le bonheur dans l’avenir ? Je la voyais sous ma mauvaise tente de toile, assise à mes côtés avec son enfant dans ses bras, aussi bien que je l’avais vue dans l’unique et heureuse année de notre vie conjugale. Enfin, par une triste et brumeuse matinée, il y a juste trois mois, mouillé jusqu’à la peau par une pluie fine, enfonçant jusqu’au cou dans la boue et la terre glaise, mourant de faim, affaibli par la fièvre, engourdi par les rhumatismes, je fis rouler sur le sol, avec ma pioche, une grosse pépite, et je découvris ainsi un filon d’une certaine importance. Quinze jours après, j’étais l’homme le plus riche de toute la petite colonie des environs. Je partis aussitôt pour Sydney, où je réalisai ma trouvaille, qui valait un peu plus de vingt mille livre. Immédiatement je m’embarquai sur ce vaisseau pour l’Angleterre, et dans dix jours.... dans dix jours je reverrais ma bien-aimée. – Mais pendant tout ce temps, n’avez-vous jamais écrit à votre femme ? – Jamais, jusqu’à la semaine qui a précédé le départ de ce bâtiment. Lorsque tout tournait mal, je ne pouvais pas lui écrire pour lui raconter mes luttes contre le désespoir et la mort. J’attendais une meilleure fortune, et lorsqu’elle arriva, je la prévins que je serais en Angleterre presque aussitôt que ma lettre, et je lui donnai mon adresse dans une taverne de Londres où elle pût me faire parvenir une réponse et m’apprendre où je la trouverais, quoiqu’il soit peu probable qu’elle ait quitté la maison de son père. » Après ces mots, George devint rêveur et lança quelques bouffées de fumée tout en réfléchissant. Sa compagne ne troubla pas ses méditations. Le dernier rayon de ce jour d’été venait de s’éteindre, et la pâle lueur de la lune éclairait seule le ciel. Tout à coup, Talboys lança au loin son cigare, et, se tournant du côté de la gouvernante : « Miss Morley, s’écria-t-il, si, en arrivant en Angleterre, j’apprends qu’il est survenu quelque accident à ma femme, je tomberai raide mort. – Mon cher monsieur Talboys, pourquoi penser à ces choses ? répondit la gouvernante. Dieu est plein de bonté pour nous, il ne veut pas nous affliger au-delà de nos forces. Je vois peut-être les choses un peu en noir, car la longue monotonie de ma vie m’a laissé trop de temps pour m’appesantir sur mes chagrins. – Et ma vie, à moi, toute d’activité, de privation, de travail, d’alternatives d’espoir et de désespoir, ne m’a pas laissé le temps de penser aux chances de malheur qui pouvaient arriver à ma chère petite femme. Quel aveugle insouciant j’ai été !.... trois ans et demi ! et pas une ligne, pas un mot d’elle ou d’une créature qui la connût ! Que ne peut-il pas être arrivé ! » L’esprit agité, George commença à parcourir en long et en large le pont solitaire, suivi par la gouvernante qui essayait de le calmer. « Je vous répète, miss Morley, reprit-il, que, jusqu’à notre conversation de ce soir, je n’avais pas eu l’ombre d’une crainte ; maintenant, je me sens dans le cœur ce malaise, cette terreur accablante dont vous me parliez il y a une heure. Laissez-moi seul, je vous en prie, surmonter à ma manière ces mauvaises dispositions. » Elle s’éloigna de lui en silence et s’assit sur le bord du vaisseau. George Talboys marcha pendant quelque temps, la tête inclinée sur sa poitrine, ne regardant ni d’un côté ni d’un autre ; puis, au bout d’un quart d’heure environ, il revint à l’endroit où la gouvernante était assise. « J’ai prié, dit-il, j’ai prié pour ma chère adorée. » Il prononça ces mots presque dans un murmure, et, à la lumière de la lune, miss Morley put apercevoir sur son visage une expression de calme ineffable.
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