Le ciel, aux teintes jaunes mêlées de rouges, semblables aux fruits d'un oranger, annonçait l'arrivée imminente du jour dans toute sa splendeur.
La fraîcheur matinale diminuait progressivement, et alors que je marchais, je murmurai un bref « Stop ! » qui fit sursauter Chantal et Béatrice. « Pourquoi tu nous fais toujours peur comme ça ? »demanda Béatrice, les yeux écarquillés.
« Je suis désolée... », répondis-je en poursuivant ma marche, « mais je viens de me rappeler que j'ai oublié mon sac dans l'herbe en face de la boîte où nous étions hier. »
« Il n'y a plus de temps pour retourner en arrière » remarqua Chantal.
Je regardai autour de moi pour m'assurer qu'il n'y avait personne, puis je relevai ma robe, dévoilant mon slip blanc orné de nombreux billets violets. « Je marchais comme une momie depuis tout à l'heure à cause de ça », dis-je en sortant un billet de dix mille francs. « Nous allons prendre un taxi. Il nous emmènera à l'endroit où se trouve mon sac, puis à la gare. »
Chantal et Béatrice échangèrent un regard. Après, Chantal déclara, « Je n'arrive pas à croire qu'il t'ait donné tout ça ! »
« Donner ? Non ! Je l'ai menacé avec le couteau que tu m'as remis », ajoutai-je.
Chantal ouvrit grand la bouche, tandis que Béatrice nous poussa pour passer entre nous. « Ce n'est pas le moment pour ça ! » Elle vérifia l'heure sur son Motorola. « Il nous reste quarante minutes. » Ensuite tendit la main pour héler un taxi.
Chantal me fixa longuement, et je ne détournai pas le regard, n'éprouvant aucun regret pour mes actions.
Un taxi s'arrêta enfin, et Béatrice proposa une course de dix mille francs que le chauffeur accepta. Nous montâmes, et je baissai la vitre pour sentir le vent me caresser la peau avant de vivre cette nouvelle aventure qui m'attendait.
Alors que la voiture traversait les rues, les odeurs des commerces s'infiltraient et se dissipaient. Les sons des rires des enfants, possiblement cadençant vers les écoles, résonnaient.
Un piquant souvenir de mes rêves de devenir une grande femme d'affaires m'effleura. Je bousculais ensuite ma tête, ne succombant pas à cet appel de revivre dans le passé.
Quelques dizaines de minutes plus tard, je reconnus enfin l'endroit et indiquai, « Avancez jusqu'à l'herbe devant. » Puis je dis, « Ici ! » Reconnaissant le coin où j'étais la nuit précédente.
Je sortis rapidement du véhicule et fouillai l'herbe jusqu'à retrouver mon sac intact. Je jetai un regard derrière moi.
Ma maison était loin et hors de vue, mais l'odeur de ma chambre semblait m'atteindre.
« On y va ! », m'interpella Chantal.
Les larmes aux yeux, je me précipitai vers la voiture et claquai la portière. Le chauffeur démarra, et discrètement, je rangeai l'argent dans mon sac.
En posant les billets dans le fond du sac, mes doigts cognèrent un bout cuir. Je glissais mon pagne sur le côté, remarquant que c'était ma bible.
Je n'avais pas eu le courage de l'abandonner, mais je ne voulais plus non plus la relire. Je refermais donc immédiatement le sac et posais ma nuque sur l'appui-tête.
Arrivées à la gare, nous dûmes payer plus cher nos billets, car nous ne les avions pas achetés à l'avance. Nous montâmes enfin dans le train, nos démarches déséquilibrées trahissant notre épuisement.
Chantal et Béatrice s'assirent côte à côte, tandis que je restais face à elles, la tête appuyée sur la vitre, les yeux fixés sur le paysage, immobile, perdue dans mes pensées.
Malgré le fait que les mouvements du train faisaient vibrer mon front et le cognaient très souvent contre le verre, je ne voulais point changer de position.
Seulement, sentant des yeux braqués vers moi, je tournais les miens, découvrant Chantal en train de me fixer.
Elle frappa ses mains l'une contre l'autre, et me demanda, « qu'est-ce qu'il y a, Angélique ? » Avant de gratter sa perruque rouge.
Je souris, une tristesse m'encombrant la poitrine, « pourquoi tu te préoccupes autant de moi ? Je vais bien. »
Chantal resta silencieuse pendant de très longues minutes, avant de poursuivre, « Je suis orpheline. J'ai perdu ma mère à l'âge de 12 ans et depuis, j'ai été en charge de mes frères. Ce métier que je fais a toujours été pour d'autres personnes que moi. Jamais je n'ai ramené un billet à la maison dont j'ai entièrement profité. Je ne sais pas ce que c'est de s'acheter une robe parce qu'on la trouve jolie et qu'on s'apprécie dedans. » Sa voix devenant de plus en plus tremblante, « à chaque fois que je vais en magasin pour du maquillage, des accessoires ou encore des vêtements... je pense à ce qui pourrait séduire le plus d'hommes. » Elle pencha sa tête sensiblement vers moi, son bras gauche appuyé sur la cuisse de Béatrice, « Le reste d'argent, c'est pour la scolarité de mes frères et leurs besoins personnels. »
« Oh non... », sanglota Béatrice en essuyant une larme pleuvant de ses yeux. « Ne faisons pas ça, les filles. »
Pourtant, Chantal continua, « C'est pour ça que je t'ai suivie sans hésiter. Je veux vivre pour moi. Mes frères sont déjà assez grands.
À trente-deux ans, je n'ai pas encore d'enfants, parce que j'étais trop occupée à prendre soin de ceux des autres. Au final, je pense que je ne suis pas prête d'en avoir. Il faut que je vive d'abord. »
« Eh bien... », murmura Béatrice, « vu qu'on est là pour se livrer... Moi, je suis une jeune veuve de 24 ans. On m'a mariée à 14 ans pour payer les dettes de mon père. »
« Chanceuse de ne pas avoir d'enfants », dis-je durement.
« Mon enfant ? » sanglota Béatrice, « il est mort... brûlé pour payer soi-disant les actions de sorcellerie de sa mère. On m'a accusée. »
« Je ne sais pas quoi... », baissai-je le regard, « pardonne-moi. »
« Ce n'est pas ta faute... »
J'avalai ma salive et repris, « Moi... j'ai été violée et personne ne m'a cru. Pour être totalement honnête avec vous, jamais, je ne l'aurais révélé si on n'avait pas découvert que je suis enceinte.»
« Tu es—?»
« Oui, Chantal. Je cherche d'ailleurs à m'en débarrasser. »
« Es-tu sûre de toi ? » demanda Béatrice.
« Je n'ai pas envie de regarder une personne dans les yeux chaque matin et me rappeler ce que j'ai vécu. De comment j'ai été humiliée et rejetée ! Je veux tout reprendre à zéro. »
Chantal me serra la main. « On est là... » Alors que, inquiète, je les questionnai, « Que ferons-nous une fois arrivées à la capitale ? »
« J'ai des cousines là-bas qui vivent ensemble. Elles me disent tout le temps combien elles réussissent, donc je pense qu'elles pourront nous aider. »
« D'accord », je me redressai, « mais les as-tu prévenues ? Et comment arriverons-nous chez elles ? »
« Je vais envoyer un message à l'une d'entre elles tout de suite. On verra si elle peut venir nous chercher ou si on prendra un taxi. »
Je hochai la tête, et un moment de silence enveloppa rapidement les filles. Leurs yeux se fermaient progressivement, lorsque mon sommeil s'était envolé depuis longtemps, et mes nuits devenaient de plus en plus courtes. Je me haïssais pour avoir été une victime.
Soudain, plusieurs heures plus tard, une voix annonça, « Nous arriverons dans quinze minutes. » Les filles ouvrirent donc les yeux, semblant ravies par ce nouveau départ, alors que je m'exclamais, « Ta cousine a répondu ? »
« Non, pas encore », répondit Chantal en consultant son portable.
« Oh... », je baissai le ton, me laissant admirer le paysage moderne à travers les vitres.
« Je n'arrive pas à croire que je vais enfin voir la ville... poser mes pieds sur le sol où marchent les grands types de ce pays et de l'étranger », s'exclama Béatrice.
Je la regardai en souriant, puis jetai un coup d'œil autour de moi, apercevant des yeux qui nous dévisageaient.
Mon cœur se brisa.
Un jour, les gens me regarderont avec admiration, pensai-je, avant d'être interrompue par une voix. « Pourquoi regardes-tu mon mari ainsi ? » demanda la femme assise de l'autre côté du train.
Alors que j'étais surprise par le tournant des événements, elle continua, « Des jeunes filles comme vous, au lieu d'aider vos mères et d'attendre des époux, vous voulez vivre comme les gens de la ville et avoir une grande vie. »
Pendant qu'elle récitait ces mots, son mari souriait, se sentant possiblement fier. « Même moi qui vis en ville depuis des années, je ne ressemble pas à un déchet comme ça. Mon mari est venu me chercher au village il y a longtemps et m'a emmenée en ville — ».
Presque, entendais-je la voix de ma mère, et le feu qui me brûlait la gorge s'échappa, l'interrompant. « Madame... je suis désolée, mais votre mari ne ressemble pas du tout au genre d'hommes avec qui je pourrais parler d'affaires. Il n'a ni l'air d'avoir autant d'argent ni même le minimum d'élégance. Tout ce qu'il fait, c'est mâcher son chewing-gum sauvagement comme un singe qui se bat pour arracher un morceau de banane. »
« Hey ! » se leva-t-elle, fronçant les sourcils.
« Et voilà pourquoi vous êtes si agitée. Il vous a sûrement contaminée avec sa sauvagerie ou c'est plutôt le contraire ? Je ne sais pas ! »
« Comment peux-tu être aussi impolie envers moi ? Ton aîné ! »
« Eugène, assieds-toi ! » ordonna subitement son époux, sous les regards des nombreux passagers autour de nous.
Certains s'indignaient, tandis que d'autres —majoritairement jeunes, riaient aux éclats.
Chantal dit, « Une belle femme comme vous, tout ce que vous avez comme argument, c'est 'mon mari, mon mari'... »
« Pour qu'au final, il vous gronde comme un enfant devant les gens », ajouta Béatrice en riant aux éclats, les yeux toujours couleurs rouges à cause des larmes versées précédemment.
La dame posa son fessier sur son siège, nous toisant une dernière fois, avant que, nous aussi, détournions nos faces.
« Tu auras affaire à ce type de personnes environ trois fois par jour. » Béatrice m'avertissait.
Je ne répondis guère, ressentant une émotion pesante prenant mes mots en otage. J'avais honte de m'être adressé pour la première fois aussi grossièrement à une personne plus âgée que moi.