V - La toilette

2736 Words
VLa toiletteUn jour, un homme qui voyageait m’a pris pour une curiosité du pays, et m’ayant vu de loin, est accouru au galop de son cheval. Son étonnement a été extrême, quand il a reconnu que j’étais vivant. Il a mis pied à terre, et s’adressant à ma mère, lui a demandé respectueusement si elle voulait bien lui indiquer l’adresse du tailleur qui avait fait mon vêtement. « C’est moi », a-t-elle répondu, rougissant d’orgueil. Le cavalier est reparti et on ne l’a plus revu. Ma mère m’a parlé souvent de cette apparition, de cet homme qui se détournait de son chemin pour savoir qui m’habillait. Je suis en noir souvent, « rien n’habille comme le noir », et en habit, en frac, avec un chapeau haut de forme ; j’ai l’air d’un poêle. Cependant, comme j’use beaucoup, on m’a acheté, dans la campagne, une étoffe jaune et velue, dont je suis enveloppé. Je joue l’ambassadeur lapon. Les étrangers me saluent ; les savants me regardent. Mais l’étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon se sèche et se racornit, m’écorche et m’ensanglante. Hélas ! je vais non plus vivre, mais me traîner. Tous les jeux de l’enfance me sont interdits. Je ne puis jouer aux barres, sauter, courir, me battre. Je rampe seul, calomnié des uns, plaint par les autres, inutile ! Et il m’est donné, au sein même de ma ville natale, à douze ans, de connaître, isolé dans ce pantalon, les douleurs sourdes de l’exil. Mme Vingtras y met quelquefois de l’espièglerie. On m’avait invité pendant le carnaval à un bal d’enfants. Ma mère m’a vêtu en charbonnier. Au moment de me conduire, elle a été forcée d’aller ailleurs ; mais elle m’a mené jusqu’à la porte de M. Puissegat, chez qui se donnait le bal. Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu dans le jardin ; j’ai appelé. Une servante est venue et m’a dit : « C’est vous, le petit Choufloux, qui venez pour aider à la cuisine ? » Je n’ai pas osé dire que non, et on m’a fait laver la vaisselle toute la nuit. Quand le matin ma mère est venue me chercher, j’achevais de rincer les verres ; on lui avait dit qu’on ne m’avait pas aperçu ; on avait fouillé partout. Je suis entré dans la salle pour me jeter dans ses bras : mais, à ma vue, les petites filles ont poussé des cris, des femmes se sont évanouies, l’apparition de ce nain, qui roulait à travers ces robes fraîches, parut singulière à tout le monde. Ma mère ne voulait plus me reconnaître ; je commençais à croire que j’étais orphelin ! Je n’avais cependant qu’à l’entraîner et à lui montrer ; dans un coin, certaine place couturée et violacée, pour qu’elle criât à l’instant : « C’est mon fils ! » Un reste de pudeur me retenait. Je me contentai de faire des signes, et je parvins à me faire comprendre. On m’emporta comme on tire le rideau sur une curiosité. La distribution des prix est dans trois jours. Mon père, qui est dans le secret des dieux, sait que j’aurai des prix, qu’on appellera son fils sur l’estrade, qu’on lui mettra sur la tête une couronne trop grande, qu’il ne pourra ôter qu’en s’écorchant, et qu’il sera embrassé sur les deux joues par quelque autorité. Mme Vingtras est avertie, et elle songe… Comment habillera-t-elle son fruit, son enfant, son Jacques ? Il faut qu’il brille, qu’on le remarque, – on est pauvre, mais on a du goût. « Moi d’abord, je veux que mon enfant soit bien mis. » On cherche dans la grande armoire où est la robe de noce, où sont les fourreaux de parapluie, les restes de jupe, les coupons de soie. Elle s’égratigne enfin à une étoffe criante, qui a des reflets de tigre au soleil ; – une étoffe comme une lime, qui exaspère les doigts quand on la touche, et qui flambe au grand air comme une casserole ! Une belle étoffe, vraiment, et qui vient de la grand-mère, et qu’on a payée à prix d’or. « Oui, mon enfant, à prix d’or, dans l’ancien temps. » « Jacques, je vais te faire une redingote avec ça, m’en priver pour toi !… et ma mère ravie me regarde du coin de l’œil, hoche ta tête, sourit du sourire des sacrifiées heureuses. « J’espère qu’on vous gâte, Monsieur », et elle sourit encore, et elle dodeline de la tête, et ses yeux sont noyés de tendresse. « C’est une folie ! tant pis ! on fera une redingote à Jacques avec ça. » On m’a essayé la redingote, hier soir, et mes oreilles saignent, mes ongles sont usés. Cette étoffe crève la vue et chatouille si douloureusement la peau ! « Seigneur ! délivrez-moi de ce vêtement ! » Le ciel ne m’entend pas ! La redingote est prête. Non, Jacques, elle n’est pas prête. Ta mère est fière de toi ; ta mère t’aime et veut te le prouver. Te figures-tu qu’elle te laissera entrer dans ta redingote, sans ajouter un grain de beauté, une mouche, un pompon, un rien sur le revers, dans le dos, au bout des manches ! Tu ne connais pas ta mère, Jacques ! Et ne la vois-tu pas qui joue, à la fois orgueilleuse et modeste, avec des noyaux verts ! La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou. Il ne rit pas. – Ces noyaux lui font peur !… Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme d’olives, qu’on va, – voyez si Mme Vingtras épargne rien ! – qu’on va coudre tout le long, à la polonaise ! À la polonaise, Jacques ! Ah ! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi d’étonnant ! Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez lui cousu à un souvenir terrible… la redingote de la distribution des prix, la redingote à noyaux, aux boutons ovales comme des olives et verts comme des cornichons. Joignez à cela qu’on m’avait affublé d’un chapeau haut de forme que j’avais brossé à rebrousse-poil et qui se dressait comme une menace sur ma tête. Des gens croyaient que c’étaient mes cheveux et se demandaient quelle fureur les avait fait se hérisser ainsi. « Il a vu le diable », murmuraient les béates en se signant… J’avais un pantalon blanc. Ma mère s’était saignée aux quatre veines. Un pantalon blanc à sous-pieds ! Des sous-pieds qui avaient l’air d’instruments pour un pied-bot et qui tendaient la culotte à la faire craquer. Il avait plu, et, comme on était venu vite, j’avais des plaques de boue dans les mollets, et mon pantalon blanc, trempé par endroits, collé sur mes cuisses. « Mon fils », dit ma mère d’une voix triomphante en arrivant à la porte d’entrée et en me poussant devant elle. Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut, et me chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva les mains au ciel. J’entrai dans la salle. J’avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils ; j’étais reconnaissable, c’était bien moi, il n’y avait pas à s’y tromper, et je ne pus jamais dans la suite invoquer un alibi. Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du côté de ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et la jambe du pantalon qui remonte comme un élastique ! Mon tibia se voit, – j’ai l’air d’être en caleçon cette fois ; – les dames ; que mon cynisme outrage, se cachent derrière leur éventail… Du haut de l’estrade, on a remarqué un tumulte dans le fond de la salle. Les autorités se parlent à l’oreille, le général se lève et regarde : on se demande le secret de ce tapage. « Jacques, baisse ta culotte », dit ma mère à ce moment, d’une voix qui me fusille et part comme une décharge dans le silence. Tous les regards s’abaissent sur moi. Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus énergique que les autres donne un ordre : « e*****z l’enfant aux cornichons ! » L’ordre s’exécute discrètement ; on me tire de dessous la banquette où je m’étais tapi désespéré, et la femme du censeur, qui se trouve là, m’emmène, avec ma mère, hors de la salle, jusqu’à la lingerie, où on me déshabille. Ma mère me contemple avec plus de pitié que de colère. « Tu n’es pas fait pour porter la toilette, mon pauvre garçon ! » Elle en parle comme d’une infirmité et elle a l’air d’un médecin qui abandonne un malade. Je me laisse faire. On me loge dans la défroque d’un petit, et ce petit est encore trop grand, car je danse dans ses habits. Quand je rentre dans la salle, on commence à croire à une mystification. Tout à l’heure j’avais l’air d’un léopard, j’ai l’air d’un vieillard maintenant. Il y a quelque chose là-dessous. Le bruit se répand, dans certaines parties de la salle, que je suis le fils de l’escamoteur qui vient d’arriver dans la ville et qui veut se faire remarquer par un tour nouveau. Cette version gagne du terrain ; heureusement on me connaît, on connaît ma mère ; il faut bien se rendre à l’évidence, ces bruits tombent d’eux-mêmes, et l’on finit par m’oublier. J’écoute les discours en silence et en me fourrant les doigts dans le nez, avec peine, car mes manches sont trop longues. À cause de l’orage la distribution a lieu dans un dortoir, – un dortoir dont on a enlevé les lits en les entassant avec leurs accessoires dans une salle voisine. On voyait dans cette salle par une porte vitrée, qui aurait dû avoir un rideau, mais n’en avait pas ; on distinguait des vases en piles, des vases qui pendant l’année servaient, mais qu’on retirait de dessous les lits pendant les vacances. On en avait fait une pyramide blanche. C’était le coin le plus gai ; un malin petit rayon de soleil avait choisi le ventre d’un de ces vases pour y faire des siennes, s’y mirer, coqueter, danser, le mutin, et il s’en donnait à cœur joie ! Adossée à cette salle était l’estrade, avec le personnel de la baraque, je veux dire du collège : – Monseigneur au centre, le préfet à gauche, le général à droite, galonnés, teintés de violet, panachés de blanc, cuirassés d’or comme les écuyers du cirque Bouthors. Il n’y avait pas de chameau, malheureusement. Je, crus voir un éléphant ; c’était un haut fonctionnaire qui avait la tête, la poitrine, le ventre et les pieds couleur d’éléphant, mais qui était douanier de son état ou capitaine de gendarmerie, j’ai oublié. Il était gros comme une barrique et essoufflé comme un phoque : il avait beaucoup du phoque. C’est lui qui me couronna pour le pris d’Histoire sainte. Il me dit : « C’est bien, mon enfant ! » Je croyais qu’il allait dire « Papa » et replonger dans son baquet. VIVacancesJe m’amuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou, puis à Farreyrolles. M. Soubeyrou est un maraîcher des environs. Trois fois par semaine, mon père donne quelques leçons au fils de ce jardinier, et comme l’enfant est maladif, sort peu, on a demandé que je vinsse lui tenir compagnie de temps en temps. Je prends le plus long pour arriver. Je suis donc libre ! Ce n’est pas pour faire une commission, avec l’ordre de revenir tout de suite et de ne rien casser ; ce n’est pas accompagné, surveillé, pressé, que je descends la rue en me laissant glisser sur la rampe de fer. Non. J’ai mon temps, une après-midi, toute une après-midi ! « Cela t’amuse d’aller chez M. Soubeyrou ? demande ma mère. – Oui, m’man. » Mais un oui lent, un oui avec une moue. Tiens ! si je disais trop vite que ça m’amuse, elle serait capable de m’empêcher d’y aller. Si une chose me chagrine bien, me répugne, peut me faire pleurer, ma mère me l’impose sur-le-champ. « Il ne faut pas que les enfants aient de volonté ; ils doivent s’habituer à tout. – Ah ! les enfants gâtés ! Les parents sont bien coupables qui les laissent faire tous leurs caprices… » Je dis : « Oui, m’man », de façon qu’elle croie que c’est non, et je me laisse habiller et sermonner en rechignant. Je descends dans la ville. Je ne m’arrête pas au Martouret, parce que ma mère peut me voir des fenêtres de notre appartement, perché là-haut au dernier étage d’une maison, qui est la plus haute de la ville. Je fais le sage et le pressé en passant sur le marché ; mais, dans la rue Porte-Aiguière, je m’abrite derrière le premier gros homme qui passe, et j’entre dans la cour de l’auberge du Cheval-Blanc. De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dévorer des yeux la devanture du bourrelier, où il y a des tas de houppes et de grelots, des pompons bleus, de grands fouets couleur-de cigare et des harnais qui brillent comme de l’or. Je reste caché le temps qu’il faut pour voir si ma mère est à la fenêtre et me surveille encore ; puis, quand je me sens libre, je sors de la cour du Cheval-Blanc et je me mets à regarder les boutiques à loisir. Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre rouge, que le marteau marque comme une croupe de jument pommelée et qui fait « dzine, dzine », sur le carreau ; chaque coup me fait froncer la peau et cligner des yeux. Puis c’est la boutique d’Arnaud, le cordonnier, avec sa botte verte pour enseigne, une grande botte cambrée, qui a un éperon et un g***d d’or ; à la vitrine s’étalent des bottines de satin bleu, de soie rose, couleur de prune, avec des nœuds comme des bouquets, et qui ont l’air vivantes. À côté, les pantoufles qui ressemblent à des souliers de Noël. Mais le fils du jardinier attend. Je m’arrache à ces parfums du cirage et à ces flamboiements de vernis. Je prends le Breuil… Il y a un décrotteur qui est populaire et qu’on appelle Moustache. Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache, devenir là comme un homme, de lui donner mon pied, – sans trembler, si je puis, – et de paraître habitué à ce luxe, de tirer négligemment mon argent de ma poche en disant, comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous : Pour la goutte, Moustache ! Je n’y arriverai jamais ; je m’exerce pourtant ! Pour la goutte Moustache ! J’ai essayé toutes les inflexions de voix ; je me suis écouté, j’ai prêté l’oreille, travaillé devant la glace, fait le geste : Pour la goutte… Non, je ne puis ! Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je m’arrête à le regarder ; je m’habitue au feu, je tourne et retourne autour de sa botte à décrotter ; il m’a même crié une fois : Cirer vos bottes, m’ssieu ? J’ai failli m’évanouir. Je n’avais pas deux sous, – je n’ai pu les réunir que plus tard dans une autre ville, – et je dus secouer la tête, répondre par un signe, avec un sourire pâle comme celui d’une femme qui voudrait dire : « Il m’est défendu d’aimer ! » Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent, son odeur aigre. Je l’adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte – si l’on peut dire verte, – comme les cuirs qui faisandent dans l’humidité ou qui font sécher leur sueur au soleil. Du plus loin que j’arrivais dans la ville du Puy, quand j’y revins plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du Breuil. – Chaque fois qu’une de ces fabriques s’est trouvée sur mon chemin, à deux lieues à la ronde, je l’ai flairée, et j’ai tourné de ce côté mon nez reconnaissant… Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par où je passais, comment finissait la ville. Je me rappelle seulement que je me trouvais le long d’un fossé qui sentait mauvais, et que je marchais à travers un tas d’herbes et de plantes qui ne sentaient pas bon. J’arrivais dans le pays des jardiniers. Que c’est vilain, le pays des maraîchers ! Autant j’aimais les prairies vertes, l’eau vive, la verdure des haies ; autant j’avais le dégoût de cette campagne à arbres courts, à plantes pâles, qui poussent, comme de la barbe de vieux, dans un terrain de sable ou de boue, sur le bord des villes. Quelques feuilles jaunâtres, desséchées, galeuses, pendaient avec des teintes d’oreilles de poitrinaires. On avait déshonoré toutes les places, et l’on dérangeait à chaque instant un tourbillon d’insectes qui se régalaient d’un chien crevé. Pas d’ombre ! Des melons qui ont l’air de boulets chauffés à blanc ; des choux rouges, violets, – on dirait des apoplexies, – une odeur de poireau et d’oignons ! J’arrive chez M. Soubeyrou. Je reste, avec le petit malade, dans la serre. Il est tout pâle, avec un grand sourire et de longues dents, le blanc des yeux taché de jaune ; il me montre un tas de livres qu’on lui a achetés pour qu’il ne s’ennuie pas trop. Un Ésope avec des gravures coloriées. Je me rappelle encore une de ces gravures qui représentait Borée, le Soleil et un voyageur. Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le front et un énorme manteau lie de vin. « Veux-tu t’amuser, m’aider à arroser les choux ? » me dit le père Soubeyrou, qui tient un arrosoir de chaque main et qui marche le pantalon retroussé, les jambes et les pieds nus, depuis le matin. Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, à une patte de cochon grillé ; il a sa chemise trempée et des gouttes d’eau roulent sur le poil de son poitrail. Non, je ne veux pas m’amuser, aider à arroser les choux ! Si ça l’amuse lui, tant mieux ! Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d’un plaisir, et je lui réponds par un mensonge. « Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux reins. » J’aime les choux, mais cuits. Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes pères, pour venir tirer de l’eau chez des étrangers. Je tire assez d’eau comme cela dans la semaine, et je sens assez l’oignon. Non, monsieur Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits là-bas : je ne tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le seau, je ne me livrerai pas au travail honnête des jardins. Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous ! Mais je ne veux pas tirer d’eau !
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