I - Ma mère
IMa mèreAi-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit ; je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisotté ; j’ai été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.
Mlle Balandreau m’y met du suif.
C’est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessous de nous. D’abord elle était contente : comme elle n’a pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. « Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! – voilà le petit Chose qu’on fouette ; il est temps de faire mon café au lait. »
Mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, elle m’a vu ; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d’abord le montrer à tout le monde, ameuter les voisins autour ; mais elle a pensé que ce n’était pas le moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu’elle entend ma mère me dire : « Jacques, je vais te fouetter !
– Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire ça pour vous.
– Oh ! chère demoiselle, vous êtes trop bonne ! »
Mlle Balandreau m’emmène ; mais au lieu de me fouetter, elle frappe dans ses mains ; moi, je crie. Ma mère remercie, le soir, sa remplaçante.
« À votre service », répond la brave fille, en me glissant un bonbon en cachette.
Mon premier souvenir date donc d’une fessée. Mon second est plein d’étonnement et de larmes.
C’est au coin d’un feu de fagots, sous le manteau d’une vieille cheminée ; ma mère tricote dans un coin ; une cousine à moi, qui sert de bonne dans la maison pauvre, range sur des planches rongées quelques assiettes de grosse faïence avec des coqs à crête rouge et à queue bleue.
Mon père a un couteau à la main et taille un morceau de sapin ; les copeaux tombent jaunes et soyeux comme des brins de rubans. Il me fait un chariot avec des languettes de bois frais. Les roues sont déjà taillées ; ce sont des ronds de pommes de terre avec leur cercle de peau brune qui imite le fer… Le chariot va être fini ; j’attends tout ému et les yeux grands ouverts, quand mon père pousse un cri et lève sa main pleine de sang. Il s’est enfoncé le couteau dans le doigt. Je deviens tout pâle et je m’avance vers lui ; un coup v*****t m’arrête ; c’est ma mère qui me l’a donné, l’écume aux lèvres, les poings crispés.
« C’est ta faute si ton père s’est fait mal ! »
Et elle me chasse sur l’escalier noir, en me cognant encore le front contre la porte.
Je crie, je demande grâce, et j’appelle mon père : je vois, avec ma terreur d’enfant, sa main qui pend toute hachée ; c’est moi qui en suis cause ! Pourquoi ne me laisse-t-on pas entrer pour savoir ? On me battra après si l’on veut. Je crie, on ne me répond pas. J’entends qu’on remue des carafes, qu’on ouvre un tiroir ; on met des compresses.
« Ce n’est rien, vient me dire ma cousine », en pliant une b***e de linge tachée de rouge.
Je sanglote, j’étouffe : ma mère reparaît et me pousse dans le cabinet où je couche, où j’ai peur tous les soirs.
Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide. Ce n’est pas ma faute, pourtant !
Est-ce que j’ai forcé mon père à faire ce chariot ? Est-ce que je n’aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu’il n’eût point mal ?
Oui – et je m’égratigne les mains pour avoir mal aussi.
C’est que maman aime tant mon père ! Voilà pourquoi elle s’est emportée.
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit, en grosses lettres, qu’il faut obéir ses père et mère : ma mère a bien fait de me battre.
La maison que nous habitons est dans une rue sale, pénible à gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais où les voitures ne passent pas. Il n’y a que les charrettes de bois qui y arrivent, traînées par des bœufs qu’on pique avec un aiguillon. – Ils vont, le cou tendu, le pied glissant ; leur langue pend et leur peau fume. Je m’arrête toujours à les voir, quand ils portent des fagots et de la farine chez le boulanger qui est à mi-côte ; je regarde en même temps les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge, – on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la croûte et la braise.
La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent souvent des prisonniers qui ont les menottes, et qui marchent sans regarder ni à droite ni à gauche, l’œil fixe, l’air malade.
Des femmes leur donnent des sous qu’ils serrent dans leurs mains en inclinant la tête pour remercier.
Ils n’ont pas du tout l’air méchant.
Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap blanc qui le couvrait tout entier ; il s’était mis le poignet sous une scie, après avoir volé ; il avait coulé tant de sang qu’on croyait qu’il allait mourir.
Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison ; il vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d’en bas, et nous sommes camarades, son fils et moi. Il m’emmène quelquefois à la prison, parce que c’est plus gai. C’est plein d’arbres ; on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du bagne et qui fait des cathédrales avec des bouchons et des coquilles de noir.
À la maison, l’on ne rit jamais ; ma mère bougonne toujours. – Oh ! comme je m’amuse davantage avec ce vieux-là et le grand qu’on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais !
Puis, ils reçoivent des bouquets qu’ils embrassent et cachent sur leur poitrine. J’ai vu, en passant au parloir, que c’étaient des femmes qui les leur donnaient.
D’autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères leur portent, comme s’ils étaient encore tout petits. Moi, je suis tout petit, et je n’ai jamais ni gâteaux, ni oranges.
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman dit que ça gêne, et qu’au bout de deux jours ça sent mauvais. Je m’étais piqué à une rose l’autre soir, elle m’a crié : « Ça t’apprendra ! »
J’ai toujours envie de rire quand on dit la prière. J’ai beau me retenir ! Je prie Dieu avant de me mettre à genoux, je lui jure bien que ce n’est pas de lui que je ris, mais, dès que je suis à genoux, c’est plus fort que moi. Mon oncle a des verrues qui le démangent, et il les gratte, puis il les mord ; j’éclate. – Ma mère ne s’en aperçoit pas toujours, heureusement ; mais Dieu, qui voit tout, qu’est-ce qu’il peut penser ?
Je n’ai pas ri pourtant, l’autre jour ! On avait dîné à la maison avec ma tante de Vourzac et mes oncles de Farreyrol ; on était en train de manger la tourte, quand tout à coup il a fait noir. On avait eu chaud tout le temps ; on étouffait, et l’on avait ôté ses habits. Voilà que le tonnerre a grondé. La pluie est tombée à torrents, de grosses gouttes faisaient floc dans la poussière. Il y avait une fraîcheur de cave, et aussi une odeur de poudre ; dans la rue, le ruisseau bouillait comme une lessive, puis les vitres se sont mises à grincer : il tombait de la grêle.
Mes tantes et mes oncles se sont regardés, et l’un d’eux s’est levé il a ôté son chapeau et s’est mis à dire une prière. Tous se tenaient debout et découverts, avec leurs fronts jeunes ou vieux pleins de tristesse. Ils priaient Dieu de n’être pas trop cruel pour leurs champs, et de ne pas tuer, avec son plomb blanc, leurs moissons en fleur.
Un grêlon a passé par une fenêtre, au moment où l’on disait Amen, et a sauté dans un verre.
Nous venons de la campagne.
Mon père est fils d’un paysan qui a eu de l’orgueil et a voulu que son fils étudiât pour être prêtre. On a mis ce fils chez un oncle curé pour apprendre le latin, puis on l’a envoyé au séminaire.
Mon père – celui qui devait être mon père – n’y est pas resté, a voulu être bachelier, arriver aux honneurs, et s’est installé dans une petite chambre au fond d’une rue noire, d’où il sort, le jour, pour donner quelques leçons à dix sous l’heure, et où il rentre le soir, pour faire la cour à une paysanne qui sera ma mère, et qui accomplit pour le moment ses devoirs de nièce dévouée près d’une tante malade.
On se brouille pour cela avec, l’oncle curé, on dit adieu à l’Église ; on s’aime, on s’accorde, on s’épouse ! On est aussi au plus mal avec les père et mère, à qui l’on a fait des sommations pour arriver à ce mariage de la débine et de la misère.
Je suis le premier enfant de cette union bénie. Je viens au monde dans un lit de vieux bois qui a des punaises de village et des puces de séminaire.
La maison appartient à une dame de cinquante ans qui n’a que deux dents, l’une marron et l’autre bleue, et qui rit toujours ; elle est bonne et tout le monde l’aime. Son mari s’est noyé en faisant le vin dans une cuve ; ce qui me fait beaucoup rêver et me donne grand-peur des cuves, mais grand amour du vin. Il faut que ce soit bien bon pour que M. Garnier – c’est son nom – en ait pris jusqu’à mourir. Mme Garnier boit, tous les dimanches, de ce vin qui sent l’homme qu’elle a aimé : les souliers du mort sont aussi sur une planche, comme deux chopines vides.
On se grise pas mal dans la maison où je demeure.
Un abbé qui reste sur notre carré ne sort jamais de table sans avoir les yeux hors de la tête, les joues luisantes, l’oreille en feu. Sa bouche laisse passer un souffle qui sent le fût, et son nez a l’air d’une tomate écorchée. Son bréviaire embaume la matelote.
Il a une bonne, Mlle Henriette, qu’il regarde de côté, quand il a bu. On parle quelquefois d’elle et de lui dans les coins.
Au second, M. Grélin. Il est lieutenant des pompiers, et, le jour de la Fête-Dieu, il commande sur la place. M. Grélin est architecte, mais on dit qu’il n’y entend rien, que « c’est lui qui est cause que le Breuil est toujours plein d’eau, qu’il a coûté 50 000 fr. à la ville, et que, sans sa femme… » On dit je ne sais quoi de sa femme. Elle est gentille, avec de grands yeux noirs, de petites dents blanches, un peu de moustache sur la lèvre ; elle fait toujours bouffer son jupon et sonner ses talons quand elle marche.
Elle a l’accent du Midi, et nous nous amusons à l’imiter quelquefois.
On dit qu’elle a des « amants ». Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais bien qu’elle est bonne pour moi, qu’elle me donne, en passant, des tapes sur les joues, et que j’aime à ce qu’elle m’embrasse, parce qu’elle sent bon. Les gens de la maison ont l’air de l’éviter un peu, mais sans le lui montrer.
« Vous dites donc qu’elle est bien avec l’adjoint ?
– Oui, oui, au mieux !
– Ah ! ah ! et ce pauvre Grélin ? »
J’entends cela de temps en temps, et ma mère ajoute des mots que je ne comprends pas.
« Nous autres, les honnêtes femmes, nous mourons de faim. Celles-là, on leur fourre des places pour leurs maris, des robes pour leurs fêtes ! »
Est-ce que Mme Grélin n’est pas honnête ? Que fait-elle ? Qu’y a-t-il ? pauvre Grélin !
Mais Grélin a l’air content comme tout. Ils sont toujours à donner des caresses et des joujoux à leurs enfants ; on ne me donne que des gifles, on ne me parle que de l’enfer, on me dit toujours que je crie trop.
Je serais bien plus heureux, si j’étais le fils à Grélin : mais voilà ! L’adjoint viendrait chez nous quand ma mère serait seule… Ça me serait bien égal, à moi.
Mme Toullier reste au troisième : voilà une femme honnête !
Mme Toullier vient à la maison avec son ouvrage, et ma mère et elle causent des gens d’en bas, des gens de dessus, et aussi des gens de Raphaël et d’Espailly. Mme Toullier prise, a des poils plein les oreilles, des pieds avec des oignons ; elle est plus honnête que Mme Grélin. Elle est plus bête et plus laide aussi.
Quels souvenirs ai-je encore de ma vie de petit enfant ? Je me rappelle que, devant la fenêtre, les oiseaux viennent l’hiver picorer dans la neige ; que, l’été, je salis mes culottes dans une cour qui sent mauvais ; qu’au fond de la cave, un des locataires engraisse des dindes. On me laisse pétrir des boulettes de son mouillé, avec lesquelles on les bourre, et elles étouffent. Ma grande joie est de les voir suffoquer, devenir bleues. Il paraît que j’aime le bleu !
Ma mère apparaît souvent pour me prendre par les oreilles et me calotter. C’est pour mon bien ; aussi, plus elle m’arrache de cheveux, plus elle me donne de taloches, et plus je suis persuadé qu’elle est une bonne mère et que je suis un enfant ingrat.
Oui, ingrat ! car il m’est arrivé quelquefois, le soir, en grattant mes bosses, de ne pas me mettre à la bénir, et c’est à la fin de mes prières, tout à fait, que je demande à Dieu de lui garder la santé pour veiller sur moi et me continuer ses bons soins.
Je suis grand, je vais à l’école.
Oh ! la belle petite école ! Oh ! la belle rue ! et si vivante, les jours de foire !
Les chevaux qui hennissent ; les cochons qui se traînent en grognant, une corde à la patte ; les poulets qui s’égosillent dans les cages ; les paysannes en tablier vert, avec des jupons écarlates ; les fromages bleus, les tomes fraîches, les paniers de fruits ; les radis roses, les choux verts !…
Il y avait une auberge tout près de l’école, et l’on y déchargeait souvent du foin.
Le foin, où l’on s’enfouissait jusqu’aux yeux, d’où l’on sortait hérissé et suant, avec des brins qui vous étaient restés dans le cou, le dos, les jambes, et vous piquaient comme des épingles !…
On perdait ses livres dans la meule, son petit panier, son ceinturon, une galoche… Toutes les joies d’une fête, toutes les émotions d’un danger… Quelles minutes !
Quand il passe une voiture de foin, j’ôte mon chapeau et je la suis.