II - La famille

3142 Words
IILa familleDeux tantes du côté de ma mère, la tante Rosalie et la tatan Mariou. On appelle cette dernière tatan ; je ne sais pourquoi, parce qu’elle est plus caressante peut-être. Je vois toujours son grand rire blanc et doux dans son visage brun : elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme. Ma tante Rosalie, son aînée, est énorme, un peu voûtée ; elle a l’air d’un chantre ; elle ressemble au père Jauchard, le boulanger, qui entonne les vêpres le dimanche et qui commence les cantiques quand on fait le Chemin de la croix. Elle est l’homme dans son ménage ; son mari, mon oncle Jean, ne compte pas : il se contente de gratter une petite verrue qui joue le grain de beauté dans son visage fripé, tiré, ridé. – J’ai remarqué, depuis, que beaucoup de paysans ont de ces figures-là, rusées, vieillottes, pointues ; ils ont du sang de théâtre ou de cour qui s’est égaré un soir de fête ou de comédie dans la grange ou l’auberge, ils sentent le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les odeurs de l’étable à cochons et du f****r : ratatinés par leur origine, ils restent gringalets sous les grands soleils. Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier ! Un beau laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de barbe, mais des poils qui luisent sur son cou, un cou rond, gras, doré ; il a la peau couleur de paille, avec des yeux comme des bleuets et des lèvres comme des coquelicots ; il a toujours la chemise entrouverte, un gilet rayé jaune, et son grand chapeau à chenille tricolore ne le quitte jamais. J’ai vu comme cela des dieux des champs dans des paysages de peintres. Deux tantes du côté de mon père. Ma tante Mélie est muette, – avec cela bavarde, bavarde ! Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds ses nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase, interroge, répond ; elle vous harcèle de questions, elle demande des répliques ; ses prunelles se dilatent, s’éteignent ; ses joues se gonflent, se rentrent ; son nez saute ! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement, pensivement, follement ; il n’y a pas moyen de finir la conversation. Il faut y être avoir un signe pour chaque signe, un geste pour chaque geste, des reparties, du trait, regarder tantôt dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa pensée comme on peut par la tête ou par la queue, en un mot, se donner tout entier, tandis qu’avec les commères qui ont une langue, on ne fait que prêter l’oreille : rien n’est bavard comme un sourd-muet. Pauvre fille ! elle n’a pas trouvé à se marier. C’était certain, et elle vit avec peine du produit de son travail manuel ; non qu’elle manque de rien, à vrai dire, mais elle est coquette, la tante Amélie ! Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre ses yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a du goût : elle sait planter une rose au coin de son oreille morte, et trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à son corsage, près de son cœur qui veut parler… Grand-tante Agnès. On l’appelle la « béate ». Il y a tout un monde de vieilles filles qu’on appelle de ce nom-là. « M’man, qu’est-ce que ça veut dire, une béate ? » Ma mère cherche une définition et n’en trouve pas ; elle parle de consécration à la Vierge, de vœux d’innocence. « L’innocence. Ma grand-tante Agnès représente l’innocence ? C’est fait comme cela, l’innocence ! » Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux blancs ; je n’en sais rien, personne n’en sait rien, car elle a toujours un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas sur le crâne ; elle a, par exemple, la barbe grise, un bouquet de poils ici, une petite mèche qui frisotte par là, et de tous côtés des poireaux comme des groseilles, qui ont l’air de bouillir sur sa figure. Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut, à cause du serre-tête noir, une pomme de terre brûlée et, par le bas, une pomme de terre germée : j’en ai trouvé une gonflée, violette, l’autre matin, sous le fourneau, qui ressemblait à grand-tante Agnès comme deux gouttes d’eau. « Vœux d’innocence. » Ma mère fait si bien, s’explique si mal, que je commence à croire que c’est malpropre d’être béate, et qu’il leur manque quelque chose, ou qu’elles ont quelque chose de trop. Béate ? Elles sont quatre « béates » qui demeurent ensemble – pas toutes avec des poireaux couleur de feu sur une peau couleur de cendre, comme grand-tante Agnès, qui est coquette, mais toutes avec un brin de moustache ou un bout de favoris, une noix de côtelette, et l’inévitable serre-tête, l’emplâtre noir ! On m’y envoie de temps en temps. C’est au fond d’une rue déserte, où l’herbe pousse. Grand-tante Agnès est ma marraine, et elle adore son filleul. Elle veut me faire son héritier, me laisser ce qu’elle a, – pas son serre-tête, j’espère. Il paraît qu’elle garde quelques vieux sous dans un vieux bas, et quand on parle d’une voisine chez qui l’on a trouvé un sac d’écus dans le fond d’un pot à beurre, elle rit dans sa barbe. Je ne m’amuse pas fort chez elle, en attendant qu’on trouve son pot à beurre ! Il fait noir dans cette grande pièce, espèce de grenier soutenu par des poutres qui ont l’air en vieux bouchon, tant elles sont piquées et moisies ! La fenêtre donne sur une cour, d’où monte une odeur de boue cuite. Il n’y a que les rideaux de lit qui me plaisent, – ils suffisent à me distraire ; on y voit des bonshommes des chiens, des arbres, un cochon ; ils sont peints en violet sur l’étoffe, c’est le même sujet répété cent fois. Mais je m’amuse à les regarder de tous les côtés, et je vois surtout toutes sortes de choses dans les rideaux de ma grand-tante, quand je mets ma tête entre mes jambes pour les regarder. La chasse – c’est le sujet – me paraît de toutes les couleurs. Je crois bien ! Le sang me descend à la figure ; j’ai le cerveau comme un fond de barrique : c’est l’apoplexie ! Je suis forcé de retirer ma tête par les cheveux pour me relever, et de la replacer droit comme une bouteille en vidange. On fait des prières à tout bout de champ : Amen ! Amen ! avant la rave et après l’œuf. Les raves sont le fond du dîner qu’on m’offre quand je vais chez la béate ; on m’en donne une crue et une cuite. Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a sur la langue un goût de noisette et un froid de neige. Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au feu de la chaufferette que la tante tient toujours entre les jambes, et qui est le meuble indispensable des béates. – Huit jambes de béates : quatre chaufferettes – qui servent de boîte à fil en été, et dont elles tournent la braise avec leur clef en hiver. Il y a de temps en temps un œuf. On tire cet œuf d’un sac, comme un numéro de loterie et on le met à la coque, le malheureux ! C’est un véritable crime, un coquicide, car il y a toujours un petit poulet dedans. Je mange ce fœtus avec reconnaissance, car on m’a dit que tout le monde n’en mange pas, que j’ai le bénéfice d’une rareté, mais sans entrain, car je n’aime pas l’a*****n en mouillettes et le poulet à la petite cuiller. En hiver, les béates travaillent à la boule : elles plantent une chandelle entre quatre globes pleins d’eau, ce qui donne une lueur blanche, courte et dure, avec des reflets d’or. En été, elles portent leurs chaises dans la rue sur le pas de la porte, et les carreaux vont leur train. Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses épingles à tête de perle, avec les fils qui semblent des traînées de bave d’argent sur un bouquet, avec ses airs de corsage riche, ses fuseaux bavards, le carreau est un petit monde de vie et de gaieté. Il faut l’entendre babiller sur les genoux des dentellières, dans les rues de béates, les jours chauds, au seuil des maisons muettes. Un tapage de ruche ou de ruisseau, dès qu’elles sont seulement cinq ou six à travailler, – puis quand midi sonne, le silence !… Les doigts s’arrêtent, les lèvres bougent, on dit la courte prière de l’Angelus. Quand celle qui la dit a fini, tous répondent mélancoliquement : Amen ! et les carreaux se remettent à bavarder… Mon oncle Joseph, mon tonton comme je dis, est un paysan qui s’est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme un bœuf ; il ressemble à un joueur d’orgue ; la peau brune, de grands yeux, une bouche large, de belles dents ; la barbe très noire, un buisson de cheveux, un cou de matelot, des mains énormes toutes couvertes de verrues, – ces fameuses verrues qu’il gratte pendant la prière ! Il est compagnon du devoir, il a une grande canne avec de longs rubans, et il m’emmène quelquefois chez la Mère des menuisiers. On boit, on chante, on fait des tours de force ; il me prend par la ceinture, me jette en l’air, me rattrape et me jette encore. J’ai plaisir et peur ! puis je grimpe sur les genoux des compagnons ; je touche à leurs mètres et à leurs compas, je goûte au vin qui me fait mal, je me cogne au chef-d’œuvre, je renverse des planches, et m’éborgne à leurs grands faux-cols, je m’égratigne à leurs pendants d’oreilles. Ils ont des pendants d’oreilles. « Jacques, est-ce que tu t’amuses mieux avec ces messieurs de la bachellerie » qu’avec nous ? – Oh ! mais non ! » Il appelle « messieurs de la bachellerie » les instituteurs, professeurs, maîtres de latinage ou de dessin, qui viennent quelquefois à la maison et qui parlent du collège, tout le temps ; ce jour-là, on m’ordonne majestueusement de rester tranquille, on me défend de mettre mes coudes sur la table, je ne dois pas remuer les jambes, et je mange le gras de ceux qui ne l’aiment pas ! Je m’ennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachellerie, et je suis si heureux avec les menuisiers ! Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne s’endort jamais sans m’avoir conté des histoires – il en sait tout plein, – puis il bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le matin, il m’apprend à donner des coups de poing, et il se fait tout petit pour me présenter sa grosse poitrine à frapper ; j’essaye aussi le coup de pied, et je tombe presque toujours. Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait. Il part le matin et revient le soir. Comme j’attends après lui ! Je compte les heures quand il est sur le point de rentrer. Il m’emporte dans ses bras après la soupe, et il m’emmène jusqu’à ce qu’on se couche, dans son petit atelier, qu’il a en bas, où il travaille à son compte, le soir, en chantant des chansons qui m’amusent, et en me jetant tous les copeaux par la figure ; c’est moi qui mouche la chandelle, et il me laisse mettre les doigts dans son vernis. Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec lui, les mains dans les poches, l’épaule contre la porte. Ils me font des amitiés, et mon oncle est tout fier : « Il en sait déjà long, le gaillard ! – Jacques, dis-nous ta fable ! » Un jour, l’oncle Joseph partit. Ce fut une triste histoire ! Mme Garnier, la veuve de l’ivrogne qui s’est noyé dans sa cuve, avait une nièce qu’elle fit venir de Bordeaux, lors de la catastrophe. Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs, tout noirs, et qui brûlent ; elle les fait aller comme je fais aller dans l’étude un miroir cassé, pour jeter des éclairs ; ils roulent dans les coins, remontent au ciel et vous prennent avec eux. Il paraît que j’en tombai amoureux fou. Je dis « il paraît », car je ne me souviens que d’une scène de passion, d’épouvantable jalousie. Et contre qui ? Contre l’oncle Joseph lui-même, qui avait, fait la cour à Mlle Célina Garnier, s’y était pris, je ne sais comment, mais avait fini par la demander en mariage : et l’épouser. L’aimait-elle ? Je ne puis aujourd’hui répondre à cette question, aujourd’hui que la raison est revenue, que le temps a versé sa neige sur ces émotions profondes. Mais alors, – au moment où Mlle Célina se maria, j’étais aveuglé par la passion. Elle allait être la femme d’un autre ! Elle me refusait, moisi pur. Je ne savais pas encore la différence qu’il y avait entre une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants naissaient sous les choux. Quand j’étais dans un potager, il m’arrivait de regarder ; je me promenais dans les légumes, avec l’idée que moi aussi je pouvais être père… Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me tapotait les joues et me parlait en bordelais. Quand elle me regardait d’une certaine façon, le cœur me tournait, comme le jour où, sur le Breuil, j’étais monté dans une balançoire de foire. J’étais déjà grand : dix ans. C’est ce que je lui disais : « N’épouse pas mon oncle Joseph ! Dans quelque temps, je serai un homme : attends-moi, jure-moi que tu m’attendras ! C’est pour de rire, n’est-ce pas, la noce d’aujourd’hui ? Ce n’était pas pour de rire, du tout ; ils étaient mariés bel et bien, et ils s’en allèrent tous les deux. Je les vis disparaître. Ma jalousie veillait. J’entendis tourner la clef. Elle me tordit le cœur, cette clef ! J’écoutai, je fis le guet. Rien ! rien ! Je sentis que j’étais perdu. Je rentrai dans la salle du festin, et je bus pour oublier. Je n’osai plus regarder l’oncle Joseph en face depuis ce temps-là. Cependant quand il vint nous voir, la veille de son départ pour Bordeaux, il ne fit aucune allusion à notre rivalité et me dit adieu avec la tendresse de l’oncle, et non la rancune du mari ! Il y a aussi ma cousine Apollonie ; on l’appelle la Polonie. C’est comme ça qu’ils ont baptisé leur fille, ces paysans ! Chère cousine ! grande et lente, avec des yeux bleu de pervenche, de longs cheveux châtains, des épaules de neige ; un cou frais, que coupe de sa noirceur luisante un velours tenant une croix d’or ; le sourire tendre et la voix traînante, devenant rose dès qu’elle rit, rouge dès qu’on la fixe. Je la dévore des yeux quand elle s’habille, – je ne sais pas pourquoi, – je me sens tout chose en la regardant retenir avec ses dents et relever sur son épaule ronde sa chemise qui dégringole, les jours où elle couche dans notre petite chambre, pour être au marché la première, avec ses blocs de beurre fermes et blancs comme les moules de chair qu’elle a sur sa poitrine. On s’arrache le beurre de la Polonie. Elle vient quelquefois m’agacer le cou, me menacer les côtes, de ses doigts longs. Elle rit, me caresse et m’embrasse ; je la serre en me défendant, et je l’ai mordue une fois ; je ne voulais pas la mordre, mais je ne pouvais pas m’empêcher de serrer les dents, comme sa chair avait une odeur de framboise… Elle m’a crié : Petit méchant ! en me donnant une tape sur la joue, un peu fort ; j’ai cru que j’allais m’évanouir et j’ai soupiré en lui répondant ; je me sentais la poitrine serrée et l’œil plus doux. Elle m’a quitté pour se rejeter dans son lit, en me disant qu’elle avait attrapé froid. Elle ressemble par derrière au poulain blanc que monte le petit du préfet. J’ai pensé à elle tout le temps, en faisant mes thèmes. Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle garde la maison au village, puis elle arrive tout d’un coup, un matin, comme une bouffée. « C’est moi, dit-elle, je viens te chercher pour t’emmener chez nous ! Si tu veux venir ! » Elle m’embrasse ! Je frotte mon museau contre ses joues roses, et je le plonge dans son cou blanc, je le laisse traîner sur sa gorge veinée de bleu ! Toujours cette odeur de framboise. Elle me renvoie, et je cours ramasser mes hardes et changer de chemise. Je mets une cravate verte et je vole à ma mère de la pommade pour sentir bon, moi aussi, et pour qu’elle mette sa tête sur mes cheveux ! Mon paquet est fait, je suis graissé et cravaté ; mais je me trouve tout laid en me regardant dans le miroir, et je m’ébouriffe de nouveau ! Je tasse ma cravate au fond de ma poche, et, le col ouvert, la casquette tombante, je cours avoir un b****r encore. Ça me chatouillait ; je ne lui disais pas. Le garçon d’écurie a donné une tape sur la croupe du cheval, un cheval jaune, avec des touffes de poils près du sabot ; c’est celui de ma tatan Mariou, qu’on enfourche, quand il y a trop de beurre à porter, ou de fromages bleus à vendre. La bête va l’amble ta ta ta, ta ta ta ! toute raide ; on dirait que son cou va se casser, et sa crinière couleur de mousse roule sur ses gros yeux qui ressemblent à des cœurs de moutons. La tante ou la cousine montent dessus comme des hommes ; les mollets de ma tante sont maigres comme des fuseaux noirs, ceux de ma cousine paraissent gras et doux dans les bas de laine blanche. Hue donc ! Ho, ho ! C’est Jean qui tire et fait virer le cheval ; il a eu son picotin d’avoine et il hennit en retroussant ses lèvres et montrant ses dents jaunes. Le voilà sellé. « Passez-moi Jacquinou », dit la Polonie, qui est parvenue à abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine et s’est installée à pleine chair sur le cuir luisant de la selle. Elle m’aide à m’asseoir sur la croupe. J’y suis ! Mais on s’aperçoit que j’ai oublié mes habits roulés dans un torchon, sur la table d’auberge pleine de ronds de vin cernés par les mouches. On les apporte. « Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras autour de ma taille, serre-moi bien. » Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs ; mais je m’aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu’on nous fait réciter est vrai. Dieu fait bien ce qu’il fait. Ma mère en me fouettant m’a durci et tanné la peau. « Serre, je te dis ! Serre-moi plus fort ! » Et je la serre sous son fichu peint semé de petites fleurs comme des hannetons d’or, je sens la tiédeur de sa peau, je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair se raffermit sous mes doigts qui s’appuient, et tout à l’heure, quand elle m’a regardé en tournant la tête, les lèvres ouvertes et le cou rengorgé, le sang m’est monté au crâne, a grillé mes cheveux. J’ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C’est par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas. J’étais tout fier. Je me figurais qu’on me regardait, et je faisais celui qui sait monter : je me retournais sur la croupe en m’appuyant du plat de la main, je donnais des coups de talons dans les cuisses et je disais hue ! comme un maquignon. Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier bourrelier. Nous sommes à Expailly ! Plus de maisons ! excepté dans les champs quelques-unes ; des fleurs qui grimpent contre les murs, comme des boutons de rose le long d’une robe blanche ; un coteau de vignes et la rivière au bas, – qui s’étire comme un serpent sous les arbres, bornée d’une b***e de sable jaune plus fin que de la crème, et piqué de cailloux qui flambent comme des diamants. Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine noire, verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les nuages traînent en flocons de soie ; un oiseau, quelque aigle sans doute, avait donné un grand coup d’aile et il pendait dans l’air comme un boulet au bout du fil. Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière frissonnante, l’air tiède et le grand aigle… J’avais oublié que j’étais le cœur battant contre le dos de la Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à rien, et je ne me souviens avoir entendu que le pas du cheval et le beuglement d’une vache…
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