CCIVe nuit
Dans le temps que Schemselnihar charmait le prince de Perse en lui exprimant sa passion par des paroles qu’elle composait sur-le-champ, on entendit un grand bruit ; et aussitôt un esclave que le joaillier avait amené avec lui parut tout effrayé, et vint dire qu’on enfonçait la porte ; qu’il avait demandé qui c’était, mais qu’au lieu de répondre, on avait redoublé les coups. Le joaillier, alarmé, quitta Schemselnihar et le prince pour aller lui-même vérifier cette mauvaise nouvelle. Il était déjà dans la cour lorsqu’il entrevit dans l’obscurité une troupe de gens armés de haches et de sabres, qui avaient enfoncé la porte et venaient droit à lui. Il se rangea au plus vite contre un mur ; et, sans en être aperçu, il les vit passer au nombre de dix.
Comme il ne pouvait pas être d’un grand secours au prince de Perse et à Schemselnihar, il se contenta de les plaindre en lui-même, et prit le parti de la fuite. Il sortit de sa maison, et alla se réfugier chez un voisin qui n’était pas encore couché, ne doutant point que cette violence imprévue ne se fît par ordre du kalife, qui avait sans doute été averti du rendez-vous de sa favorite avec le prince de Perse. De la maison où il s’était sauvé, il entendait le grand bruit que l’on faisait dans la sienne ; et ce bruit dura jusqu’à minuit. Alors, comme il lui semblait que tout y était tranquille, il pria le voisin de lui prêter un sabre, et, muni de cette arme, il sortit, s’avança jusqu’à la porte de la maison, entra dans la cour, où il aperçut avec frayeur un homme qui lui demanda qui il était. Il reconnut à la voix que c’était son esclave : « Comment as-tu fait, lui dit-il, pour éviter d’être pris par le guet ? – Seigneur, lui répondit l’esclave, je me suis caché dans un coin de la cour, et j’en suis sorti dès que je n’ai plus entendu de bruit. Mais ce n’est point le guet qui a forcé votre maison ; ce sont des voleurs qui, ces jours passés, en ont pillé une dans ce quartier-ci. Il ne faut pas douter qu’ils n’aient remarqué la richesse des meubles que vous avez fait apporter ici, et qu’elle ne leur ait donné dans la vue. »
Le joaillier trouva la conjecture de son esclave assez probable. Il visita sa maison, et vit en effet que les voleurs avaient enlevé le bel ameublement de la chambre où il avait reçu Schemselnihar et son amant, qu’ils avaient emporté sa vaisselle d’or et d’argent, et enfin qu’ils n’y avaient pas laissé la moindre chose. Il en fut désolé : « Ô Ciel, s’écria-t-il, je suis perdu sans ressource ! Que diront mes amis, et quelle excuse leur apporterai-je, quand je leur dirai que des voleurs ont forcé ma maison et dérobé ce qu’ils m’avaient si généreusement prêté ? Ne faudra-t-il pas que je les dédommage de la perte que je leur ai causée ? D’ailleurs que sont devenus Schemselnihar et le prince de Perse ? Cette affaire fera un si grand éclat, qu’il est impossible qu’elle n’aille pas jusqu’aux oreilles du kalife : il apprendra cette entrevue, et je servirai de victime à sa colère. » L’esclave, qui lui était fort affectionné, tâcha de le consoler : « À l’égard de Schemselnihar, lui dit-il, les voleurs apparemment se seront contentés de la dépouiller, et vous devez croire qu’elle se sera retirée en son palais avec ses esclaves ; le prince de Perse aura eu le même sort : ainsi, vous pouvez espérer que le kalife ignorera toujours cette aventure. Pour ce qui est de la perte que vos amis ont faite, c’est un malheur que vous n’avez pu éviter. Ils savent bien que les voleurs sont en si grand nombre, qu’ils ont eu la hardiesse de piller non seulement la maison dont je vous ai parlé, mais même plusieurs autres des principaux seigneurs de la cour, et ils n’ignorent pas que malgré les ordres qui ont été donnés pour les prendre, on n’a pu encore se saisir d’aucun d’eux, quelque diligence qu’on ait faite. Vous en serez quitte en rendant à vos amis la valeur des choses qui ont été volées, et il vous restera encore, Dieu merci, assez de biens. »
En attendant que le jour parût, le joaillier fit raccommoder par son esclave, le mieux qu’il fut possible, la porte de la rue, qui avait été forcée ; après quoi il retourna dans sa maison ordinaire avec son esclave, en faisant de tristes réflexions sur ce qui était arrivé : « Ebn Thaher, dit-il en lui-même, a été bien plus sage que moi ; il avait prévu ce malheur où je me suis jeté en aveugle. Plût à Dieu que je ne me fusse jamais mêlé d’une intrigue qui me coûtera peut-être la vie ! »
À peine était-il jour, que le bruit de la maison pillée se répandit dans la ville, et attira chez lui une foule d’amis et de voisins, dont la plupart, sous prétexte de lui témoigner de la douleur de cet accident, étaient curieux d’en savoir le détail. Il ne laissa pas de les remercier de l’affection qu’ils lui marquaient. Il eut au moins la consolation de voir que personne ne lui parlait de Schemselnihar, ni du prince de Perse ; ce qui lui fit croire qu’ils étaient chez eux, ou qu’ils devaient être en quelque lieu de sûreté.
Quand le joaillier fut seul, ses gens lui servirent à manger ; mais il ne mangea presque pas. Il était environ midi lorsqu’un de ses esclaves vint lui dire qu’il y avait à la porte un homme qu’il ne connaissait pas, qui demandait à lui parler. Le joaillier, ne voulant pas recevoir un inconnu chez lui, se leva, et alla lui parler à la porte : « Quoique vous ne sachiez pas qui je suis, lui dit l’homme, je ne laisse pas de vous connaître, et je viens vous entretenir d’une affaire importante. » Le joaillier, à ces mots, le pria d’entrer : « Non, reprit l’inconnu, prenez plutôt la peine, s’il vous plaît, de venir avec moi jusqu’à votre autre maison. – Comment savez-vous, répliqua le joaillier, que j’ai une autre maison que celle-ci ? – Je le sais, repartit l’inconnu. Vous n’avez seulement qu’à me suivre, et ne craignez rien ; j’ai quelque chose à vous communiquer qui vous fera plaisir. » Le joaillier partit aussitôt avec lui ; et après lui avoir raconté en chemin de quelle manière la maison où ils allaient avait été volée, il lui dit qu’elle n’était pas dans un état à l’y recevoir.
Quand ils furent devant la maison, et que l’inconnu vit que la porte était à moitié brisée : « Passons outre, dit-il au joaillier ; je vois bien que vous m’avez dit la vérité. Je vais vous mener dans un lieu où nous serons plus commodément. » En disant cela, ils continuèrent de marcher, et marchèrent tout le reste du jour sans s’arrêter. Le joaillier, fatigué du chemin qu’il avait fait, chagrin de voir que la nuit s’approchait, et que l’inconnu marchait toujours sans lui dire où il prétendait le mener, commençait à perdre patience, lorsqu’ils arrivèrent à une place qui conduisait au Tigre. Dès qu’ils furent sur le bord du fleuve, ils s’embarquèrent dans un petit bateau et passèrent de l’autre côté. Alors l’inconnu mena le joaillier par une longue rue, où il n’était venu de sa vie ; et, après lui avoir fait traverser je ne sais combien de rues détournées, il s’arrêta à une porte, qu’il ouvrit. Il fit entrer le joaillier, referma et barra la porte d’une grosse barre de fer, et le conduisit dans une chambre où il y avait dix autres hommes, qui n’étaient pas moins inconnus au joaillier que celui qui l’avait amené.
Ces dix hommes reçurent le joaillier sans lui faire beaucoup de compliments. Ils lui dirent de s’asseoir ; ce qu’il fit. Il en avait grand besoin : car il n’était pas seulement hors d’haleine d’avoir marché si longtemps ; la frayeur dont il était saisi de se voir avec des gens si propres à lui en causer ne lui aurait pas permis de demeurer debout. Comme ils attendaient leur chef pour souper, d’abord qu’il fut arrivé, on servit. Ils se lavèrent les mains, obligèrent le joaillier à faire la même chose et à se mettre à table avec eux. Après le repas, ces hommes lui demandèrent s’il savait à qui il parlait. Il répondit que non, et qu’il ignorait même le quartier et le lieu où il était : « Racontez-nous votre aventure de cette nuit, lui dirent-ils, et ne nous déguisez rien. » Le joaillier, étonné de ce discours, leur répondit : « Messeigneurs, apparemment que vous en êtes déjà instruits ? – Cela est vrai, répliquèrent-ils ; le jeune homme et la jeune dame qui étaient chez vous hier au soir nous en ont parlé ; mais nous la voulons savoir de votre propre bouche. » Il n’en fallut pas davantage pour faire comprendre au joaillier qu’il parlait aux voleurs qui avaient forcé et pillé sa maison : « Messeigneurs, s’écria-t-il, je suis fort en peine de ce jeune homme et de cette jeune dame ; ne pourriez-vous pas m’en donner des nouvelles ?… »
Scheherazade en cet endroit s’interrompit pour avertir le sultan des Indes que le jour paraissait. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :