CCIXe nuit

1201 Words
CCIXe nuit Sire, la confidente ajouta à ce qu’elle venait de dire au joaillier, qu’il était bon qu’il allât trouver le prince de Perse, sans perdre de temps, et l’avertir de l’affaire, afin qu’il se tînt prêt à tout évènement, et qu’il fût fidèle dans la cause commune. Elle ne lui en dit pas davantage, et se retira brusquement, sans attendre sa réponse. Qu’aurait pu répondre le joaillier dans l’état où il se trouvait ? Il demeura immobile et comme étourdi du coup. Il vit bien néanmoins que l’affaire pressait : il se fit violence et alla trouver le prince de Perse à l’instant même. En l’abordant d’un air qui marquait déjà la méchante nouvelle qu’il venait lui annoncer : « Prince, dit-il, armez-vous de patience, de constance et de courage ; et préparez-vous à l’assaut le plus terrible que vous ayez eu à soutenir de votre vie. » « Dites-moi en deux mots ce qu’il y a, reprit le prince, et ne me faites pas languir ; je suis prêt à mourir s’il en est besoin. » Le joaillier lui raconta ce qu’il venait d’apprendre de la confidente. « Vous voyez bien, continua-t-il, que votre perte est assurée. Levez-vous, sauvez-vous promptement : le temps est précieux. Vous ne devez pas vous exposer à la colère du kalife, encore moins à rien avouer au milieu des tourments. » Peu s’en fallut qu’en ce moment le prince n’expirât d’affliction, de douleur et de frayeur. Il se recueillit, et demanda au joaillier quelle résolution il lui conseillait de prendre dans une conjoncture où il n’y avait pas un moment dont il ne dût profiter : « Il n’y en a pas d’autre, repartit le joaillier, que de monter à cheval au plus tôt, et de prendre le chemin d’Anbar pour y arriver demain avant le jour. Prenez de vos gens ce que vous jugerez à propos, avec de bons chevaux, et souffrez que je me sauve avec vous. » Le prince de Perse, qui ne vit pas d’autre parti à prendre, donna ordre aux préparatifs les moins embarrassants, prit de l’argent et des pierreries ; et après avoir pris congé de sa mère, il partit, s’éloigna de Bagdad en diligence, avec le joaillier et les gens qu’il avait choisis. Ils marchèrent le reste du jour et toute la nuit sans s’arrêter en aucun lieu, jusqu’à deux ou trois heures avant le jour du lendemain, que, fatigués d’une si longue traite, et leurs chevaux n’en pouvant plus, ils mirent pied à terre pour se reposer. Ils n’avaient presque pas eu le temps de respirer, qu’ils se virent assaillis tout à coup par une grosse troupe de voleurs. Ils se défendirent quelque temps très courageusement ; mais les gens du prince furent tués. Cela obligea le prince et le joaillier à mettre les armes bas, et à s’abandonner à leur discrétion. Les voleurs leur donnèrent la vie ; mais après qu’ils se furent saisis des chevaux et du bagage, ils les dépouillèrent, et, se retirant avec leur butin, ils les laissèrent au même endroit. Lorsque les voleurs furent éloignés : « Eh bien ! dit le prince désolé au joaillier, que dites-vous de notre aventure et de l’état où nous voilà ? Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse demeuré à Bagdad, que j’y eusse attendu la mort, de quelque manière que je dusse la recevoir ? » « Prince, reprit le joaillier, c’est un décret de la volonté de Dieu : il lui plaît de nous éprouver par afflictions sur afflictions : c’est à nous de n’en point murmurer, et de recevoir ces disgrâces de sa main avec une entière soumission. Ne nous arrêtons pas ici davantage ; cherchons quelque lieu de retraite, où l’on veuille bien nous secourir dans notre malheur. » « Laissez-moi mourir, lui dit le prince de Perse : il n’importe pas que je meure ici ou ailleurs : peut-être même qu’au moment où nous parlons, Schemselnihar n’est plus, et je ne dois plus chercher à vivre après elle. » Le joaillier le persuada enfin, à force de prières. Ils marchèrent quelque temps, et ils rencontrèrent une mosquée qui était ouverte, où ils entrèrent et passèrent le reste de la nuit. À la pointe du jour, un homme seul arriva dans cette mosquée. Il y fit sa prière ; et quand il eut achevé, il aperçut en se retournant le prince de Perse et le joaillier qui étaient assis dans un coin. Il s’approcha d’eux en les saluant avec beaucoup de civilité : « Autant que je puis le connaître, leur dit-il, il me semble que vous êtes étrangers. » Le joaillier prit la parole : « Vous ne vous trompez pas, répondit-il : nous avons été volés cette nuit en venant de Bagdad comme vous le pouvez voir à l’état où nous sommes, et nous avons besoin de secours ; mais nous ne savons à qui nous adresser : – Si vous voulez prendre la peine de venir chez moi, repartit l’homme, je vous donnerai volontiers l’assistance que je pourrai. » À cette offre obligeante, le joaillier se tourna du côté du prince de Perse, et lui dit à l’oreille : « Cet homme, prince, comme vous le voyez, ne nous connaît pas, et nous avons à craindre que quelque autre ne vienne et ne nous connaisse. Nous ne devons pas, ce me semble, refuser la grâce qu’il veut bien nous faire. – Vous êtes le maître, reprit le prince, et je consens à tout ce que vous voudrez. » L’homme, qui vit que le joaillier et le prince de Perse consultaient ensemble, s’imagina qu’ils faisaient difficulté d’accepter la proposition qu’il leur avait faite. Il leur demanda quelle était leur résolution : « Nous sommes prêts à vous suivre, répondit le joaillier ; ce qui nous fait de la peine, c’est que nous sommes nus, et que nous avons honte de paraître en cet état. » Par bonheur, l’homme eut à leur donner à chacun assez de quoi se couvrir pour les conduire jusque chez lui. Ils n’y furent pas plutôt arrivés que leur hôte leur fit apporter à chacun un habit assez propre ; et comme il ne douta pas qu’ils n’eussent grand besoin de manger, et qu’ils seraient bien aises d’être seuls, il leur fit porter plusieurs plats par une esclave. Mais ils ne mangèrent presque pas, surtout le prince de Perse, qui était dans une langueur et dans un abattement qui firent tout craindre au joaillier pour sa vie. Leur hôte les vit à diverses fois pendant le jour ; et sur le soir, comme il savait qu’ils avaient besoin de repos, il les quitta de bonne heure. Mais le joaillier fut bientôt obligé de l’appeler pour assister à la mort du prince de Perse. Il s’aperçut que ce prince avait la respiration forte et véhémente ; et cela lui fit comprendre qu’il n’avait plus que peu de moments à vivre. Il s’approcha de lui, et le prince lui dit : « C’en est fait, comme vous le voyez, et je suis bien aise que vous soyez témoin du dernier soupir de ma vie. Je la perds avec bien de la satisfaction, et je ne vous en dis pas la raison, vous la savez. Tout le regret que j’ai, c’est de ne pas mourir dans les bras de ma chère mère, qui m’a toujours aimé tendrement, et pour qui j’ai toujours eu le respect que je devais. Elle aura bien de la douleur de n’avoir pas eu la triste consolation de me fermer les yeux, et de m’ensevelir de ses propres mains ! Témoignez-lui bien la peine que j’en souffre, et priez-la de ma part de faire transporter mon corps à Bagdad, afin qu’elle arrose mon tombeau de ses larmes et qu’elle m’y assiste de ses prières. » Il n’oublia pas l’hôte de la maison ; il le remercia de l’accueil généreux qu’il lui avait fait ; et après lui avoir demandé en grâce de vouloir bien que son corps demeurât en dépôt chez lui jusqu’à ce qu’on vînt l’enlever, il expira… Scheherazade en était à cet endroit, lorsqu’elle s’aperçut que le jour paraissait. La nuit suivante, reprenant son récit, elle dit au sultan des Indes :
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